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Cahiers du GRM, n°12 : Matérialités et actualité de la forme revue

Cahiers du GRM, n°12 : Matérialités et actualité de la forme revue

Publié le par Marc Escola (Source : Thomas Franck)

Référence bibliographique : Cahiers du GRM, n°12 : Matérialités et actualité de la forme revue, 2018.

 

 

Matérialités et actualité de la forme revue

Cahiers du GRM, n°12

sous la direction de Thomas Franck, Caroline Glorie et Alain Loute

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Caractérisée par une hétérogénéité, tant des sujets traités que des formats privilégiés, et par un flottement des repères disciplinaires encadrant les discours divers qu’elle met en dialogue, la revue constitue un objet discursif et éditorial fondamentalement complexe qui ne peut être posé comme une forme a priori, comme une évidence sociohistorique ni comme un support transparent de savoirs. Comme le souligne Olivier Corpet, il reste « difficile, sinon impossible, (de) donner une définition stricte »[1] de la revue qui « est le moins banalisé, et donc le plus difficilement normalisable, des produits de l’édition »[2]. Néanmoins, à lire plusieurs auteurs, les effets des revues sur la vie intellectuelle sont réels et multiples, leur existence rendant possible la fragmentation, la circulation et la mise en dialogue de connaissances les plus variées.

O. Corpet précise à ce propos qu’« une revue n’est pas seulement un recueil de textes, mais d’abord un lieu d’échange, de confrontation, un espace de création collective et de convivialité »[3]. Selon Thierry Paquot, dans « Le présentoir des revues »[4], celles-ci « contribuent à enrichir la culture, à la diffuser et à la discuter (c’est Paul Valéry qui considérait la revue comme un “laboratoire d’idées”) »[5]. À partir de ces trois objectifs, il propose une classification des revues qui distingue : (i) « les revues disciplinaires […] qui nourrissent une discipline, pour la conforter dans son milieu intellectuel, généralement académique », (ii) « les revues politiques et idéologiques, qui provoquent des débats ou y participent » et (iii) « les revues, plutôt inclassables, qui sont liées à une ou plusieurs personnalité(s) et à leurs complices, et qui défendent une certaine conception de la pensée, de la critique et de la création littéraire et artistique »[6]. Paquot précise par ailleurs que ces trois types idéaux coexistent depuis la fin du XIXe siècle, bien qu’ils « subissent régulièrement des tempêtes ». Cette distinction, qui peut servir dans un premier temps de typologie méthodique, ne doit pas occulter le caractère fondamentalement hybride de certaines revues qui combinent le plus souvent les trois caractéristiques disciplinaire, idéologico-politique et de critique culturelle au profit d’un éclatement et d’une dispersion de la forme revue.

I. Effets de la forme revue

La prise en compte des effets de la forme revue rejoint une leçon des historiens de l’édition, à savoir le fait que les formes matérielles des productions intellectuelles influent sur celles-ci : « forms effect sense »[7], comme l’écrit Donald F. McKenzie. Roger Chartier nous rappelle également que « les processus par lesquels un lecteur attribue du sens à un texte dépendent, consciemment ou non, non seulement du contenu sémantique de ce texte, mais aussi des formes matérielles à travers lesquelles celui-ci a été publié, diffusé et reçu »[8].  

Il est possible de soutenir l’hypothèse que les revues de création intellectuelle et culturelle connaissent un âge d’or des années 1920 à 1980[9], ces dispositifs faisant l’objet d’un intérêt croissant tant de la part des intellectuels que d’un public plus large de lecteurs, d’éditeurs et d’acteurs culturels. Cette hypothèse sera discutée dans plusieurs contributions et entretiens de ce Cahier. On peut, en particulier, juger que, durant cette séquence, nombre de revues « se situent aux croisements d’une série de partages qu’elles contribuent à brouiller et à remettre en question : le partage entre les disciplines ; le partage entre les langues ; le partage entre le champ universitaire ou scientifique et l’espace public, ou entre le savant et le profane ; le partage entre un régime d’écriture et de mise en forme académique et un régime artistique, et entre ces deux régimes et un régime journalistique »[10].

