Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Mars 2015 (volume 16, numéro 3)
titre article
Sophie Rabau

L’engagement du lecteur : autonomie de l’œuvre & autonomie de l’interprétation

L’interprétation politique des œuvres littéraires, sous la direction de Carlo Umberto Arcuri & Andréas Pfersmann, Paris : Éditions Kimé, coll. « Détours littéraires », 2014, 231 p., EAN 9782841746491.

Lecture politique & autonomie de l’œuvre

1Une herméneutique, une lecture politique de la littérature peuvent‑elles rendre justice à un acte de création censé jouir d’une autonomie maintes fois affirmée ? Telle est la problématique de cet ouvrage clairement annoncée dès l’introduction. Il s’agit donc à travers la question de l’interprétation politique de poser sur nouveaux frais la question de l’autonomie de l’œuvre littéraire, étant entendu que l’affirmation ou la contestation de cette autonomie sont elles‑mêmes des positions politiques. Ainsi — et c’est là un des apports les plus apparents de ce livre — le postulat de l’autonomie de l’œuvre n’est pas opposée à la lecture politique mais ressortit au politique, au même titre qu’une lecture qui se décrit comme politique et engagée. Le témoignage de Jacques Leenhardt, qui vient tout de suite après l’introduction, illustre cette question centrale. Premier auteur à avoir osé, dès 1973, une Lecture politique du roman (La Jalousie d’Alain Robbe‑Grillet), J. Leenhardt oppose sa lecture politique à une lecture dominante en son temps qu’il décrit comme plus formaliste : cette lecture tendait à extraire l’œuvre de tout contexte, et niait du coup la dimension postcoloniale de la jalousie, prenant par là‑même une position politique. La problématique se trouve ensuite déclinée dans trois ensembles. Une première partie est consacrée à des études de cas. On y trouve d’abord la présentation d’interprétations qui portent sur la politique de l’auteur : Frédéric Thomas fait un retour sur les lectures politiques de Rimbaud, du surréalisme à nos jours et montre  d’emblée la complexité du problème posé par le volume : entreprendre, ou refuser une lecture politique de la littérature, c’est d’emblée avoir des présupposés sur le rapport entre politique et littérature et aussi sur la nature du littéraire et du politique. Dans l’article suivant, Marc Crépon  présente aussi le cas d’une lecture qui porte sur la politique de l’auteur : l’apparente résignation des héros de Kafka lui a valu un procès politique. À partir du troisième article on passe à un niveau métainterprétatif : il s’agit non pas de s’intéresser à la manière dont la politique d’un auteur est perçue mais de mettre en avant la nature politique d’une lecture. Stéphanie Lanfranchi remet ainsi en cause les interprétations apolitiques menées par Benedetto Croce : elles ont en réalité un sens politique bien que B. Croce se présente comme un défenseur acharné de l’autonomie de l’art. Mais défendre l’autonomie de l’art contre des lectures fascistes totalisantes, c’est évidemment prendre une position politique. L’article de Carlo Arcuri montre comment la conception bakhtinienne du roman est inséparable d’un discours sur la démocratie, mais aussi comment des romanciers n’ont pas séparé leur choix d’écriture d’une prise de position sur la démocratie. Andréas Pfersmann interroge aussi la nature politique de l’interprétation sur un plan métainterprétatif, mais il passe à un niveau supplémentaire car sa métainterprétation est elle‑même engagée : il entre en débat avec des interprétations politiques de l’œuvre de Brecht par Adorno et Rancière pour montrer que ces lectures politiques sont elle‑mêmes surdéterminées par un contexte politique qui les rend discutables ou permet en tout cas de les relativiser. Pour être également métacritique et politique, l’article suivant de Fabio Akcelrud Durão déplace clairement les enjeux : il s’agit d’une étude sur Fredric Jameson en particulier The Political Unconscious. Narrative as socially symbolic Act (1981). Or F. Jameson se voit reproché non pas tant sa position politique que son usage hégémonique et général du politique comme instrument herméneutique, ce qui lui fait manquer, selon l’auteur de l’article, la spécificité des textes. Après ces cas de lectures menés par des individus, une deuxième partie étudie des pratiques de lectures politique situables dans une collectivité ou déterminés par des enjeux collectifs et institutionnels. Charlotte Krauss évoque les différentes manières dont la matière d’Arminius a été exploitée dans le contexte germanique. Les trois articles suivants reprennent plus nettement les termes de la problématique générale. Annick Louis met l’accent sur la tendance collective, et notamment très française, à ne pas voir la dimension politique de l’œuvre borgésienne qui se trouve ramenée à sa dimension littéraire, c’est‑à‑dire en l’espèce autonome et coupée de tout contexte. Crina Bud, à propos de l’ex‑RDA et Anne‑Laure Bonvalot à propos de l’Espagne contemporaine, montrent ensuite que des modes de lecture proclamant une autonomie ou une gratuité du littéraire sont en fait des lectures engagées dans des communautés politiques qui en déterminent les choix. L’ouvrage se clôt sur des exercices pratiques de lecture politique. On trouve alors deux lectures dont le point commun est de faire émerger des interprétations inédites et contredoxiques. Où l’on découvre un Henry James qui tient un discours sur le capitalisme (Donata Meneghelli) et un Octave Mirbeau plus politique et moins érotique que l’on peut s’y attendre. Enfin deux lectures de Thomas Pavel et de Christine Baron réunies thématiquement par la question de la résistance littéraire à un régime totalitaire, invitent à déplacer encore la question du rapport entre référentialité et autonomie de l’œuvre. Les deux auteurs disent tous deux que le caractère politique de l’œuvre ne dépend pas de l’indifférence apparente au réel ou au contraire de l’apparent engagement de l’œuvre dans la réalité, mais du traitement qui est fait du réel par la littérature. Ainsi Christine Baron montre‑t‑elle que Varlam Chalamov rejette le réalisme pour mieux imposer une vision brute de la réalité.

