Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Stefano Brugnolo et Fabien Kunz-Vitali

Orlando & Lampedusa, un conflit long de cinquante ans

Francesco Orlando, L’Intimité et l’Histoire. Lecture du Guépard, Paris : Classiques Garnier, coll. « Théorie de la littérature », 2014, 210 p., EAN 9782812433450.

La présente recension a été conçue conjointement par les deux auteurs, mais la première partie est de la plume de Fabien Kunz-Vitali, et la seconde, de celle de Stefano Brugnolo.

1.

1Dans les paragraphes liminaires de l’essai À distances multiples qui agrémentait, en guise de complément et de relecture, la nouvelle édition d’Un souvenir de Lampedusa, premier portrait encore aujourd’hui inégalé du Lampedusa de la maturité, l’auteur exprimait le souhait suivant :

Si l’avenir me le permet, je me propose de revenir sur Le Guépard dans une perspective moins singulière que dans ce livre [Un souvenir de Lampedusa]. Mettre mon métier d’adulte au service de l’œuvre de celui qui m’instruisit adolescent ; fournir à son interprétation une lecture qui, si elle n’est peut-être pas plus compétente, sera tout au moins plus secrètement affectueuse que d’autres1.

2Le projet, encore virtuel dans ces lignes, devait se concrétiser deux ans plus tard — à travers un cours tenu à la Faculté de Lettres de l’Université de Pise en 1996-1997 — dans un ouvrage intitulé L’Intimité et l’Histoire première monographie encore aujourd’hui inégalée du Guépard (la répétition n’est pas abusive)2 et remarquable exemple d’une pratique théorique mûrie pendant plus de trente ans.

3Le passage cité le confirme : l’histoire de l’étude par Francesco Orlando du Guépard est strictement liée à celle des deux essais biographiques. Plus ou moins « secrètement » motivés par une expérience de fond commune et complémentaires par leur intention, ces trois textes forment une certaine unité. Pourtant, il évident qu’il s’agit en même temps de trois textes éminemment différents, voire résolument disparates. Pour des questions de genre tout d’abord — portrait, biographie ou témoignage vs étude ou « lecture » — et partant, de modalités formellement différentes d’aborder une même réalité : cette tension, ce besoin de « retour » à un nœud non résolu de sa formation personnelle et intellectuelle. Mais aussi parce que, pour l’auteur, la différence d’objet est essentielle entre ces deux logiques, pour ne pas dire ces deux réalités. Cette distinction nous renvoie à l’une des pierres angulaires de la réflexion théorique d’Orlando, qui, sur ce point, rejoint le Proust du Contre Sainte-Beuve, ainsi que les présupposés structuralistes. Et ce n’est pas un hasard si la distinction entre l’homme et l’œuvre constitue le sujet principal des paragraphes introductifs d’À distances multiples comme de L’Intimité et l’Histoire. Entre le témoignage de jeunesse sur l’homme Lampedusa des dernières années, achevé en 1962, la relecture de ce texte en 1996, et la relecture critique du Guépard en 1998, les distances sont multiples, au sens chronologique et formel, mais aussi thématique et épistémologique.

4Le projet a de quoi surprendre — l’auteur est le premier à le reconnaître. Reprenons, en les paraphrasant, les interrogations du chapitre liminaire de L’Intimité et l’Histoire : comment Orlando, disciple et interlocuteur du Prince de Lampedusa au cours des années où ce dernier, comme en témoigne Un souvenir, mûrissait et rédigeait son Guépard, pouvait‑il se pencher sur Lampedusa en vrai chercheur, et dans le respect des principes d’objectivité ? Comment pouvait-il aborder ce roman avec la même impartialité qu’il n’avait eu de cesse d’adopter, depuis son essai sur la Phèdre de Racine, faisant mine de ne rien savoir surla vie de l’auteur3 ? Comment pouvait-il penser parvenir à ne pas se laisser conditionner par sa familiarité encore vivace avec la personnalité de Lampedusa ; par le souvenir du temps passé ensemble, au palais de Via Butera, à Palerme, à causer des traditions littéraires anglaises et françaises4 ; et par les vestiges souvent douloureux de ce passé ?

