Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Septembre-octobre 2015 (volume 16, numéro 6)
titre article
Louis-Daniel Godin

Hervé Guibert : la vérité du mensonge

Mana Naito, L’Univers d’intimité d’Hervé Guibert, Paris : L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2015, 288 p., EAN 9782343056852.

1En 2004, Arnaud Genon publiait dans Acta Fabula un état des lieux des études guibertiennes1, qu’il qualifiait à l’époque de « moroses ». Dix ans plus tard, son constat a changé2. Force est de constater que peu d’auteurs français contemporains jouissent d’une bibliographie critique aussi imposante qu’Hervé Guibert3. Les nombreuses études qui lui sont consacrées – c’est tangible – aspirent autant à cerner les différents aspects de sa poétique qu’à souligner la qualité de son œuvre. Celle-ci, vingt-cinq années après la mort de l’écrivain, fascine encore lecteurs et critiques. Outre la relation de Guibert au sida, dont il est un des premiers représentants dans la littérature française, ce sont les rapports entre le réel et la fiction, la vérité et le mensonge, qui sont les plus interrogés chez lui. Offrir un éclairage nouveau sur les différentes problématiques engendrées par l’« écriture de soi » guibertienne – un sujet déjà largement commenté – voilà le défi qu’a relevé Mana Naito dans L’Univers d’intimité d’Hervé Guibert.

Leurres & vérités

2L’ouvrage – version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris 8 en 20114 – est divisé en trois parties distinctes qui ensemble tentent de cerner le jeu de vrai-faux guibertien (nommé, à la suite de Marie Darrieussecq, le « guibertinage ») afin de dévoiler de Guibert « sa propre vérité, celle qu’il essayait d’écrire au travers de la fiction » (p. 22). La proposition est claire : « Il s’agit de montrer que son obsession d’insérer des mensonges dans son récit de vie a une signification qui dépasse l’ambition littéraire » (p. 22). Pour mener à bien ce projet, l’auteure se penche en profondeur sur un corpus qualifié au départ d’« autofictionnel »(« faute de nom », précise Naito) (p. 54), composé de textes choisis en fonction de leur caractère référentiel ou partiellement référentiel. Ainsi sont étudiés, entre autres, les textes composant la « trilogie du sida » (À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel, L’Homme au chapeau rouge) et Mes parents, alors que sont mis de côté d’autres ouvrages résolument fictionnels, tel que Vous m’avez fait former des fantômes et Des aveugles.

3L’ouvrage propose donc que l’écriture du « moi » est une écriture où il y a apparence de coïncidence entre l’auteur et son narrateur. Les personnages qui ne sont pas inspirés d’emblée de personnes réelles sont dès lors compris comme des « récipients vides » (p. 216) remplis de fiction. On pourrait facilement opposer à cette vision que la « vérité » de Guibert habite également ses fictions, le texte n’étant pas entièrement le résultat d’une démarche dont l’auteur aurait une parfaite maîtrise. Guibert mentionne d’ailleurs – et Naito le souligne rapidement (p. 235) – que « c’est le corps qui dit, qui écrit, qui s’explore et s’inscrit dans le texte5 ». À titre d’exemple, un texte comme Vous m’avez fait former des fantômes ne nous éclaire pas moins sur les désirs et obsessions de l’auteur qu’un texte où celui-ci s’identifie au « je » de l’énonciation.