Lecture politique ou lecture historique ?

2Cette question de l’inscription de l’œuvre dans le réel ouvre un premier point de discussion. En effet le choix d’axer la problématique choisie autour de l’autonomie de l’œuvre fait que dans le détail des analyses on peine parfois à distinguer interprétation politique et interprétation historique ou contextuelle. Par exemple J. Leenhardt a tendance à assimiler lecture politique et lecture historique :

La notion de politique portait donc à mes yeux très clairement des connotations polémiques à l’égard du courant dominant qui avait enterré l’historicité des phénomènes littéraires. (p. 10)

3Une première question, que je pose ici de manière trop caricaturale au regard de la finesse des analyses, émerge donc à la lecture de ce livre : toute interprétation en contexte est‑elle politique et toute interprétation anhistorique ou hors de tout contexte est‑elle apolitique ou, plus exactement, porteuse d’un discours politique implicite et refoulé ? La question ne va pas de soi car on peut très bien concevoir des cas où la décontextualisation de l’œuvre est la condition pour entendre le message politique dont elle est porteuse mais qui n’est pas audible dans son contexte premier : si Lysistrata d’Aristophane est porteuse d’un message politique « sérieux » c’est peut‑être uniquement à condition de la dégager d’un contexte athénien où elle a surtout le statut d’une farce fantaisiste. Ainsi s’expliquerait d’ailleurs l’exceptionnelle fortune de cette comédie au regard des autres pièces du dramaturge grec. En outre, le parti pris d’interroger la lecture politique à travers le prisme de la référentialité a pour conséquence de négliger quelque peu l’idée d’une politique de la forme, même si la question est abordée par C. Arcuri à propos de Bakhtine et par F. Akcelrud Durão dans son analyse des théories de Jameson. On aurait aimé entendre davantage les auteurs de ce collectif sur l’idée discutable d’une forme propre à des positions socio‑politiques : existe‑t‑il une forme proprement post‑coloniale ou encore un style queer ? Et la définition même de ces formes résulte‑t‑elle d’une lecture politique ?

