Revue
Nouvelle parution
A.R.T., n° 5 :

A.R.T., n° 5 : "La fragilité"

Publié le par Marc Escola (Source : Rodolphe Perez)

A.R.T., n° 5 : La fragilité (juin 2022)

Coordonné par Cécile Margelidon et Rodolphe Perez

Le prochain numéro de la revue des doctorants du laboratoire ICD est consacré aux différents enjeux et représentations de la fragilité en philosophie, littérature, histoire, et histoire des arts. Ce thème s’est d’emblée imposé pour son actualité et ses nombreuses et profondes ramifications dans l’histoire de la pensée. Si le terme « fragile », étymologiquement « ce qui peut se briser », s’applique d’abord dans le domaine des sciences physiques et naturelles, que l’on songe à la résistance des matériaux en physique ou à la réparation des fractures en médecine, il connaît de très larges emplois métaphoriques proches de ceux de la vulnérabilité ou de la faiblesse de l’homme. On songe immédiatement à la fable du chêne et du roseau, où l’on voit le premier se rompre sous les assauts du vent, tandis que le second plie souplement. L’image du roseau, que reprend La Fontaine, est un symbole de la fragilité, depuis le livre d’Isaïe (Is, 42, 3, cité par le Christ en Mt, 12, 20) jusqu’au « roseau pensant » pascalien (Sellier 231), mais, placée en contrepoint de celle du chêne, elle nous fait percevoir une réalité plus profonde : si le roseau semble faible, sa flexibilité constitue sa force, alors que la raideur de l’arbre l’empêche de résister à la tempête : n’est donc pas fragile celui que l’on voit faible. La fable est belle à relire en cette période où notre condition humaine est mise à l’épreuve par la propagation d’un virus, et nous invite à réfléchir sur la dialectique de la force et de la faiblesse au prisme de la fracture – fracture psychologique, fracture sociale, fracture intellectuelle. Voilà qui, peut-être, ouvre à une réversibilité de l’opposition des deux notions, face à, comme l’écrit Marguerite Duras, « cette faiblesse ultime que d’un geste on pourrait écraser, cette royauté. »

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Fragilité de l'être, fragilités de l'homme

« Ce qui vient, vient brisé » : Poétique de la perte dans l’œuvre de Béatrice Douvre et Vincent La Soudière - Pierre Poligone (Sorbonne)

Mots-clefs: La Soudière, Douvre, écriture, lyrisme, vulnérabilité

« Ce qui vient, vient brisé » : Poétique de la perte dans l’œuvre de Béatrice Douvre et Vincent La Soudière (lire l'article)

Vincent La Soudière et Béatrice Douvre sont deux écrivains méconnus du XXe siècle. Ils ont pourtant porté une parole sensible et vacillante qui réinvestit une forme de lyrisme et qui permet d’interroger le motif de la fragilité. Au-delà de la souffrance inhérente à leur pratique de l’écriture, ils interrogent la vulnérabilité de la condition humaine, en proie à un monde qui laisse de moins en moins d’espace à ceux qui souffrent. Cet article aura donc pour enjeu de mettre à jour la façon dont les œuvres de Vincent La Soudière et Béatrice Douvre s’élaborent autour d’une fragilité existentielle et d’une poétique de la perte qui permet d’éclairer les blessures de notre époque.

L’art comme représentation de la fragilité : L’exemple de La Carte et le territoire - Xinyi Liu (Bordeaux)

Mots-clefs: art, représentation, fragilité, décomposition, beauté

L'art comme représentation de la fragilité (lire l'article)

La Carte et le territoire de Michel Houellebecq met en scène une multitude de représentations de la faiblesse et de l’effritement, signes importants de la fragilité. Malgré sa réputation d’œuvre la plus artistique de l’auteur, l’utopie artistique elle-même se décompose à la fin de ce roman, et disparaît dans l’anéantissement. Dans cet article, nous étudions l’image de deux pères — le père biologique qui est architecte, Jean-Pierre Martin ; et le père symbolique qui est écrivain, le personnage « Houellebecq », afin de montrer la relation entre la fragilité du corps et la pulsion du « Memento mori ».  La fragilité se présente aussi au niveau esthétique dans la mesure où la médiocrité et la laideur font disparaître la beauté du monde, ce qui est surtout caractérisé par le parcours artistique de Jed. En nous appuyant sur la fin de ce roman où culmine la décomposition artistique, la fragilité est mise en relief par une nostalgie des personnages à l’égard de la civilisation perdue et par leur malaise au sein de cette société du spectacle perpétuel.