4Cependant, Naito ne se restreint pas complètement à son corpus et démontre une compréhension et une large connaissance de l’œuvre dans son ensemble. Puisque les aspects de l’écriture guibertienne qui lui permettent d’éclairer ses jeux de leurres sont variés (la mort, la maladie, les personnages), les frontières du corpus étudié s’avèrent inévitablement poreuses. Une mise en rapport du scénario de L’Homme blessé coécrit avec Patrice Chéreau et du roman d’aventures Les Lubies d’Arthur – deux textes essentiellement fictifs – se révèle par exemple très pertinente. Pour dégager les lois qui régissent la démarche d’écriture du jeune écrivain, il faut en effet s’intéresser aux différents moments où ce dernier en déroge par choix ou par contrainte6. Notons d’ailleurs que l’auteure ne se contente pas d’étudier les ouvrages publiés de Guibert ; elle explore également certains textes archivés à l’IMEC à ce jour inaccessibles au public. Naito se préoccupe toutefois d’abord et avant tout de la démarche autobiographique de Guibert, de la « performance complexe » (p. 21) de son jeu. Ainsi, c’est l’intention de l’auteur qui est au centre de la recherche, c’est sa « volonté » de tromper qui le différencie, selon elle, d’autres écrivains contemporains qui pratiquent une écriture de soi et dont le mensonge ne serait à priori qu’un « geste littéraire » (p. 19) sans intention particulière. Cette volonté, Guibert l’exprime au sein de ses textes, mais aussi au cours de divers entretiens auxquels la chercheuse accorde une place considérable, citant à plus d’une cinquantaine de reprises des propos de l’écrivain tenus sur son œuvre, hors de son œuvre.

5Dans le but d’aborder d’entrée de jeu les mensonges « les moins transparents » (p. 19), le premier chapitre de l’ouvrage se consacre spécifiquement aux fausses morts qui se présentent ponctuellement dans l’œuvre guibertienne ; celle du père, celle de l’amant, puis celle de Guibert lui-même, anticipée et inventée par l’écrivain dans son film posthume, La pudeur et l’impudeur, et dans son premier texte, La Mort propagande, publié en 1977. Au sein de l’œuvre de Guibert, les morts de personnages inspirés de ses proches sont sans aucun doute les « mensonges » le plus aisément vérifiables, puisqu’ils sont révélés lors d’entrevues, au sein de biographies ou à l’intérieur de l’œuvre elle-même. Cela dit, Naito, dont l’objectif ne se résume pas à « établir la véracité du fait biographique » (p. 124), n’effectue pas une simple vérification factuelle : elle démontre que chaque fausse mort a sa fonction propre au cœur de la poétique textuelle de l’auteur, est motivée par des intentions différentes et produit des effets d’écriture distincts.Si l’étude de ces fausses morts apparaît au départ comme une tentative pointue de pratiquer la génétique textuelle7, elle devient rapidement un tremplin pour révéler de Guibert ses rêves, obsessions et fantasmes, autant de particules de fiction posées sur un socle de vérité8.

6Au détour, la chercheuse analyse la réception critique de Mes parents afin de commenter certaines réactions suscitées par le mensonge de la mort du père qui clôt l’ouvrage, du reste présenté comme un journal intime référentiel. Cette mort venant étamper l’ouvrage du sceau de la fiction, l’impudeur mise en acte en ses pages apparait moins insupportable aux critiques. Antoine de Gaudemar y trouve un « soulagement romanesque » devant « l’insupportable effet de réel » créé par le reste du récit9. L’étude de telles critiques s’avère un moyen efficace pour Naito de montrer ce que le contrat de lecture guibertien présente de nouveau dans l’histoire littéraire française. L’ouvrage combine ainsi un savoir portant non seulement sur l’œuvre, mais également sur les critiques et le contexte éditorial. En ceci, il fait autorité face aux autres études de Guibert qui se penchent spécifiquement sur l’écriture du « moi », ou qui abordent indirectement cet aspect. Dotée de ce savoir, l’auteure est en mesure d’identifier les endroits où des chercheurs se sont laissé duper par le « guibertinage » : « Même la critique universitaire, a priori experte, semble parfois confondre la vérité de la fiction de la vérité de la réalité » (p. 44), remarque-t-elle10. Du coup, le lecteur est déçu lorsque l’auteure entretient ponctuellement elle-même un certain flou, attribuant aux personnages de Guibert une existence propre11.

La maladie & l’amitié

7Un second chapitre se penche sur la question de la maladie, laquelle permet également à Naito d’analyser les registres de la vérité et de la tromperie. Elle précise : « Hervé Guibert semble chercher à considérer le sens de la maladie qu’il a eue, délibérément au prisme de l’ensemble de sa carrière d’écrivain [...] » (p. 67). Comme l’a exprimé Guibert lui-même, la maladie n’est pas une simple thématique de son œuvre, elle constitue « un paradigme dans [s]on projet du dévoilement de soi et de l’énoncé de l’indicible12 ». Toutefois, c’est là un aspect qui semble avoir déjà été épuisé par la critique littéraire. L’auteure n’a d’ailleurs d’autre choix que de convoquer les différentes études ayant abordé cet enjeu pour se situer vis-à-vis d’elles. Qui plus est, on discerne une filiation marquée avec les travaux de Jean-Pierre Boulé, cités plus que tout autre penseur au sein de la thèse.

