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Jardin et mélancolie entre le XVIe siècle et l'époque contemporaine (revue Histoire culturelle de l'Europe)

Jardin et mélancolie entre le XVIe siècle et l'époque contemporaine (revue Histoire culturelle de l'Europe)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Hildegard Haberl)

Histoire culturelle de l'Europe, n° 3

Jardin et mélancolie entre le XVIe siècle et l'époque contemporaine,

MRSH, Université Caen Normandie, 2020.

 

Jardin et mélancolie entre le XVIe siècle et l'époque contemporaine est le n° 3 de la revue en ligne Histoire culturelle de l'Europe fondée par l’Equipe de Recherche sur les Littératures, les Imaginaires et les Sociétés (ERLIS, EA 4254) rassemblant des chercheurs en littératures et civilisations étrangères, et soutenue par la MRSH de l’Université de Caen Normandie.

Sommaire

Jardin et mélancolie entre le XVIe siècle et l'époque contemporaine 

 

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En partant d'un double constat d’un retour du jardin et d’une mélancolie nouvellement ressentie, ce volume s’articule autour de trois axes principaux dont le premier, intitulé Jardin et thérapie : sens, sensations et émotions, met l’accent sur l’articulation étroite entre l’histoire et les représentations des jardins et les principales évolutions de l’histoire de la médecine et du traitement de la mélancolie[1] entre le XVIe siècle et le XIXe siècle marqué par l’avènement de la psychiatrie comme nouvelle discipline, faisant de la « la folie […] un objet de connaissance[2] ». Le spécialiste de l’histoire des jardins et du paysage Hervé Brunon[3] s’intéresse aux discours sur le rôle thérapeutique des jardins dans l’Italie de la Renaissance dans la continuité des théories humorales d’Hippocrate, en questionnant les théories du philosophe néoplatonicien, père fondateur de l’Académie platonicienne de Florence, Marsile Ficin (De vita triplici, 1489) à l’aune du concept d’ « ontologie analogique » de l’anthropologue Philippe Descola[4]. Les analyses de l’historien de l’art Adrian von Buttlar montrent le passage à une nouvelle sensibilité esthétique sensualiste au siècle des Lumières qui délaisse les humeurs au profit des sentiments[5] : à partir de l’étude de plusieurs mises en scène du deuil et d’inscriptions dédicatoires dans les jardins paysagers anglais de la fin du XVIIIe siècle, il se penche plus particulièrement sur les émotions que ces lieux mélancoliques (« locus melancholicus ») mettent en jeu chez l’« observateur-promeneur », à la « douce mélancolie » que ces jardins – leur agencement, leurs jeux de lumière et de couleurs – devaient susciter. Cette « douce mélancolie » que le peintre Joseph-Marie Vien (1716-1809) représenta sous les traits d’une jeune femme aux traits abattus et au corps amaigri[6] est aussi celle qui caractérise l’état d’âme d’Odile, l’un des personnages principaux du roman Les Affinités électives (1809) de Johann Wolfgang Goethe auquel se consacre l’article de Hildegard Haberl. Cet article présente les dimensions à la fois littéraires et scientifiques du traitement de la mélancolie, alors que la conception nerveuse de la mélancolie prend le pas sur sa conception humorale : si les métaphores végétales permettent de rendre la sensibilité des personnages à l’instar du tempérament « saturnien » d’Odile, elles illustrent aussi l’influence qu’eurent les théories de la psychiatrie réformatrice des XVIIIe et XIXe siècles et plus particulièrement du « moral management » sur la littérature. Cette réflexion trouve un prolongement intéressant dans la contribution de Laurence Dubois qui se consacre au renouvellement des méthodes thérapeutiques dans le traitement des maladies mentales dans l’Angleterre de la première moitié du XIXe siècle. À l’exemple de l’asile public pour aliénés indigents ouvert à Hanwell en 1831, la spécialiste de la psychiatrie à l’époque victorienne montre comment cette institution située dans un environnement verdoyant de la banlieue ouest de Londres répondait à une nouvelle approche thérapeutique du traitement des malades qui prenait la forme de diverses pratiques – la contemplation, la détente, les exercices physiques, le jardinage, la rencontre – ce qui n’excluait pas la prise en compte de considérations purement économiques, la ferme de Hanwell constituant une source de revenus non négligeable. L’articulation entre espaces intérieurs et extérieurs est aussi au centre de la dernière contribution de cet axe qui aborde la « condition » du jardin sous un angle psychanalytique : en prenant appui sur les représentations du jardin dans le roman L’âge d’or de l’écrivain britannique Kenneth Grahame (1895), l’historienne des idées Yvonne Kiddle s’intéresse au jardin en tant qu’« espace psychique » en s’appuyant sur les théories psychodynamiques freudienne et lacanienne : alors que le jardin « sauvage » est placé sous le signe du bonheur, le jardin « civilisé » prend l’apparence d’un espace de profonde mélancolie.