Pour une éthique de la fêlure : Lectures deleuziennes de Fitzgerald - Alexandre Martin (Bordeaux)

Mots-clefs: fêlure, effondrement, événement, lignes, expérimentation 

Pour une éthique de la fêlure : Lectures deleuziennes de Fitzgerald (lire l'article)

Pour Deleuze, la littérature ne s’entend pas comme interprétation mais comme expérimentation d’affects inédits qui déstabilisent l’équilibre du sujet. Or, à l’origine de cet ébranlement, il y a la fêlure. Et c’est à la faveur de plusieurs relectures de la nouvelle de Fitzgerald de 1936, « La Fêlure », que Deleuze, dès Différence et répétition et jusqu’à Mille Plateaux, exploite ce que nous pourrions appeler une éthique de la fêlure qui contient une face accidentelle-passive et une face événementielle-active. Et toute la difficulté se noue autour de ce processus de transmutation de la fêlure qui constitue à la fois le danger d’un effondrement total et l’occasion d’une métamorphose du sujet. La fêlure permet ainsi de mettre en exergue le fait que le sujet peut se constituer autour et avec la fragilité à la condition de traverser cette zone d’indiscernabilité où la vie côtoie la mort.

Fragilité et société

Fragiles réputations : défendre la respectabilité du voyageur de commerce dans la France des années 1920 et 1930 - Eglantine Cussac (Strasbourg)

Mots-clefs: voyageurs de commerce, réputation, diffamation, petit commerce, professionnalisation

Fragiles réputations : défendre la respectabilité du voyageur de commerce dans la France des années 1920 et 1930 (lire l'article)
 

Héritant du XIXe siècle d’une image médiocre, le voyageur de commerce n’a pas la respectabilité du producteur ou du commerçant. Chargé de solliciter la clientèle pour le compte d’une maison, il est constamment à la merci de l’appréciation fluctuante, donc fragile, des particuliers et des détaillants. La donne change à la fin du XIXe siècle : à la faveur de l’essor de la consommation et de la foi dans le progrès par le commerce, caractéristiques de la deuxième vague d’industrialisation, le voyageur de commerce tâche d’investir l’habit d’un homme d’affaires, héraut de la modernité. Si les tentatives isolées, jusqu’à la Première Guerre mondiale, n’ont que peu d’effets dans l’inversion des représentations, les groupements s’attachent, à partir des années 1920, à introduire des garants réputationnels solides pour pallier la fragilité des situations individuelles des voyageurs de commerce. Professionnalisation par la catégorisation administrative, par l’encadrement légal et par la formation initiale vont ainsi dans ce sens. Pour autant, ces dispositifs, faute de moyens de contrôle suffisants, restent eux-mêmes fragiles et ne suffisent pas à susciter la confiance des employeurs ou des clients. Le repli sur des réponses informelles, labiles mais plus efficaces, dans les cas de diffamation qui fragilisent la réputation individuelle d’un voyageur, montre, de façon paradigmatique, les limites de cette formalisation. Cet article s’attache donc, en creux, à montrer que la fragilité des réputations remplit un rôle-clé pour réguler les relations dans le monde du petit commerce, faisant passer au second plan la médiation plus stable mais impersonnelle d’institutions extérieures.

L’arriviste ou la personnification de la fragilité - Petra Zecevic (Tours)

Mots-clefs: fragilité, arriviste, roman de mœurs, société du XIXe siècle, solitude

L'arriviste ou la personnification de la fragilité (lire l'article)

Jamais la fragilité humaine n’a été aussi sensible à l’homme qu’au temps de ce présent assez instable, entravé par les lourdes chaînes de la pandémie actuelle. Le fait que nous soyons ici aujourd’hui, et que nous ne serons peut-être pas là demain, est un fait aussi effrayant qu’inévitable, et pourtant plus vivant et réaliste que jamais. Les événements d’aujourd’hui nous amènent inlassablement à réfléchir, plus que jamais, sur la fragilité humaine, un sujet qui peut être abordé sous différents angles, de différentes manières, dans différents domaines.