8Un lecteur déjà initié à l’œuvre de Guibert et à ses différentes critiques (c’est habituellement le public ciblé par une telle étude de nature universitaire) sera de ce fait ennuyé de lire un autre commentaire sur le dilemme entourant le dévoilement de la maladie de Michel Foucault dans À l’ami qui en m’a pas sauvé la vie. Hommage ou trahison (p. 120) ? La question a déjà été posée maintes fois13. L’étude de l’intertexte de Thomas Bernhard au sein de ce même ouvrage – les « métastases bernhardiennes » – qui écrivait lui aussi avec et sur sa maladie, permet davantage d’éclairer la particularité de l’expérience romanesque de la maladie et « la maîtrise de la maladie par l’écriture » (p. 175).

9La troisième et dernière partie de l’ouvrage s’intéresse quant à elle aux personnages qui peuplent l’univers guibertien, déployant les différents enjeux reliés à cette question, dont celui de l’adresse. À ce point du livre, après avoir notamment abordé la fausse mort de Vincent, Naito nous a déjà convaincus de l’importance particulière de ce personnage : « [...] l’écrivain fait jouer à son ami, à son insu, des règles toujours plus variées et plus efficaces afin de réaliser ses propres fins littéraires » (p. 69). Par conséquent, c’est la relation de Guibert à Eugène Savitzkaya qui est ici abordée en profondeur, dont l’importance a été confirmée en 2013 par la parution de leur correspondance, la seule dont l’écrivain souhaitait la publication14 et qui n’est pas citée dans la thèse de Naito, rédigée avant cette édition.

10Les différents protagonistes de l’écrivain sont construits à partir de personnes réelles à qui les textes sont également adressés implicitement et explicitement : « L’écriture d’Hervé Guibert consiste à écrire une lettre à un ami » (p. 258), précise Naito. Ainsi, ces personnages composant la « fraternité d’écriture » de Guibert habitent et excèdent le texte, ils en sont à la fois les objets et les destinataires. Naito offre en ouverture de cette section un catalogue descriptif exhaustif des personnages et objets récurrents dans l’œuvre de Guibert pour présenter la teneur de la relation qu’entretenait l’auteur avec eux. Elle étudie ensuite attentivement les différentes dédicaces et traque plusieurs influences qui forment l’imaginaire de Guibert, issues du monde des arts visuels, du cinéma et surtout de la littérature. L’Univers d’intimité d’Hervé Guibert est sur ce point exemplaire et fait figure de référence pour les autres chercheurs qui comptent, avec d’autres types d’approches, se pencher sur l’œuvre de Guibert. Même si Naito étudie des passages de textes ciblés, son savoir sur l’œuvre est incontestablement panoramique.

11Le projet rencontre bien sûr quelques écueils, généralement mis à plat par l’auteure. À cet égard, la démarche est honnête et ne prétend pas épuiser les secrets de Guibert et faire la synthèse de tous les aspects que la question convoque. Naito n’a d’autre choix que d’étudier les mensonges qui ont été d’une manière ou d’une autre révélés par l’auteur ou ses proches ; on regrette ainsi qu’elle ne puisse rendre justice à un texte comme Voyage avec deux enfants qui, plus que tout autre ouvrage de Guibert (sans toutefois fournir les clés de lecture) joue sur les registres de la vérité et du mensonge15.

12C’est là une impasse négligeable en regard de l’ampleur de la recherche effectuée. L’auteure arrive à déplier généreusement les différentes significations de la poétique du « mentir vrai » chez Guibert, laquelle est résumée ainsi par Naito : « Je mens parce que j’insère librement des produits de mon imagination ; en même temps, je dis vrai parce que l’image inventée est exacte et ne trahit pas la réalité que je vis. » (p. 115)