Le deuxième axe intitulé Jardin et création littéraire : « setting », topos, métaphore rassemble des interventions qui éclairent les liens étroits que l’imaginaire et la création littéraire et artistique[7] entretiennent avec le jardin en tant qu’espace intrinsèquement lié à l’image d’un paradis perdu, d’une relation harmonieuse entre l’être humain et la nature[8]. Les interactions fécondes entre renouvellement intellectuel et renouvellement esthétique[9] sont au cœur de la contribution de l’historienne de l’art Katrina Grant qui porte sur la réactualisation esthétique du mythe pastoral de l’Arcadie antique à la Renaissance. À partir de l’exemple du jardin Don Bosco Parrasio, lieu de rencontre de l’Académie des Arcades fondée à Rome en 1690, elle montre les forces productives qui émanent du deuil et de la mélancolie : dans ce « jardin du paradis », la commémoration nostalgique des anciens se mue en élément central du changement littéraire, culturel et historique. Comme le rappelle la célèbre locution latine « Et in arcadia ego » – « Moi aussi, j’ai été en Arcadie » –, cette idylle est toutefois précaire. Le jardin que dépeint le poète romantique polonais Zygmunt Krasiński dans sa riche correspondance avec son amante, Delfina Potocka, apparaît au contraire comme une force paralysante, le lieu d’un enfermement double, tant extérieur – le poète se trouve en exil, à Nice – qu’intérieur. Dans l’article qu’elle y consacre Magdalena Kowalska montre que le jardin est la surface de projection d’un amour idéalisé qui, malgré les nombreuses tentatives du poète, appartient irrémédiablement au passé, idéalisé et révolu. Aux moments heureux que les amants y ont passé et au souhait d’un aménagement commun du jardin, s’oppose la réalité d’un espace dont le poète finit par être privé, par l’arrivée d’hôtes extérieurs. Par cette vaine fuite en avant, Krasiński prend les traits du héros romantique, « souvent en rupture avec son époque, dans laquelle il vit presque en exilé et dont il ne partage pas les valeurs ni les aspirations. L’art répond souvent à ce besoin de fuite. Le jardinage aussi[10] ». Bon nombre d’auteurs et d’artistes du début du XXe siècle thématisent également l’articulation entre espaces intérieurs et espaces extérieurs, entre poésie et végétal. Spécialiste du poète expressionniste Gottfried Benn, Corona Schmiele[11] montre en quoi, pour ce chantre de la ville et de la mort, la poésie, prenant les traits d’un jardin de paradis empreint de mélancolie, apparaît paradoxalement comme un rempart contre le règne du pouvoir qu’il rejette avec force. Pour le poète expressionniste, l’obsession du « devenir plante » est placée sous le signe du retour à une forme primitive de la vie et devient, ce faisant, la condition même de la création artistique. La nature, qu’elle soit réelle ou symbolique, apparaît également comme topos poétologique[12] dans l’œuvre littéraire du poète, écrivain, essayiste et traducteur francophone Philippe Jaccottet. Dans l’article qu’elle y consacre, Andreea Bugiac montre l’omniprésence du motif du jardin dans l’œuvre de l’auteur (poèmes en vers et en prose, notes sur le jardinage), que ce soit sous la forme de la mémoire du jardin édénique – souvent représenté sous les auspices mélancoliques de la perte et de l’absence – ou du souvenir du jardin « clos » et étouffant que fut sa Suisse natale. Comme chez Benn, le topos du jardin débouche sur une réflexion métaphysique plus large, qui est accompagnée chez Jaccottet par une tension insoluble entre la conscience de l’échec et de la dégradation universelle d’un côté et la foi en une nouvelle « écologie humaine ». La diversité et la complexité des strates du jardin sont au cœur de l’article de Bernhard Heizmann qui, en s’appuyant sur un corpus de textes contemporains de Claude Simon, Jean-Paul Goux et de Jacques Roubaud, montre le jardin comme carrefour entre les temps et les représentations, comme « palimpseste[13] », dont la quête inlassable est à la fois la condition même de la création littéraire et le signe de son impossibilité, voire de son échec.