5En un sens, il s’agissait d’une condition d’emblée impossible (preuve en est le renvoi, dans le paragraphe cité ci-dessus, à la nature « secrètement affectueuse » de l’étude projetée). Et en effet, le postulat d’objectivité est à entendre surtout comme principe heuristique. Car s’il était scrupuleux et cohérent dans l’élaboration et la mise en pratique de son système, Orlando n’était pas un fanatique. Il n’était pas insensible aux appels du bon sens —dont on sait que plus ils sont évidents, plus ils provoquent l’intransigeance du théoricien5. Si l’on veut, la distinction même entre auteur et œuvre n’impliquait pas pour Orlando d’incompatibilité théorique absolue (peut-être aussi parce que la relation entre ces deux termes est conceptuellement contigüe à celle, plus large, et, jamais réfutée par Orlando, entre monde et texte — c’était même l’aspect le plus original de sa réflexion). Par cette distinction, il voulait surtout éviter une démarche simpliste et confuse, basée sur des rapports logiques de « spécularité et dépendance », plutôt que sur les principes, d’origine freudienne, de « contradiction et d’opposition » (ces expressions sont empruntées au paragraphe initial de L’Intimité et l’Histoire). Dans l’amphithéâtre, face à des étudiants encore peu familiarisés avec l’idée de l’hétérogénéité entre ces deux termes, Orlando, d’ordinaire étranger aux tentations du discours métaphorique, se servait à ce propos, d’une comparaison pour le moins efficace, celle de la « passoire » : l’œuvre littéraire est à la vie de l’auteur ce que le bouillon est aux légumes qu’on a utilisés pour le faire. Entre les deux, le rapport est de substance ; mais une fois la passoire retirée — et avec elle, les ingrédients — ces derniers, loin de réapparaître dans le texte sous leurs forme et fonction originelles, se sont fondus dans une réalité substantiellement autre. D’une certaine façon, la distinction vaut aussi pour les présupposés théoriques qui sous-tendent sa décision de revenir au Guépard. Ils sont moins un credo qu’une fonction, un idéal épistémologique.

6Et peut-être n’est-ce pas seulement le reflet d’une maturité théorique pleinement atteinte, et du maniement désormais assuré de ses outils de travail, si l’approche d’Orlando se fait si persuasive, et plus persuasive que jamais dans L’Intimité et l’Histoire. Sans rien retirer à un ouvrage comme Les Objets désuets dans l’imagination littéraire, une œuvre critique par bien des aspects plus monumentale en ce qu’elle aborde presque toute la tradition occidentale6, l’étude sur Le Guépard constitue, d’une certaine façon, un défi insurpassable. Un passionnant pari où se jouait la validité de l’un des principes fondateurs de la théorie et de la méthode d’Orlando : la possibilité de démontrer, sur la base probante des évidences textuelles (cohérence systématique des rapports internes entre toutes les parties et tous les niveaux d’un texte) et, partant, la valeur d’une œuvre littéraire.

7L’importance de l’entreprise ne se mesure certes pas seulement à l’aune du degré de compétition du théoricien avec (ou contre) lui-même. Pour comprendre pleinement le sens de l’opération comme lecture de texte, il faut prendre en compte deux autres aspects. D’abord, ce critère biographique, si efficacement combattu par Orlando, sous-tendait toute une tradition d’exégèse, en Italie et ailleurs, qui s’obstinait à ne voir dans Le Guépard que la transposition à peine voilée de la vie de son auteur. Ensuite, avec son postulat textualiste, la relecture d’Orlando relevait un pari qui, par-delà Sainte-Beuve et son intérêt pour la biographie, investissait la personne même de Lampedusa, lecteur passionné et en tous points d’accord avec l’auteur des Lundis7. Ce qui impliquait donc un second niveau, où l’héritage intellectuel de son propre maître était revisité en négatif. L’essai d’Orlando, en d’autres termes, vaut comme texte critique avec et pour, mais aussi contre Lampedusa.

