Colloque 99, Frontières de la fiction : commentaire
Le message suivant a été posté par le visiteur Pierre Campion le 17 Janvier 2000 à 00:32:28: en réponse à D'une crise dans la représentation posté par Luc Vigier le 08 Janvier 2000 à 05:55:57: |
Merci d'avoir répondu avec précision et avec force à mon commentaire de votre communication.
La question que je posais sur la possibilité d'une « critique de la raison poétique » excède évidemment les limites de la discussion en colloque, fût-il sur le Web...
Je ne connais pas bien Aragon. Mais, concernant le problème qui nous occupe, votre texte et la réponse que vous apportez ici décrivent une problématique singulièrement intéressante. Filons la métaphore de la frontière dans la direction que vous indiquez. On dirait que la fiction est la patrie obligée d'Aragon, qu'il est comme quelqu'un qui n'a jamais connu la réalité, qui éprouve la satisfaction (presque) totale de vivre dans un pays-univers, uniquement connu et pratiqué, et consubstantiel à lui-même. Ne faisons pas de freudisme, l'évidence se suffit à elle-même : enfant sans père, doté d'un nom, d'un « parrain », d'une « mère » et d'une « soeur » on ne peut plus fictifs, il « n'a jamais appris à écrire » : il a toujours écrit. Ce n'est pas qu'il ne recherche pas une patrie réelle et choisie : à un moment, il croit même l'avoir trouvée dans les citadelles de plus en plus assiégées de l'URSS et de la classe ouvrière, au-delà des frontières de guerre qui enclosent ces pays et qui déterminent des lieux et une classe d'humanité qui réaliseraient l'utopie. En somme, Aragon serait peut-être le poète qui pourrait le moins se placer en imagination au point de vue que la réalité aurait sur elle-même et sur nous si elle pouvait en avoir un, qui pouvait le moins prendre le parti des choses et faire quelque chose comme ce que firent Flaubert et Ponge (« Le monde muet est notre seule patrie »), chacun à sa manière, à savoir rapporter des nouvelles, des émotions et une parole du pays méconnu de la réalité. Aragon : peut-être une imagination si prégnante qu'elle ne saurait envisager la réalité immédiate comme quelque chose qui peut et qui doit être imaginé.
Puisque vous parlez de Nerval : son pays natal est certainement imbu de fiction, de mythologies, d'histoires et il n'y a plus de mère. Mais la mère est enterrée au-delà d'une frontière réelle, qu'il passe réellement : l'Allemagne et l'Orient revêtent une existence objective et éprouvée, il est dans la réalité extérieure comme chez lui. Pour quelqu'un qui écrit : « Le Rêve est une seconde vie », il y a équivalence en réalité des deux vies, et l'état de veille est bien la première des deux vies. Le principe de réalité agit puissamment et constamment, et le sens de la frontière, entre les lieux et en leur sein, entre le rêve et la réalité, est si nécessaire que sa perte signifie l'implosion de la personne. Tandis que, comme vous l'écrivez, « la folie aragonienne ne semble pas mettre l'esprit en péril ». Pierre Campion