Les jardins comme espaces de mémoire et de souvenir sont également au centre des contributions du dernier axe intitulé Jardin et mémoire : préserver, partager, transmettre[14]. Mettant l’accent sur l’acte créateur, ces contributions présentent des jardins contemporains[15] qui font le lien entre les temps et les générations : surfaces de projection du manque et de la perte, ils sont en même temps les témoins d’une nouvelle façon de penser et de percevoir les rapports entre l’homme et la nature. Adoptant une démarche comparatiste Joost Emerick et Saskia De Wit s’intéressent à trois jardins contemporains qui ont avant tout été conçus comme des espaces apportant une réponse au besoin d’un retour au paysage et au jardin[16] : la tombe de la famille Brion à San Vito di Altivole (Carlo Scarpa et Pietro Porcinai), le jardin de la Bibliothèque Nationale de France (Dominique Perrault et Erik Jacobsen) et l’Observatoire de Nieuw-Terbregge (Geert van de Camp, Andre Dekker, Lieven Poutsma et Ruud Reutelingsperger). La nature sauvage urbaine est au centre de l’article que l’historienne de l’art Christel Pedersen consacre au jardin « post-naturel », en s’appuyant sur le concept de l’« écriture post-wilderness » (Kylie Crane)[17] : à partir de la description de différentes œuvres et installations artistiques réalisées sur des friches urbaines et industrielles, elle montre que celles-ci offrent un témoignage de l’évolution du rapport de l’être humain à la nature, de son agency, tant d’un point de vue théorique qu’ontologique, nous amenant à repenser la distinction entre une nature « bonne » et « mauvaise », des fleurs nobles et des « mauvaises herbes », à prendre conscience de l’impact des activités humaines sur l’environnement. La contribution d’Ekaterina Kochetkova permet de faire le lien entre perceptions historiques et contemporaines des jardins, à partir de l’étude comparée du jardin de la Renaissance Sacro Bosco dans la province italienne de Bomarzo[18] (Vicino Orsini) et du jardin conçu par Ian Hamilton Finlay dans la province d’Édimbourg en 1966 et rebaptisé Little Sparta au début des années 1980. Conçus à des époques différentes, ces deux jardins comportent de nombreuses références à la mythologie grecque et romaine : entrant en dialogue tantôt avec l’imaginaire chevaleresque de la Renaissance (Sacro Bosco), tantôt avec l’imaginaire guerrier de la Seconde Guerre mondiale (Little Sparta), ce soubassement mythologique produit un sens nouveau alors que la mélancolie tisse des liens entre les espaces géographiques et temporels. Le renouvellement des pratiques du jardin en articulation étroite avec les représentations de la vie et de la mort est également au centre du dernier article de ce numéro. Anne-Marie Pailhès présente les nouvelles pratiques funéraires qui s’épanouissent depuis quelques années en Allemagne, notamment à partir de l’exemple du FriedWald, ou « forêt du dernier repos », au croisement entre logique capitaliste et conscience écologique dans un monde en mouvement. Ainsi, par-delà les différents espaces et temporalités mis en jeu, ces contributions ont en commun de montrer le jardin comme un espace de résistance[19] qui, par les différentes traces qu’il abrite – que ce soit sous la forme de souvenirs personnels du jardin de l’enfance, de références politiques, historiques ou littéraires – fait office d’exutoire contre notre malaise dans la culture[20], nos inquiétudes bien réelles et nos angoisses.

 

 

[1] Hélène Prigent, Mélancolie. Les métamorphoses de la dépression, Paris, Découvertes Gallimard, 2005, p. 95.

[2] Gladys Swain / Marcel Gauchet, Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 8. À l’instar de l’un de ses pères fondateurs, le médecin Philippe Pinel, la psychiatrie naissante envisage l’utilisation du jardin et des fleurs dans le traitement des malades. Sur ce point voir notamment l’article d’Hervé Brunon dans ce numéro.