Le sentiment et la conscience de sa propre fragilité sont connus depuis l’Antiquité et continuent de se manifester aux différents niveaux de l’homme. L’une de ces manifestations peut être liée au besoin obsessionnel de réussite de l’homme, qui s’incarne dans un personnage connu comme l’arriviste, un personnage prototypique du roman français du XIXe siècle. Inspiré par les bouleversements sociaux, l’agitation sociale des classes, l’arriviste est le personnage qui ne voit pas très clairement la différence essentielle entre réussir dans la vie et réussir sa vie. L’entité qui vise à se réaliser au monde, un ambitieux sans scrupule, est au même temps une entité fragile quant à la question de solitude. Dans ce cas, pourquoi et comment le personnage d’un arriviste pourrait-il représenter la personnification, l’incarnation de la fragilité ? L’enfer, était-ce les autres déjà au XIXe siècle, ou l’enfer reposait-il essentiellement ailleurs ?

La Fragilité du bien de Martha Nussbaum: Une analyse de la préface de l’édition de 2001 avec un regard sur l’époque actuelle - Lucia Gangale (Tours)

Mots-clefs: éthique, chance, vulnérabilité, tragédie, liberté

La Fragilité du bien de Martha Nussbaum: Une analyse de la préface de l’édition de 2001 avec un regard sur l’époque actuelle (lire l'article)

Ce travail est une analyse critique de la préface rédigée en 2001 pour la réédition de La Fragilité du bien de Martha Nussbaum (1986). Elle développe efficacement le thème de la vulnérabilité humaine, longuement abordé dans l’œuvre de la philosophe américaine. À travers l’examen de textes de tragiques antiques, ainsi que de penseurs tels que Platon, Aristote et, surtout, des stoïciens, Nussbaum analyse la culture grecque raffinée qui a toujours été consciente que la vie humaine se déroule dans un équilibre précaire entre l’ambition individuelle et la vulnérabilité de la « chance ». Cette recherche ne se limite pas au monde classique, mais s’inscrit dans le débat contemporain sur l’éthique et la politique, en s’intéressant toujours au monde des émotions humaines. Le travail de Nussbaum nous invite à réfléchir au degré de démocratie que nous avons atteint et à la manière dont les émotions peuvent être manipulées par le pouvoir. Nous devons toujours être vigilants et cultiver une vie bien remplie, afin de ne pas nous laisser piéger par les manipulations du pouvoir. C’est là que réside notre plus grande responsabilité, individuelle et collective.

La fragilité au prisme du jeu

Vraie ou fausse fragilité linguistique dans les Fastes d'Ovide - Cécile Margelidon (Tours)

Mots-clefs: étymologie ; Ovide ; Fastes ; origine du langage ; histoire de la langue ; stoïcisme ; bilinguisme.

Vraie ou fausse fragilité linguistique dans les Fastes d'Ovide (lire l'article)

Dans les Fastes, poème calendaire et atypique, Ovide cherche à établir les liens qui unissent la mythographie gréco-latine et les rituels romains. L’étymologie constitue un pivot exceptionnel pour relier dieux et rites, et le poète met toute son habileté à justifier l’injustifiable. L’altération des mots, leur fragilité, sert alors de prétexte à introduire de la fantaisie dans les rituels de Rome. Plusieurs exemples nous permettront de montrer comment il s’appuie sur les théories linguistiques du Ie siècle av. J.-C. pour construire ses propres raisonnements.

L’arte povera: L'entropie comme geste politique - Corentin Delcambre (Valenciennes)

Mots-clefs: Arte povera, chute, désœuvrement, dialectique, politique, éphémère

L'arte povera: L'entropie comme geste politique (lire l'article)

Cet article vise à étudier comment l’entropie devient non plus un simple état de la matière, un processus logique qui exigerait un « ordre des choses » mais bien un geste critique conforme à la « guerilla » que promeut l’arte povera — courant italien qui émerge au début des années 60 en Italie. Notre étude souhaite démontrer depuis l’analyse des travaux de l’arte povera que la dégradation lente des objets, leur devenir-disparition implique de nouveaux modes d’intervention esthétiques et critiques qui s’émancipent des habitudes liées à l’objet d’art pour finalement s’ouvrir à de nouvelles perspectives politiques liées à la  consumation de l’iconicité.