8Résumons. Tout d’abord, L’Intimité et l’Histoire exauce de façon exemplaire la promesse jadis formulée dans À distances multiples (mais peut-être mûrie depuis le Souvenir) : revenir sur Le Guépard et faire émerger, à travers un scrupuleux travail d’analyse, la vérité du texte, sans jamais recourir à une quelconque vérité biographique. Le pari s’inscrivait au rebours d’une double tendance : celle de la majorité des interprètes du Guépard d’une part, et celle de Lampedusa, de l’autre, avec ses inclinations beuviennes et les dérives psychologisantes qui en découlaient. Ensuite, le retour au Guépard, en 1998, est aussi la conclusion d’une indéniable tension intérieure. Cet ouvrage vient clore un cycle de quarante ans où Orlando n’a cessé de réélaborer, pour ne pas dire d’exorciser l’expérience de jeunesse de son intimité avec Tomasi di Lampedusa. Un parcours dont les différentes étapes, et notamment le choix de modèles critiques plus valables (je pense notamment à la note d’À distances multiples où Orlando souligne l’importance psychologique qu’eut pour lui la découverte de Croce, puis d’Auerbach et de Spitzer8) marque un éloignement progressif et symétrique à l’égard de son maître — stimulé par ce conflit latent qui l’opposait en même temps qu’il le liait pour toujours à la figure de Lampedusa. Le « service » ultime rendu par l’élève au maître se résout ainsi en une preuve suprême de conquête d’autonomie et de dépassement.

9Indépendamment du parcours intellectuel d’Orlando, l’importance de ces trois écrits se définit surtout en rapport avec l’histoire de la réception du Guépard, qui compte parmi les œuvres les plus controversées de la littérature italienne du xxe siècle, d’où sa durable et équivoque renommée comme « cas9 ».

10Quand en 1958, un an après la mort de son auteur, Le Guépard sort chez Feltrinelli grâce à l’heureuse intuition éditoriale de Giorgio Bassani, le roman remporte presque aussitôt un franc succès (400.000 exemplaires vendus en trois ans, un record pour l’époque, à tel point qu’on le qualifie aujourd’hui de premier best-seller en Italie10). Mais il s’agit d’un succès ambigu : s’il est plébiscité par les lecteurs, en Italie comme à l’international, il est attaqué par la plupart des lettrés reconnus de l’époque. En effet, toute la communauté ou presque des auteurs et critiques se penchait sur le cas Guépard, pour débattre des origines et des causes de ce roman-météore, si étranger aux écoles et tendances de l’époque. Et ces derniers de se diviser bien vite en factions opposées de gattopardisti et anti-gattopardisti.

11La querelle semble aujourd’hui exemplaire des rapports de force et du discours culturel en vigueur en Italie au tournant des années 1950-1960. Un vent de changement soufflait sur les modèles culturels. La source du néoréalisme se tarissait : sa fin, peut-on dire, est emblématiquement consacrée par le poème-manifeste de Pasolini, En mémoire du réalisme, lu à l’occasion du Premio Strega de 1959, qui, justement, fut décerné au Guépard. Cette saison néoréaliste, avec ses tensions progressistes, était suivie de peu et devait être supplantée dans sa vocation « hégémonique » par la nouvelle avant-garde du Groupe 63. Bien que différentes par leurs origines et leurs motivations, les deux « écoles » voyaient confusément dans Le Guépard, qui n’avait de lien avec aucun des canons de valeurs de l’époque, un ouvrage dérangeant et complètement hors de propos, qui signait une régression à la fois idéologique et esthétique. Ils dénonçaient, en substance, un exercice de style rédigé dans un coin de terre par un homme en dehors de son temps, détenteur d’un message inquiétant, et s’opposant à la vision alors communément diffuse de l’histoire comme source d’espoir.

12De 1958 à 1960, puis — dans un nouveau souffle, en partie dû au film de Visconti — de 1963 à 1965, le débat sur Le Guépard et, par ricochet, sur son auteur, prit le visage d’une véritable querelle. Et sans aucun doute, l’issue de cette querelle aurait été différente si en 1962, Orlando, alors à peine âgé de trente ans, ne s’était décidé à consigner par écrit son Souvenir de Lampedusa, et à intervenir dans une querelle née sur la base fragile de demi-vérités et d’allégations mesquines.