En ce sens, les revues apparaissent comme « de véritables outils originaux de construction, de circulation et d’utilisation de savoirs »[11]. Parce qu’elles interrogent, construisent des lignes de démarcation et pluralisent les points de vue sur les savoirs qu’elles produisent, utilisent et font circuler, les revues sont créatrices d’une forme de savoir critique, au sens où G. Sibertin-blanc et S. Legrand l’entendent, c’est-à-dire comme « production d’effets critiques d’écarts de soi et de transformation subjective »[12].

II. Actualité ambivalente de la forme revue

Qu’en est-il de l’actualité de ces formes de circulation et de diffusion ? À lire Julien Hage, bien qu’il subisse un relatif déclin dans le courant des années 1980, l’engouement pour les revues en sciences humaines et sociales (SHS) serait toujours d’actualité : « Ouvertes avec les grèves de décembre 1995 et closes avec les attentats de janvier 2015, les deux dernières décennies ont marqué un renouvellement considérable du monde des revues de sciences humaines et sociales (SHS) en France, une séquences qu’il ne serait sans doute pas exagéré de constituer comme un “moment” des SHS, parmi ceux désormais bien identifiés et documentés »[13]. Mais ne faudrait-il pas replacer ce renouvellement problématique dans un cadre plus large qui définit les nouvelles modalités institutionnelles de la recherche, et avec elles, de nouvelles contraintes et de nouveaux modes de domination ?

Il est en effet patent que les revues constituent aujourd’hui un produit éditorial largement utilisé et, plus encore qu’hier, qu’elles sont l’une des formes privilégiées que prennent les pratiques intellectuelles et les productions universitaires contemporaines. L’actualité de la recherche scientifique baigne pour ainsi dire dans un foisonnement de revues les plus diverses : elles constituent l’horizon attendu des productions scientifiques. Ainsi se pose la question de l’ambivalence de la forme revue aujourd’hui : si celle-ci reste, d’un côté, l’un des lieux de production de la vie intellectuelle et culturelle, elle est, de l’autre, un espace de la production scientifique la plus institutionnellement reconnue, voire imposée. Évaluée à l’aune du nombre d’articles publiés dans des revues, elles-mêmes rigoureusement ordonnées et hiérarchisées, la production scientifique se voit réduite à une logique d’accumulation quantitative, logique au sein de laquelle la revue sert davantage de prétexte éditorial, au mieux de témoin d’un réseau scientifique dont un chercheur serait porteur, tandis que le livre – bien qu’il perdure encore comme forme légitime et reconnue en SHS – se voit doté d’une teneur quelque peu mélancolique faisait lointainement écho à une recherche solitaire et non rentable, désormais perçue comme relativement obsolète.

Cette ambivalence s’illustre également avec force dans les débats contemporains sur l’open access, une potentialité ouverte par la numérisation des supports des textes. L’imposition politique du dépôt en accès libre de publications scientifiques a ainsi divisé certains acteurs du monde des revues. Pour plusieurs d’entre eux, une telle politique permettrait de garder vivante ce que Jean-Claude Guédon appelle « la grande conversation scientifique » qui, à travers le temps et l’espace, constitue l’ethos de la recherche scientifique. La promotion de l’accès ouvert apparaît également comme un élément de riposte face aux augmentations exorbitantes des tarifs d’abonnements pratiqués par les grands éditeurs internationaux. Pour d’autres comme Philippe Minard, l’objectif premier de ces injonctions politiques est avant tout gestionnaire : il s’agit principalement de garantir le retour de l’investissement public et le gain en termes d’innovation et de production de valeur.