[3] Hervé Brunon, Pratolino : art des jardins et imaginaire de la nature dans l’Italie de la seconde moitié du XVIe siècle, thèse de doctorat de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2001, tapuscrit, 5 vol., 1349 p. ; édition numérique revue et corrigée, avec une postface bibliographique, 2008, 1112 p., en libre accès sur http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00349346 (consulté le 10 juin 2019).

[4] Cf. Philippe Descola, op. cit.

[5] Hélène Prigent, op. cit., p. 82.

[6] « La douce mélancolie », 1756.

[7] De nombreux projets esthétiques et artistiques sont sous-tendus par les représentations de ce paradis perdu. Voir Walter Jens, « In einem Garten ging die Welt verloren, in einem Garten wurde sie erlöst. Das Motiv des Gartens in der Literatur », in Das Plateau, n° 12, 2001, p. 40-47 ; Nick Büscher, « Heterotopie der Liebe. Raumstrukturen in Marieluise Fleißers Abenteuer aus dem Englischen Garten », in Jahrbuch zur Kultur und Literatur der Weimarer Republik, edition text + kritik, 2011, p. 89-119.

[8] Cf. Richard Faber / Christine Holste (dir.), Arkadische Kulturlandschaft und Gartenkunst. Eine Tour d’Horizon, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 2010.

[9] Voir à ce sujet Thomas Pughe, « Réinventer la nature : vers une écopoétique », in Études anglaises, n° 1, 2005, p. 68-81.

[10] Marco Martella, « L’artiste romantique en son jardin », in Id. (dir.), Les jardins d’artistes au XIXe siècle en Europe, Paris, Lienart, 2016, p. 13-21, ici p. 13. Dans ce bel ouvrage collectif se trouvent entre autres des textes sur les jardins de Chateaubriand, jardinier de la Vallée-aux-Loups, le jardin de Van Gogh à Arles, le jardin de Georges Sand en Berry, le jardin de Goethe à Weimar, le jardin de Monet à Giverny etc.

[11] Voir notamment l’intervention de Corona Schmiele lors du colloque « Jardin et mélancolie » sur la forge numérique de la MRSH de l’Université de Caen Normandie : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/4679 (consulté le 10 octobre 2019).

[12] Cf. Edgar Marsch, « Der Garten als literarische Topographie. Bausteine zu einer Poetologie dargestellter Landschaft », in Edgar Marsch / Giovanni Pozzi (dir.), Thematologie des Kleinen. Petits thèmes littéraires, Fribourg, Éd. univ. Fribourg, 1986, p. 33-91.

[13] Sur le terme de « setting », voir Julia Scholl, « Settings. Der Garten als historiografisches Palimpsest in der Gegenwartsliteratur », in Text &Kritik, n° X, 2016, p. 65-74.

[14] Cf. Philippe Nys / Monique Mosser (dir.), Le jardin, art et lieu de mémoire, Paris / Besançon, Éditions de l’Imprimeur, collection Jardins et Paysages, 1995. Cet ouvrage questionne les fondements historiques, symboliques et philosophiques de l’art des jardins en Europe dans la perspective d’une explicitation de ses liens avec les arts de la mémoire.

[15] Voir Hervé Brunon / Monique Mosser, Le jardin contemporain, Paris, Nouvelles Editions Scala, 2011, p. 10 sq.

[16] Sur le rapport « Jardinisme - urbanisme » écouter la conférence de Jean-Pierre le Dantec enregistrée sur la forge numérique de l’Université de Caen le 4 mars 2016 : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/3903 (consulté le 1er juin 2019).

[17] Kylie Crane, Myths of Wilderness in Contemporary Narratives : Environmental Postcolonialism in Australia and Canada, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 29

[18] Voir notamment le compte rendu rédigé par Gilles Polizzi dans ce numéro.

[19] Diane Lisarelli, « Le jardin, espace subversif », in Libération, 21 juin 2017. https://www.liberation.fr/debats/2017/06/21/le-jardin-espace-subversif_1578558 (consulté le 10 juin 2019).

[20] Cf. Jacky Pigeaud, Melancholia. op.cit., p. 77 sq.