Colloque 99, Frontières de la fiction : commentaire
Le message suivant a été posté par le visiteur Marie-Laure Ryan le 14 Janvier 2000 à 11:09:56: en réponse à Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? posté par Cécile De Bary le 12 Janvier 2000 à 10:27:49: |
Cecile, permettez moi d'abord de vous dire tout l'interet que j'ai pris moi-meme a votre communication et a votre analogie entre le trompe-l'oeil et la fiction. Je me suis moi-meme souvent demandee quel serait l'analogue de la fictionnalite dans les arts visuels. Walton declare que toute peinture est fictionnelle, et Searle pense que la fictionnalite pictorielles concerne les images de creatures imaginaires. Votre intrepretation, en mettant l'accent sur la qualite illusioniste de l'image, s'accorde parfaitement avec l'une des definitions possibles que je propose dans mon essai, a savoir, que l'essence de la fiction est de « passer ludiquement pour ce qu'elle n'est pas. » (Ceci n'est pas un mur mais un jardin; ceci n'est pas l'invention d'un romancier mais un rapport de faits). Ce que Walton ne voit pas, a mon avis, c'est qu'il y a des peintures qui passent pour « le signe » d'un objet, et d'autres qui passent pour cet objet lui-meme; ce sont les secondes, non les premieres, qui peuvent etre comparees a la fiction. Dans cette perspective c'est avec la decouverte de la perspective que la fictionnalite pictorielle se serait developpee. Vous soulignez d'autre part tres justement que le trompe-l'oeil ne trompe pas vraiment; c'est comme vous le dite une « credulite consciemment cultivee, « ou comme le dirait Perec une « feinte d'illusion, » parce qu'il y a en general un paratexte (le titre « roman, » la maison visible dont fait partie le mur peint en trompe l'oeil) qui detruit l'illusion. Quand le « paratexte » est ecamote, le trompe-l'oeil et la fiction peuvent tromper pour un moment (c'est le cas du roman « Marbot » que je mentionne dans mon essai; et cela pourrait etre le cas si on apercevait un mur peint en trompe-l'oeil par une fenetre, sans voir le reste de la maison). En resume, il me semble que la formule de Coleridge, « suspension d'incredulite, » decrit parfaitement cette dialectique de l'illusion/lucidite, meme si, comme l'a montre Antoine Compagnon, l'application de la formule au cas de l'effet de reel ignore totalement l'esthetique du poete.
J'en viens maintenant a vos remarques sur le verbe « croire. » En effet mon usage du terme ne tient pas lieu de la distinction entre « croire » et « savoir. » Pour etre plus precise, au lieu d'ecrire que le texte de non-fiction est « a croire, » peut-etre devrais-je ecrire qu'il est offert comme « materiel pour fabriquer du savoir. » Mais il y a un sens de croire qui ne s'oppose pas strictement a savoir, comme par exemple quand on dit « je vous crois, » ce qui signifie « j'accepte ce que vous me dites comme part de mon savoir. » Cela dit vous avez parfaitement raison de comparer la fiction a l'attitude des parents qui font semblant de croire au Pere Noel; a mon avis, les parents vivent dans le fiction, mais les enfants dans le referentiel. (Cela me rappelle les paroles d'une chanson de Georges Brassens, qui parodie Pascal: « Faites semblant de croire, et bientot vous croirez. »)
En ce qui concerne Freud, je fais une distinction entre lire son oeuvre comme un mythe et la lire comme un roman-une distinction que ma tournure de phrase ne rend malheureusement pas evidente. Quand j'ecris que la theorie freudienne semble en passe de perdre le statut de discours scientifique (pour autant qu'elle l'ait jamais eu), je pense evidemment a l'actuelle perte de vitesse, voire la quasi disparition, de l'analyse freudienne en psychanalyse. (Un discours scientifique doit etre verifiable ou falsifiable; dans le cas du discours psychanalytique la valeur therapeutique tient lieu de verification experimentale.) Dans les domaines litteraire et philosophique, par contre, Freud n'a rien perdu de son prestige. Pour bien des auteurs la question de la verite de ses theories n'entre plus en jeu; ses ecrits ont acquis un status « fondationnel » qui les rapproche du mythe. Le mythe, pour moi, n'est pas le faux, comme le veut l'usage populaire, mais un discours auquel est attribue une verite absolue, incontestable, verite qui derive de l'autorite de sa source d'enonciation. Le mythe, dans le sens religieux du terme, est donc un discours performatif qui fait etre ce dont il parle, non pas dans un monde possible, comme le fait la fiction, mais dans le monde actuel. (En fiction, je dirais que la performativite releve du faire semblant.) Par son influence sur la pensee moderne, on peut dire que Freud a donne une existence culturelle quasi objective a des notions telles que l'ego, l'id, le super-ego, le complexe d'Oedipe, etc. Quant a la tendence a lire les ecrits de Freud comme des romans, je ne pense pas necessairement a tous ses ecrits, mais aux descritions narratives de cas particuliers comme ceux de Dora ou de l'homme aux loups. Il existe dans le monde anglo-saxon toute une tradition de lecture critique de ces textes (par exemple Peter Brooks dans « Reading for the Plot, » ou Jonathan Culler dans « The Pursuit of Signs ») qui met entre parentheses la question de la pertinence de l'analyse ou de la methodologie, pour se preoccuper de questions rhetoriques et narratologiques, ou pour interpreter le geste meme de l'interpretation. Ces critiques parlent de l'homme aux loups comme s'il s'agissait d'un heros de roman et de l'analyste comme d'un narrateur. En resume, je suis entierement d'accord avec vous que « lire comme un mythe » n'est pas synonyme avec « lire comme roman, » mais il me semble que ces deux tendences sont presentes dans la reception contemporaine de Freud. Finalement, je voudrais souligner que l'idee d'une frontiere qui se deplace, ou de textes qui changent de camp, n'est qu'une interpretation possible du modele digital, et qu'en ce qui me concerne je prefere l'idee de textes a categorisation stable qui peuvent, par jeu, etre lu sur un mode etranger. Car enfin ni Brooks ni Culler ne considerent serieusement le texte freudien comme un roman. (Au sujet du status fictionnel ou scientifique de Freud, il y a un chapitre tres interessant dans le livre recent de Dorrit Cohn, « The Distinction of Fiction, » Johns Hopkins University Press, 1999).