Il semble urgent de penser la contradiction inhérente à l’actualité de la forme revue : parfaitement intégrée au capitalisme cognitif, au management contemporain de la recherche, à la fragmentation, à l’accumulation et à la rentabilisation de la connaissance, la revue constitue par ailleurs une forme privilégiée de travail collectif, de pratiques collaboratives et peut être perçue comme un espace de réflexion propice à la créativité formelle et à la critique des savoirs. C’est pour cette raison que nous éprouvons aujourd’hui la nécessité de revenir sur la séquence durant laquelle les revues ont constitué des lieux et des formes privilégiés de la pensée critique, non pas pour trouver dans la forme revue « en soi » un modèle de résistance au capitalisme cognitif qui en a fait, à inverse, l’un de ses opérateurs majeurs dans le champ scientifique, mais pour dégager l’inactualité, c’est-à-dire l’impossibilité d’actualiser de telles pratiques aujourd’hui, pour éprouver tout l’écart qui les sépare des nôtres et, dans cet écart même, trouver les ressources d’une réinvention émancipatrice des pratiques de recherche en SHS : nul fétichisme ni présupposition donc de la forme revue, mais plutôt une mise en œuvre d’une enquête qui cherche à sonder ce dont témoigne la forme revue et qui résiste à la subsomption du capitalisme cognitif.

C’est donc à cette ambivalence actuelle de la forme revue et au rapport complexe et problématique qu’elle entretient avec sa propre histoire que nous avons consacré le présent Cahier du GRM. Avant de présenter plus en détail les contributions du dossier de ce numéro, nous voudrions encore préciser le double point de vue théorique que nous avons cherché à mettre en œuvre dans ce numéro.

III. Perspectives théoriques et méthodologiques

Point de vue épistémologique : travail historiographique et geste archéologique

Ce numéro entend tout d’abord mettre en œuvre un travail historiographique et archéologique. Un tel travail soulève d’emblée des questions d’ordre épistémologique fortes. Comment délimiter cet objet qu’est la revue ? Comment délimiter les contours de ce qu’on appelle la « forme revue » ? Il convient, dans le cadre de cette interrogation, d’éviter le réductionnisme, qui soutiendrait, par exemple que le changement technologique (numérisation des supports, constitution du cyberespace, etc.) ou les nouvelles formes d’évaluation de la recherche modifieraient à eux-seuls la forme revue et ses potentialités. L’évolution des pratiques intellectuelles et des produits de l’édition qui s’actualisent à travers ces derniers sont au cœur d’une détermination à plusieurs niveaux et à plusieurs instances – d’une surdétermination – qu’il faut pouvoir cartographier, conceptualiser et mettre en relation avec les nouvelles formes de valorisation capitaliste. Si l’approche que nous privilégions dans le cadre de ce Cahier ne s’identifie pas stricto sensu à une histoire, une sociologie ou une généalogie des revues, nous partageons néanmoins la conviction que la prise en compte des dispositifs, des structures et des sociabilités déterminant la constitution des discours revuistes permet de comprendre l’importance de différents facteurs intrinsèques et extrinsèques déterminant les formes diverses de savoirs produites par ce régime discursif.

En lien avec les questions que soulève la délimitation de cette forme revue, des interrogations se posent quant à la motivation de ce travail historiographique : quelles sont la finalité et la nature du geste archéologique de retour aux mutations passées de la forme revue ? S’agit-il de considérer les revues comme une entrée privilégiée sur les échanges et les pratiques théoriques d’une séquence spécifique ? L’histoire d’une revue constitue-t-elle des traces et une forme d’archivage d’une praxis intellectuelle collective à laquelle les livres donnent moins facilement accès ? À ce sujet, l’une des hypothèses partagées par différents contributeurs de ce numéro postule que les revues permettent de comprendre les logiques collectives et les dialogues à l’œuvre au sein de sociabilités et au travers de matérialités bien précises du discours intellectuel (conférences, correspondances, textes réflexifs). Un pari épistémologique sous-tend donc ce numéro, à savoir que l’étude de ces revues peut constituer une entrée privilégiée pour l’étude de pratiques intellectuelles diverses et pour la mise en avant des sociabilités qui traversent ces pratiques, des matérialités qui les médiatisent et des transferts que les revues ont rendus possibles, tant synchroniquement que diachroniquement.

