Colloque 99, Frontières de la fiction : commentaire
Le message suivant a été posté par le visiteur Luc Vigier le 08 Janvier 2000 à 05:55:57: en réponse à La réalité sur sa frontière posté par Pierre Campion le 06 Janvier 2000 à 02:04:21: |
Merci de votre lecture si attentive aux conflits territoriaux bi-polaires que j'évoque dans "Aragon, Alice et la traversée des glaces" et aux problématiques sous-jacentes qu'ils impliquent. Je vais tenter d'apporter des éléments de réponse, tout d'abord à propos de La Mise à mort en précisant que le couple réalité/fiction est l'une des cibles du roman. J'esquisserai ensuite, en rejoignant peut-être certaines de vos analyses sur "le problème de la réalité" chez Nerval une réplique bien modeste aux questions philosophiques ( mais/et éminemment littéraires) que vous proposez, à l'échelle de la réflexion globale du colloque, au sujet du statut de la réalité en tant qu'objet de pensée lorsqu'on la considère dans ses rapports avec la fiction.
La bascule du regard ou de la perspective que vous suggérez dans l'approche des questions théoriques sur les rapports d'opposition de la "réalité" et de la "fiction" me semble d'autant plus légitime qu'elle correspond à la dynamique et aux inversions de perspectives présentes dans La Mise à mort. Le déplacement du questionnement théorique que vous indiquez et qui dépasse il me semble l'enjeu de l'article lui-même, apparaît dans ce roman à travers la mise à mort de la convention. Dans le cadre résolument fictionnel des premiers chapitres et depuis "l'espace" arbitraire du roman, la convention de la réalité et de son reflet se trouvent en effet immédiatement mis à mal par le premier chapitre, inspiré des modèles optiques d'Hoffmann et de Gautier où le reflet, disparaissant du miroir, renvoie au sujet l'image de sa solitude: le reflet disparaît en tant que certitude, justement, et confirmation de la présence du sujet au monde. Si l'on considère le miroir comme emblème ou blason de la fiction, celle-ci doit être comprise comme cadre vide ou refusé. Il n'est remplacé par rien d'autre si ce n'est le chant de Fougère qui, à son tour, efface le sujet:
"Tout à coup, c'est fini. Ta voix. Le chant qui entre dans les choses, et me relègue au loin, m'efface. Voilà que je me suis mis à voir le monde objectivement. J'imagine que quelque chose de ce genre s'est produit, quand pour la première fois les peintres ont accepté les lois de la perspective qui ont régné sur eux six ou sept siècles, sans être objet de révision. On venait d'adopter une langue, on ne concevait désormais rien comme avant: cela n'était plus le hasard de voir qui est moi, toute représentation du monde avait désormais avec la représentation peinte de la réalité ce rapport de convention, cet admirable rapport de convention." (La Mise à mort, Folio, p.18)
Cette évocation de l'acceptation (de principe) par Aragon des orientations esthétiques et éthiques du réalisme socialiste dans les années 1930, cette description analogique du passage de l'individualisme à la perception "objective" et collective des choses font bien parties du passé, du souvenir, du révolu: le roman ne va cesser de briser les conventions établies, dépassant également les brisures elles-mêmes, courant non vers le roman de l'absurde mais vers le mouvement perpétuel de la parole. Une telle démarche vaut surtout pour la force dynamique qui l'anime et la soudaineté du voyage. C'est pourquoi le regard, conservant les repères bi-polaires conventionnels, fortement politisés, se déplace constamment ( atteignant parfois des points de rupture, de vertige, de perdition voire de panique) d'un point à un autre, introduisant ainsi le questionnement de la fiction par la réalité, celui de la réalité (géographique, historique, autobiographique) par la fiction ainsi que celui de la frontière elle-même, comme vous le dites si bien, "ami et/ou ennemi, entité territoriale...", qui se résout parfois (et ce phénomène sera encore plus visible dans les années 67-70 chez Aragon) en figures de la déchirure, de la béance et du trou.