13À la différence de la biographie presque contemporaine d’Andrea Vitello11, le Souvenir d’Orlando ne se voulait nullement la reconstitution organique du passé du Prince. Il se bornait à faire revivre ce dernier, tel qu’Orlando l’avait connu pendant les quatre dernières années de sa vie. L’entreprise était loin d’être aisée. Elle exigeait de naviguer habilement entre respect de la Princesse de Lampedusa, très chatouilleuse à l’endroit de la sauvegarde du souvenir de son mari (et pas toujours prévisible dans les critères qui orientaient ses jugements12), et respect de soi — l’expérience Lampedusa avait été pour lui source de déceptions encore douloureuses : dans une lettre de novembre 1962, Gioacchino Lanza Tomasi, fils adoptif du Prince, félicite Orlando pour sa décision d’écrire, car il sait combien « cuisant » est le souvenir du temps passé avec cet « si impérieusement fascinant13 ». Si les conditions de départ étaient objectivement difficiles, la réussite de ce portrait n’en était que plus méritoire, avec ce style sobre, gage d’« honnête dissimulation », par lequel l’auteur avait choisi de répondre au défi moral de l’équilibre entre vérité et discrétion. Quand sort Un souvenir de Lampedusa (nous sommes en 1963), les réactions des personnes les plus aptes à juger de la justesse du texte d’Orlando sont unanimement positives. Dans une lettre du 23 novembre 1963, la Princesse exprime à l’auteur son « plaisir de lire enfin une description de [son] mari faite avec intelligence14 » et qui, surtout, lui ait permis de « retrouv[er] nombre de ses pensées, de ses expressions, de ses boutades, que les gens ne comprenaient généralement pas, ni n’appréciaient comme telles15 ». Ces éloges font écho aux mots, un an auparavant, de Gioacchino Lanza Tomasi, l’une des rares personnes à avoir entretenu une vraie relation de familiarité avec le Prince. Dans une lettre du 26 décembre, il reconnaît au Souvenir de son ami Orlando le mérite d’être le « seul écrit véridique sur Giuseppe, au milieu de tout le fatras journalistique publié à ce jour16 ». 

14Ce témoignage nous ramène à l’importance déjà évoquée du portrait d’Orlando dans l’histoire de la réception du Guépard. La connaissance de la vie et de la personnalité de Lampedusa était plus que lacunaire. Et le peu qu’on en savait avait eu tôt fait d’encourager les reconstitutions fantaisistes (et pas seulement de la part des journalistes). La convergence d’origines (patriciennes et siciliennes) entre l’auteur et son personnage avait vite fait naître un vrai roman sur le roman, qualifié de confession ou testament. Suivant cette apparente équivalence, le Prince de Salina n’était autre que le Prince de Lampedusa, et le second se cachait derrière le premier pour exprimer, dans la lignée des grands romanciers siciliens, son pessimisme sur le destin irrécupérable de l’île (et de la péninsule) et l’inavouable cynisme politique que trahit la célèbre formule de Tancrède (calquée sur une maxime d’Alphonse Karr17) qui encore de nos jours se réjouit d’une fortune tout à fait équivoque auprès des représentants de la classe politique italienne.

15Or les mises au point d’Orlando venaient démentir ces affirmations les unes après les autres. Et ces démentis étaient d’autant plus efficaces qu’ils n’étaient pas conçus comme tels. Le Souvenir de Lampedusa, en effet, ne se présente pas comme un portrait partisan venant se placer, dans la querelle autour du Guépard, aux côtés des défenseurs du roman (Eugenio Montale ou, plus pénétrant encore, Louis Aragon18. Le parti pris d’Orlando, du reste explicite, regardait tout au plus son expérience personnelle : la gratitude envers un homme qui lui avait consacré tant de temps, l’attachement pour ses façons ironiques et anticonformistes, la fascination pour une culture littéraire et historique qui était tout sauf insulaire et rétrograde, mais aussi les complications finales, les rebuffades, les déceptions subies. N’ayant eu de cesse de respecter un impératif de sincérité — il en allait implicitement de sa propre émancipation intellectuelle — le récit d’Orlando sur l’homme Lampedusa était si efficace qu’elle rendit au roman un service qui valait dix apologies gattopardistes réunies. Car, par ses remarques sur l’acuité et la modernité de la culture littéraire de Lampedusa (Proust, Joyce, Woolf, etc.), il contribua à modifier et partant, à débloquer la dynamique du débat sur Le Guépard. Avec son Souvenir, Orlando contribuait à affranchir le roman des soupçons d’insularité, d’anachronisme et de défaitisme qui pesaient sur lui. Avant de fournir, avec L’Intimité et l’Histoire, des preuves encore plus définitives.