Point de vue réflexif : la revue comme miroir déformant

Rappelons que les revues ne constituent pas seulement un objet de connaissance historique. Comme nous l’avons indiqué, elles structurent l’horizon de la production intellectuelle contemporaine. Réfléchir à propos des revues et de leurs régimes formels, c’est exercer un regard réflexif sur notre pratique intellectuelle et, plus profondément encore, effectuer une forme d’auto-analyse de nos travaux et de nos modes de recherche. Un des éléments dont il faut tenir compte lorsqu’on analyse les revues est la manière dont nous pouvons investir fantasmatiquement cet objet. La revue est un miroir déformant car elle canalise une part de nos désirs et de notre vision de plusieurs éléments politiques majeurs, à l’instar de mai 68. Fruit de créations collectives, médium des avant-gardes, la revue est un objet qui fascine. C’est pourquoi elle nous renvoie une image déformée de nous-même. Dès lors, prendre en compte le miroir déformant qu’offre, entre autres choses, le détour par la séquence 1920-1980 permet, non pas d’identifier une origine, mais de faire l’épreuve d’une distorsion et d’une mutation. Cette situation, loin d’être un obstacle, constitue peut-être l’occasion d’un travail primordial sur la conjoncture actuelle et sur la dialectique présent/passé, qui rend possible un écart critique par rapport aux évidences historiques dans lesquelles sont prises les créations intellectuelles et culturelles. Assumer ce décalage, cette image de soi déformée, n’est-ce pas s’engager dans la production d’un savoir en décalage de soi ? N’est-ce pas là précisément l’une des modalités que peuvent prendre les savoirs critiques ? Poser une telle finalité au geste archéologique n’est-il pas essentiel afin de ne pas hypostasier la force critique inhérente à une certaine définition de la revue ?

Il s’agit en tout cas d’éviter que le travail d’anamnèse ou de reconstruction de trajectoires et de productions intellectuelles passées ne soit guidé par la visée méthodologique d’une « histoire antiquaire », la visée d’un ensemble de pratiques « exemplaires » ou par une nostalgie d’un « âge d’or perdu » des revues. L’enjeu est bien de penser l’historicité de la forme revue en tentant de saisir ce qui dans le passé est refoulé, raturé, non-réalisé ou réalisé incomplètement et qui permet de se re-situer dans le présent.

IV. Présentation thématique du dossier

Notre espoir est donc que les différents contributions puissent fournir des éléments de connaissance de l’histoire des revues, et à travers elle de l’histoire des pratiques intellectuelles, de même qu’elles puissent modestement contribuer au travail réflexif d’orientation d’individus ou de groupes dans l’horizon actuel et ambivalent des revues. La prise en compte des effets des revues, de leur matérialité, des transferts qu’elles ont contribué à façonner, de même que l’importance de la « méta-conversation » des scientifiques sur le procès de production des connaissances, pour reprendre l’expression de Jean-Claude Guédon dans l’entretien intitulé « L’histoire de la forme revue au prisme de l’histoire de la “grande conversation scientifique” », constituent autant d’éléments sur lesquels un groupe gagnerait à se positionner. Précisons pour terminer, sans exhaustivité, quelques thématiques et approches qui se sont développées dans ce dossier.

Praxis collective

Comment nous le relevions précédemment, Olivier Corpet précise que la revue est à la fois l’expression d’échanges, de désaccords et de contradictions mais en même temps le lieu d’une convivialité et d’une sociabilité, qui donnent parfois lieu à de véritables amitiés. La mise au jour de cette dimension collective et dialoguée du savoir, à la fois conflictuelle et amicale, est interrogée dans les articles de ce numéro, à l’instar du cas Dwight MacDonald/Maximilien Rubel en lien avec la revue Preuves dans « Preuves, revue marxienne ? » de François Bordes, des relations entre Theodor W. Adorno et la sociabilité marxiste réunie autour d’Arguments dans « L’adornisme français des années 1950 » de Thomas Franck ou encore des dissensions au sein du projet Gulliver dans « La revue comme échec » de Céline Letawe et François Provenzano.