Si l'on pose donc la question des "frontières de la fiction" chez Aragon, et dans La Mise à mort, ce ne peut être que de l'intérieur de la fiction où règne "le démon de l'analogie", la tyrannie et la beauté des correspondances, reléguant la réalité aux dépassements critiques qu'elle implique, autorisant toutes les superpositions de part et d'autre d'une "ligne" de séparation (géographique, linguistique, politique, amoureuse, culturelle, temporelle...) chargée de maintenir l'idée même du franchissement. Ici, la "réalité" est pensée comme l'objet transposable par excellence, et le questionnement prolongé d'Aragon ( de 1965 à 1970 dans le roman, mais dès Le Roman inachevé dans la poésie) sur la transposition des éléments autobiographiques (accrochés ou non à l'Histoire) atteste d'un travail intense sur le statut de la réalité au sein du dire que rend plus complexe encore la volonté de changer de point de vue sur un même élément pour le mettre à l'épreuve du changement de perspective. Les recherches menées par Suzanne Ravis sur Le Monde Réel soulignent la particularité du travail d'insertion des documents historiques ou politiques qu'effectue Aragon (notamment dans le traitement du temps romanesque), par exemple dans Les Cloches de Bâle, et la subtile torsion que le narrateur impose à ses "collages" ou inserts de la réalité. Pour Aragon, évidemment, un autre écueil nous attend: celui du choix de l'adjectif "réel", qui s'oppose, à l'époque de la définition du cycle ( 1936, postface aux Beaux Quartiers) au "monde de nuées" que l'auteur veut laisser derrière lui. Si la "volonté de roman" s'articule désormais avec la volonté de prendre le "réel" pour objet, c'est-à-dire également la réalité idéologique, la réalité des consciences qu'anime un même discours idéologique, le terme de réalité dans le sens de "réalité matérielle" ne convient sans doute plus et l'on s'interrogerait aussi longtemps sur le sens exact qu'Aragon donne au "réalisme socialiste". "Monde réel" contre "oeuvre des nuées" (métaphore très fréquente dans les années 30-50 chez Aragon pour désigner ses écrits surréalistes) voilà qui accrédite certes d'idée d'une opposition (c'est ce qui fut perçu à l'époque), d'un renoncement, d'une dévalorisation de la folie des écritures automatiques, des poèmes énigmatiques et de toutes les explosions imaginaires stigmatisant tantôt joyeusement, tantôt tragiquement de véritable crises de la pensée. Mais, à penser un monde contre l'autre, la relation d'équivalence (au-delà de celle de substitution) s'établit elle aussi avec force. La particularité de La Mise à mort est de projeter sur cette séparation (encore une) entre Le Monde Réel (1934-1951) et les écrits de la période surréaliste (1917-1932) toute l'ambiguïté du songe ou du délire de la mémoire, par quoi Aragon revient aux "filtres" surréalistes qui instituaient comme réalités les éléments de toute perception affranchie des censures de la raison. L'utilisation du "songe" comme moyen romanesque d'accéder à d'autres réalités se lit avec force bien avant: dans Aurélien (1944) avec le fameux fantasme de la noyée de la Seine (voir aussi Julien Green), tout comme certaines songeries intertextuelles (Racine). Le franchissement des frontières de la réalité brute a également lieu dans La Semaine Sainte (1958) grâce au la fiction du regard d'un peintre mais aussi à travers certains délires kaléidoscopiques des approches de la mort. La conception de la réalité comme "ce qui existe en fait, indépendamment des idées et des signes" (Grand Larousse de la Langue Française) existe bien chez Aragon, comme on a pu le lire dans ce passage de La Mise à mort où le sujet se met à voir le monde "objectivement", sans intervention de ses idées, au prix donc de son effacement en tant que sujet. Le personnage explique un peu plus loin qu'il découvre que les yeux fermés, la réalité ne cesse pas d'exister. Le rejet du esse est percipi, pourtant ne "tient" guère dans Aurélien (qui fait pourtant partie du Monde Réel) et la réapparition dans les derniers romans des circonvolutions énonciatives du "JE" confirme la conception évolutive de la réalité chez Aragon. La transcription des événements de guerre chez lui en est un bon exemple et, parmi eux, l'épisode de Dunkerque, toujours vu à travers les représentations de l'Enfer et mis en concurrence avec elles. Ainsi, à propos du bombardement des troupes françaises et anglaises sur les plages de Dunkerque, Aragon pourra-t-il écrire, évoquant Le Triomphe de la mort de Breughel: "Et cette image qu'il nous a laissée, je jure Dieu qu'elle est la photographie de Dunkerque, ce qu'en auraient pu enregistrer les petits appareils de poches des gens qui y étaient..." (Livre de Poche, tome IV, p. 356) Ces réalités-là, ces "images", qui concernent pourtant cette part du témoin dans l'auteur, sont bien celles qui sont données pour la réalité. Mais, à la différence de la "crise" que vous signalez chez Nerval, notamment à propos de son rapport à la réalité (Nerval, une crise dans la pensée, "Le problème de la réalité", p.23-40), la folie aragonienne ne semble pas mettre l'esprit en péril. La vision de la réalité vaut, au-delà de toute dévalorisation schématique, le réel et se conçoit comme mode opératoire de la pensée du réel. La notion même de "frontière" de la réalité, exigée par l'incomplétude du simple compte-rendu de son existence en dehors des idées et des signes, peut donc se concevoir non en tant que telle mais à travers la frontière de ses représentations possibles.
Quant à votre belle question sur les éléments d'une "critique de la raison poétique", je vais y réfléchir...Ce n'est pas un petit problème...