2.

16Mais L’Intimité et l’Histoire n’est pas seulement le plus bel essai jamais écrit sur Le Guépard, c’est aussi dans l’absolu un grand essai de critique littéraire, qui pose des questions théoriques décisives. C’est peut-être l’ouvrage où l’on peut apprécier avec le plus de prégnance l’utilité d’un concept originellement emprunté par Orlando à Freud : la formation de compromis. Ce concept est à la base d’une approche psychanalytique des textes, de type rhétorique et logique plus que de contenu. Ce n’est en effet qu’en se réclamant de l’anti-logique de l’inconscient, par essence insensible au principe de non-contradiction, que nous pouvons affirmer que les œuvres littéraires disent toujours une chose et son contraire. Elles sont semblables en ceci au rêve ou au symptôme que Freud, dans son Introduction à la psychanalyse, définit comme une « une ambiguïté, habilement choisie et possédant deux significations diamétralement opposées ». Ainsi, alors que le discours idéologique peut se limiter à un choix rationnel et exclusif entre deux intentions, et donc deux significations, le discours littéraire, quand il donne tort à quelqu’un, lui cède la parole, en lui donnant aussi, d’une certaine façon, raison. Ce qui explique cette constitutive ambivalence du texte poétique, que nous autres critiques ne réussissons pas toujours à reconnaître et à supporter, à tel point qu’Orlando a pu écrire de la formation de compromis ce que La Rochefoucauld disait du soleil et de la mort : qu’ils « ne se peuvent regarder fixement ». En effet, « il est bien difficile, et peut-être impossible, que l’homme réussisse jamais à vraiment regarder ne serait-ce qu’une seule contradiction fixement » ; et seule « la grande littérature lui fait momentanément surmonter cette impossibilité grâce à la médiation, comique ou tragique, du plaisir19 » Nombre de conflits interprétatifs découlent de cette difficulté à « regarder fixement » l’« impossible » contradiction que le texte nous a fait entrevoir l’espace d’un instant, et de cette tendance de la critique à privilégier une signification à l’exclusion de l’autre. J’en veux pour preuve la démarche des interprètes du Guépard, divisés en défenseurs et détracteurs de la poignante nostalgie d’Ancien régime exprimée par le Prince Salina. Ils n’ont pu concevoir que l’auteur donnait tout à la fois raison et tort à son personnage. Et il a échappé aux uns comme aux autres que Lampedusa adopte à l’égard du passé la position ambivalente inaugurée par Chateaubriand : à l’instant même où l’on regrette le monde d’hier, on reconnaît par là le triomphe définitif du monde d’aujourd’hui. D’un côté, donc, Lampedusa, en nous introduisant dans les chambres secrètes de l’aristocratie, et en nous amenant à nous prendre de sympathie pour son héros, nous fait prendre conscience qu’avec la fin de la société d’Ancien régime, nous avons tous perdu quelque chose (certaines manières, un certain rapport à la vie, aux objets, à la richesse, au temps, etc.). Mais de l’autre, il reconnaît qu’il s’agissait de toute façon d’une société anti-historique, car fondée sur l’injustice. Et non seulement, il le reconnaît, mais il déplore même le fait que ce passé n’ait pas été entièrement balayé et remplacé par une société authentiquement libérale et démocratique. Il regrette donc que l’espoir d’une vraie révolution nationale ait été trahi au nom d’un compromis de mauvais aloi. Et c’est ce qui fait qu’Orlando relève dans Le Guépard à la fois une nostalgie du passé et une nostalgie du futur : dans ce roman « cohabitent deux sortes de nostalgie : la nostalgie […] de la bourgeoisie, et la nostalgie de l’aristocratie » (p. 179). Mais si Orlando nous montre que le roman peut, et même doit être lu simultanément et dramatiquement comme conservateur et progressiste, la plupart des critiques ont pris parti pour une position, à l’exclusion de l’autre.