En créant et faisant vivre de véritables lieux de sociabilités et en mettant en dialogue plusieurs matérialités du discours intellectuel, des correspondances privées aux conférences publiques, les revues étudiées dans ce numéro constituent un espace discursif où s’expriment librement les positions philosophiques de leurs différents acteurs et où s’affirme une cohérence idéologique propre à un groupe de pairs. Le constat opéré par Olivier Corpet dans l’entretien que nous avons réalisé, « La revue comme discours d’intervention », à savoir que le travail d’archives est un élément fondamental de la recherche revuiste, se retrouve à plusieurs niveaux de cette étude collective, dans la prise en compte par Andrea Cavazzini des textes-bilans de Franco Fortini « Ce qu’était Ragionamenti », « Aux gens des Quaderni Rossi » et « Les premières années des Quaderni piacenti », dans la place centrale accordée aux correspondances dans les articles de F. Bordes et Th. Franck, dans l’étude des méta-commentaires développés par les acteurs gravitant autour de la « méta-revue », de la « revue-vitrine », Gulliver chez F. Provenzano et C. Letawe ainsi que dans la prise en compte du rôle des enregistrements et des témoignages constituant les Cahiers du GRIF dans « Le GRIF, la forme revue au féminin ? » de Caroline Glorie. Cette importance accordée au travail de l’archive permet de mettre en relation plusieurs marges du discours intellectuel gravitant autour de la partie émergée que constitue la revue éditée tout en éclairant la portée collective et théorique de détails particuliers devant être traités comme des éléments constitutifs de la conceptualisation et de l’historicisation des pratiques de ces collectivités.

Transferts

La dimension internationale des revues étudiées – projet Gulliver chez C. Letawe et F. Provenzano, rapports entre Ragionamenti et Arguments chez A. Cavazzini et entre Arguments et la pensée adornienne chez Th. Franck, internationalisme de Preuves chez F. Bordes, mise en lumière de cette dimension jusque dans ses mutations numériques par J.-Cl. Guédon dans son histoire de la forme revue – participe de la dynamique propre au savoir qu’elles véhiculent, cette dimension se voyant enrichie des transferts interdisciplinaires constituant le discours de revue comme un lieu de croisements, d’échanges et de dialogues. L’article de C. Glorie interroge quant à lui, au travers de la critique féministe de la politisation de la sphère privée, l’actualisation critique de la pensée d’Hannah Arendt dans les Cahiers du GRIF. D’une manière singulière et suivant une lecture « francodoxe » de la revue Kursbuch et de la formation de Hans Magnus Enzensberger, Grégory Cormann analyse les interférences à l’œuvre entre les champs français et allemand.  

En se concentrant plus précisément sur les tendances critiques du champ intellectuel européen, certaines contributions de ce Cahier prennent en considération une constellation de contributions situées au sein de collectivités de tendance marxisante qui peuvent se penser de manière véritablement connectée : l’hétérodoxie de Preuves, qui doit être comprise en fonction des évolutions de plusieurs revues intellectuelles des années 1930-1940 – que l’on pense sommairement aux Temps Modernes, à Critique ou à Socialisme ou Barbarie et, dans le domaine allemand, à la Zeitschrift für Sozialforschung –, annonce dans un certain sens celle d’Arguments et de ses homologues italiennes, ces milieux hétérodoxes préparant les évolutions idéologiques et disciplinaires des années 1960 perceptibles dans les projets de Communications, Tel Quel, Gulliver ou encore Il Menabò et Kursbuch et, dans les années 1970-1980, dans les Cahiers du GRIF, suivant un déplacement induit par le mouvement féministe en Belgique et en France. Les transferts à l’œuvre doivent donc non seulement être pensés de manière synchronique et horizontale, c’est-à-dire entre différentes nations et disciplines à un moment donné, et de manière diachronique et verticale, c’est-à-dire entre différentes générations qui peuvent être pensées au travers des continuités et des ruptures idéologiques.