17Il convient d’être clair sur ce point. L’Intimité et l’Histoire est un livre écrit par un homme qui, à l’encontre d’un certain pessimisme contemporain, a toujours parié sur le Progrès, entendu comme progrès de la rationalité humaine. Mais il l’a fait d’un point de vue critique, c’est-à-dire avec la conscience claire que la rationalité s’affirme avec beaucoup d’efforts, et toujours au prix de ce que Freud appelait le « malaise dans la civilisation ». Pour résumer le sens ultime du travail critique d’Orlando, on dira qu’il a eu pour objet toutes les dimensions que la dialectique de la civilisation, avec ses incessantes surenchères, réprime et sacrifie inévitablement. Pour lui, la grande littérature est toujours « solidaire ou complice de tout ce qui rencontre la distance, la méfiance, la répugnance, le refus et le blâme hors de ses fictions20 ». Les œuvres poétiques serviraient à cela, en définitive : à exprimer le « retour du réprimé », à donner une voix à ce qui, sans elles, resterait étouffé dans le monde tel qu’il est. Il faut pourtant ajouter aussitôt que, pour Orlando, le retour du réprimé véhiculé par la poésie n’est pas toujours exclusivement euphorique, révolutionnaire, progressiste et libertaire (à la manière de Bakhtine, pour me faire comprendre). Et ce n’est pas un hasard si un filon important de ses recherches a porté sur le rapport entretenu par quelques grands écrivains avec la tradition religieuse et politique, après que cette tradition avait été définitivement déchue, entre 1789 et 1848 (ce qui explique, entre autres, sa prédilection pour Baudelaire). Et s’il s’est intéressé à des auteurs réfractaires aux idéologies progressistes, c’est justement parce qu’il croyait que le projet des Lumières resterait simpliste et trompeur si on ne le confrontait pas aux raisons négatives et régressives de ces artistes. C’est pour rendre compte le mieux possible de ces raisons qu’il a eu l’idée originale d’adopter un autre concept tiré de Freud, et calqué sur celui du retour du réprimé : le « retour du surmonté ». Orlando croyait en effet que la modernité se caractérisait surtout par une nécessité de plus en plus pressante de « surmonter » les institutions, croyances et idées du passé. Mais il ne partageait pas les faciles enthousiasmes des idéologies et rhétoriques de la nouveauté, fussent-elles « de gauche ». Il tenait au contraire la plupart de ces dépassements pour mauvais ou fallacieux, leur reprochant d’occulter plus que de résoudre des contradictions et besoins humains qui persistent, envers et contre tout. Selon lui, ce sont justement les écrivains les plus méfiants envers les illusions optimistes qui nous poussent à nous affranchir de la dictature du présent, à le relativiser, et à l’interroger depuis la perspective de tout ce qui lui résiste. Ainsi, à travers son étude du Guépard, et rejoignant en cela Tocqueville, Orlando nous démontre par exemple qu’il existe des aspects du monde aristocratique dépassé (certains orgueils, magnanimités, attitudes dédaigneuses, belles manières, etc.) qui, à l’époque justement de la société de masse, mériteraient d’être rappelés et regrettés ; et qui peuvent même nous pousser à critiquer cette société et à exiger une version démocratique et utopique de ces valeurs aristocratiques du passé.

18Mais ce livre nous dit quelque chose de plus. Il nous parle de l’inclination caractéristique de cette littérature « tournée vers le passé » à revendiquer un droit d’existence et de résistance pour tout ce qui, au delà de sa valeur intrinsèque, devrait être sacrifié au nom de la civilisation, de la raison, du principe de réalité. La grande littérature sert aussi à cela : à donner une voix aux oppositions les plus gratuites et infantiles, aux donquichottismes les plus antihistoriques, et même au pur plaisir de dire non à ce qui existe. Comme le démontre justement l’obstination avec laquelle le protagoniste du roman insiste sur les aspects les plus régressifs et réfractaires à l’Histoire d’une Sicile immuable et imperméable à toute cause politique juste : « Pour l’instant, pendant longtemps, il n’y a rien à faire » dit Don Fabrizio à quelqu’un qui veut le persuader departiciper lui aussi au changement en cours. Certes, pour l’auteur, le prince a tort, en définitive, de s’abriter derrière son pessimisme pour s’abstenir de tout effort de réformer une région dont il fustige pourtant le côté arriéré. Il a tort, bien sûr, nous dit Orlando, mais pas entièrement, tant il est vrai que le désespoir aussi a ses raisons et pas seulement l’espoir, et que « de ne pas passer tout cela sous silence relève d’un pessimisme progressif, antidote à l’optimisme progressiste, simplifiant et mensonger, courage du désespoir qui affronte l’autre face de l’espoir » (p. 145). À l’ère de l’obligation du bonheur et de l’efficacité, il est plus que jamais vital de savoir apprécier ces raisons.