Hybridité et pluralité de la forme revue

Il est dès lors fondamental de concevoir la revue comme le lieu d’une hybridation des discours et des pratiques de création, comme le montrent les contributions de C. Letawe et F. Provenzano à propos du rapport entre essai, illustration et création artistique dans la revue Riga, de Th. Franck sur l’interrelation constitutive du discours littéraire et de la critique de l’idéologie dans Arguments et de G. Cormann sur l’importance de l’œuvre de Samuel Beckett dans la revue Kursbuch ou encore de F. Bordes quant à la cohabitation dans Preuves des textes politiques, philosophiques et littéraires. O. Corpet insiste quant à lui très justement, dans son entretien, sur la nécessité de distinguer les revues scientifiques au sens strict des revues de création culturelle et intellectuelle, celles-ci mettant à mal une série de volontés d’institutionnalisation des savoirs et des pratiques de recherche en développant une réflexion fondamentale sur les formes du savoir. L’interrelation des différentes critiques (de la culture, de l’idéologie, du quotidien, etc.), l’hybridation générique, l’hétérogénéité discursive ainsi que la « pluralité des voix » (voir la contribution de C. Glorie) participent à constituer la revue comme le lieu d’une praxis réelle agissant collectivement sur l’ensemble social-historique.

Les contributions à ce douzième Cahier consacré aux « Matérialités et actualité de la forme revue » doivent être pensées à la fois comme le résultat de recherches individuelles et comme le fruit d’un travail plus ample mené par une collectivité dont les quelques noms ne constituent ici qu’une partie émergée. Plusieurs des réflexions que nous publions sont le résultat de séminaires, de journées d’étude, d’échanges formels et informels, de questionnements et de travaux collectifs, au sein du GRM, du groupe GENACH[14] et en dehors, ainsi que de discussions scientifiques ou plus personnelles. Elles s’inscrivent dans une actualité de la recherche en sciences humaines et tentent d’être conscientes des contradictions qui la traversent, d'analyser ces contradictions grâce à un travail d’archive, de conceptualisation et d’actualisation critique et d’agir ainsi sur une conjoncture s’opposant à leurs conceptions.

 

[1] Olivier Corpet, « Que vivent les revues », in Bulletin des bibliothèques de France (BBF), n°4, 1988, p. 282-290. Disponible en ligne : <http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1988-04-0282-003>.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Thierry Paquot, « Le présentoir des revues », in Hermès, n°70, 2014.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Donald F. McKenzie, Bibliography and the sociology of texts, Londres, The British Library, 1986, p. 9.

[8] Roger Chartier, « L’écrit sur l’écran, Ordre du discours, ordre des livres et manière de lire », in Entreprises et histoire, vol. 2, n° 43, 2006, p. 22.

[9] Hypothèse soutenue lors de la Journée d’étude des 22 et 23 juin 2016 « Pratiques culturelles et savoirs. Les revues et la recomposition des savoirs (1920-1980) », organisée par l’ARC « Genèse et actualité des Humanités critiques ».

[10] Dossier de candidature de l’ARC « Genèse et actualité des Humanités critiques, France-Allemagne, 1945-1980 GENACH », p. 12.

[11] Ibid.

[12] Stéphane Legrand et Guillaume Sibertin-Blanc, Esquisse d'une contribution à la critique de l'économie des savoirs, Reims, Le Clou dans le Fer, coll. « Matérialismes », 2009. 

[13] Julien Hage, « Au carrefour des disciplines, au gré des écrans et au défi de l’accès : deux décennies de revues de sciences humaines et sociales en France (1995-2015) », in Sociétés & Représentations, vol. 2, n°40, 2015, p. 265.

[14] Pour une description du projet « Genèse et actualités des Humanités critiques, France-Allemagne, 1945-1980 », voir sa plateforme, en cours de construction : http://genach.sociodb.io/index.php/site/index