19Une autre grande question théorique à laquelle Orlando tente d’esquisser une réponse dans ce livre est celle de l’universalité de l’art. Il part du constat que Le Guépard fut un succès planétaire et se demande : « Quelle importance la spécificité sicilienne pourrait-elle avoir pour des lecteurs finlandais, brésiliens, japonais, si l’œuvre littéraire n’était pas capable de transposer cette spécificité en quelque chose de plus grand ? » (p. 143). Toute la question, c’est que Le Guépard ne nous raconte pas la Sicile « véritable » (comme l’auraient fait un historien ou un géographe), mais une Sicile recréée, transfigurée selon une perspective des plus originales, et qui, ici, fonctionne comme une espèce d’antonomase pour tout un ensemble de significations ou de réalités potentiellement très vastes. Voilà donc que, selon Orlando, un lecteur qui lit Le Guépard réalisera une «[e]xpansion du signifié dont [il] ne doit pas forcément parvenir à être conscient », et donc

[une] expansion du signifié […] de la singularité de la condition périphérique sicilienne à l’universalité de toute condition périphérique ; d’une périphérie (si ce mot peut bien en résumer d’autres : province, midi, terre arriérée, etc.) à ce qui, tout en demeurant vivement déterminé, tend à devenir la périphérie. (p. 144)

20Ici, Orlando applique les  postulats insolites  du psychanalyste Ignacio Matte Blanco qui a montré comment la pensée inconsciente toujours à l’œuvre dans le discours poétique tend à saisir le général dans le particulier. «Une telle logique […] n’a aucune prédilection […] pour ce qui est singulier et pour ce qui est concret » :

Elle tend à l’immerger dans ce qui est plus universel et dans ce qui est plus abstrait » (ibid.). La Sicile du Guépard sera donc perçue comme l’exemplification par excellence de la condition périphérique, où un certain recul économique devient le symbole de tous les reculs, où une révolution manquée « compte pour la révolution ratée. (p. 174)

21Et ainsi de suite. Ceci n’enlève rien au fait que, si l’on suit toujours Matte Blanco, « au cours d’une dilatation pareille de l’unité vers des ensembles de plus en plus vastes, […] quelques caractéristiques de la chose particulière sont toujours conservées » (p. 144). Ce qui signifie que cette Sicile, « devenue catégorie » dans Le Guépard, conserve aussi des traits résolument individuels et mémorables. On comprendra, dès lors, que le lecteur puisse effectuer, même inconsciemment, toute une série de substitutions, assimilations et comparaisons mentales entre la Sicile de Lampedusa et d’autres conditions périphériques plus familières (géographiques, mais aussi personnelles et existentielles). En somme, pour Orlando, le bon critique littéraire ne doit jamais réifier les noms et les étiquettes : il doit toujours se demander de quoi parlent les écrivains quand par exemple ils parlent de Sicile, d’Afrique, d’Inde, etc. Et si les noms sont décisifs dans les discours idéologiques et scientifiques, il en va autrement des discours littéraires où les individus sont représentés comme autant de métonymies de réalités plus grandes, à leur tour définies par des attributs ou caractéristiques choisies par l’auteur selon sa propre sensibilité (Lampedusa aurait pu retenir de la « vraie » Sicile un autre trait que le caractère périphérique).

22Mais si, par son statut, l’œuvre littéraire se prête à ces lectures « actualisantes », elle reste, pour Orlando, toujours elle-même, et sa signification, bien que complexe et ambiguë, reste déterminable et descriptible, et non indéterminée et ineffable. S’il est vrai en effet que les lectures ne peuvent qu’être infinies, elles sont d’ordinaire compatibles et comparables, puisque se référant à certaines significations de fond objectivement données par le texte et égales pour tous. Bref, le lecteur n’invente pas le texte, comme le voudrait un certain relativisme à la mode : il l’adapte à sa réalité. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut le pénétrer et le vivifier. Et c’est en ce sens qu’il faut souligner les consonances entre cet Orlando et le Proust du Temps retrouvé, dans ce passage où le narrateur évoque cet homme qui fit tout pour être aimé d’une femme qui, si elle l’avait comblé, l’aurait sans aucun doute, rendu malheureux ; cet homme donc, « au lieu de chercher à exprimer ses souffrances et le péril auquel il a échappé, […] relit sans cesse […] cette pensée de La Bruyère :  “Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j’ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres” ». Et en la relisant, il « la vivifie, la gonfle de signification jusqu’à la faire éclater, il ne peut la redire qu’en débordant de joie tant il la trouve vraie et belle, mais il n’y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement la pensée de La Bruyère21 ». C’est à ce type de lectures vivifiantes, mais qui « n’ajoutent rien » au texte que pensait Orlando quand il parlait des « expansions de sens » spontanément opérées par le lecteur du Guépard. Mais « ou le raisonnement est faux dans le cas du Guépard, ou il est toujours vrai, pour toute la littérature22 ».


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23Et nous conclurons en insistant justement sur cette foi dans l’intrinsèque et objective rationalité des textes littéraires qui, bien qu’ambigus et contradictoires, restent toujours, pour Francesco Orlando, cohérents et systématiques. Il semble même que la valeur du texte dépende, pour lui, aussi et surtout de cette cohérence interne que le lecteur commun reconnaît instinctivement, mais qu’il est du devoir du critique d’articuler et d’expliciter en un discours argumentatif. Pour Orlando, un grand texte littéraire est constitué d’un réseau dense, fin et systématique d’oppositions et affinités sémantiques et formelles. Dans un texte de ce type, tout se tient et tout se retrouve, bien au-delà des intentions de l’auteur et des éventuelles incongruités apparentes. Pour montrer que c’est ainsi que fonctionne Le Guépard, et que c’est donc un chef d’œuvre, Orlando, comme à son habitude, a procédé à un démontage du texte, qu’il a ensuite recomposé sur la base d’un autre ordre idéal et profond (paradigmatique), qui sous-tend et organise secrètement l’ordre séquentiel (syntagmatique) de l’œuvre. Finalement, il démontre que chaque partie du roman, que chaque mot a sa place dans un système de liens et de correspondances, où aucun choix de l’auteur ne semble dû au hasard. Que l’on prenne seulement l’exemple des diminutifs, qui sont légion dans Le Guépard. Orlando les examine tous et parvient à démontrer que leurs occurrences, loin d’être accidentelles, sont au contraire cohérentes et systématiques. Déjà, « [i]ls marquent, régulièrement, les gens et les objets non siciliens » (p. 148); on peut dire ensuite qu’ils s’appliquent à « toutes sortes de représentants du Nouveau Monde qui s’opposent à l’Ancien » (p. 149). En définitive, ils témoignent de valeurs et instances inspirées d’une plus grande sobriété bourgeoise, qui contrastent avec les valeurs de l’Ancien régime sicilien qui, lui, se caractérise comme magnifique et hors norme. Partant, la « petite vigne » dont le piémontais Chevalley a la nostalgie, s’oppose à l’univers aristocratique. « La grandiose inhumanité qui, en bonne logique, reste à attribuer à la Sicile, est l’équivalent paysager de la majestueuse iniquité d’une propriété foncière aux proportions princières » (p. 150). Ces mises au point témoignent, bien entendu, de la grandeur du Guépard, mais aussi de l’extraordinaire intelligence de son interprète. Elles témoignent surtout du fait qu’un travail critique marqué par l’esprit de géométrie, c’est-à-dire par la rigueur et la systématisme, n’est en rien l’ennemi de l’esprit de finesse et de la sensibilité textuelle la plus exquise : il en est au contraire le principal allié.