Neutralité philologique & interprétation politique

4La question de l’autonomie de l’œuvre entraîne une autre question. De quel contexte est‑il question ou plus précisément : est‑ce le contexte de l’œuvre qui en fonde l’interprétation politique ou est‑ce le contexte politique de l’interprétation ? La lecture de l’ouvrage conduit à constater que ces deux contextes participent également d’une lecture politique. Mais dans ce cas, à côté de l’autonomie de l’œuvre, il se pourrait que le volume invite aussi à s’interroger sur l’autonomie de la critique et sur sa neutralité. Car il se pourrait que la question de l’interprétation politique suppose une mise en crise de l’idée ou de l’idéal d’une critique objective et neutre qui respecterait le texte. Cette mise en crise me semble prendre différentes modalités assez différentes dans le volume. Selon une première modalité présente notamment dans l’article de J. Leenhardt, on doit interroger le rapport du partial au partiel. Il convient de savoir si une littérature et une lecture politiques peuvent ou non prétendre à une universalité, si la partialité suppose, ou non, une lecture partielle du texte et s’il faut l’opposer à une lecture neutre qui ne choisirait pas un aspect du texte mais en respecterait la globalité ? Selon une seconde modalité, on se demandera si la lecture politique peut respecter le texte aussi bien qu’une lecture qui se prétend neutre. Quand A. Pfersmann dit que les lectures d’Adorno et de Rancière sont surdéterminées ou quand F. Akcelrud Durão conteste Jameson au nom d’une singularité d’une œuvre, disent‑ils (dans les deux cas bien que différemment), une limite de la lecture politique qui est soit trop déterminée soit trop générale et qui en quelque sorte manque le texte ? Quand c’est le lecteur qui est engagé, la lecture politique serait‑elle une lecture par essence irrespectueuse du texte au vu des standards d’objectivité et de respect du texte d’un idéal herméneutique fondé sur la neutralité philologique ? Il est à cet égard regrettable — et cela serait une troisième modalité — que la possibilité d’une neutralité philologique ou d’un respect du texte ne soit pas interrogée politiquement dans le volume. Cet idéal de neutralité pourrait bien participer d’un argument d’autorité assez peu démocratique, mais aussi constituer le pendant, du côté de la lecture, de la proclamation d’une autonomie du texte : si poser l’autonomie du texte c’est en fait encore faire de la politique, prétendre à une lecture de la lettre « neutre » n’est‑ce pas aussi encore faire de la politique ? Quand Annick Louis fait surgir, par des méthodes historiques et philologiques classiques, un Borges plus politique que celui construit en France, sa lecture est‑elle plus « objective » ou est‑elle encore une prise de position politique ? Enfin selon une quatrième modalité, l’article de F. Akcelrud Durão invite à interroger les rapports entre lecture politique et lecture théorique. F. Akcelrud Durão reproche à Jameson non pas tant sa position politique que son usage hégémonique et général du politique comme instrument herméneutique, ce qui lui fait manquer, selon l’auteur de l’article, la spécificité des textes. Ce reproche est assez atypique dans l’ensemble du volume : de manière exceptionnelle, il est fait une critique de la lecture politique non pas au nom d’une idée politique (ou d’une idée du politique) mais d’une idée littéraire (ou d’une idée du littéraire) : « la spécificité du texte » n’est pas saisie. De manière frappante, ce reproche est celui qui est fait en général à la théorie littéraire quand on cherche à lui faire un (mauvais) procès. On a alors envie d’interroger cet article dans la perspective du volume en prenant une position méta métainterprétative : le reproche de manquer la spécificité du texte est‑il vraiment politiquement neutre quand il s’agit de s’en prendre à une critique inspirée par le marxisme, doctrine politique à qui on a souvent reproché de sacrifier l’individu sur l’autel du collectivisme ? De là à se demander si le reproche « littéraire » de manquer à la spécificité du texte est lui‑même politique, il n’y a qu’un pas que je me garderai, ici en tout cas, de franchir…

Engagement du lecteur

5Il se pourrait en tout cas que ce volume fasse autant réfléchir à l’engagement du lecteur qu’à l’engagement de l’écrivain : il s’agit autant de révéler que des écritures sont politiques que de demander si la lecture est toujours engagée quoi qu’elle en ait. On trouve alors entre les lignes des articles une sorte de typologie implicite de la lecture engagée qui semble dans bien des cas s’opposer à l’auteur. Le lecteur engagé pourra lire en débattant, dégagera une position tout en la combattant : on pense au cas de Günther Anders et de son livre Kafka pour ou contre que cite M. Crépon. Il pourra ensuite, plus simplement, lire dans une optique pragmatique en mettant le texte au service d’une pensée qui n’est pas forcément celle de l’auteur. On pense aux lectures fascistes qu’étudie St. Lanfranchi. Enfin une lecture plus retorse pourra montrer que l’auteur ne pense pas ce qu’il pense ou dit autre chose que ce qu’il croit lire. Le cas est moins représenté dans le volume, mais on peut penser à Lukacs prêtant à Balzac une pensée marxiste1. Non pas que toute lecture engagée soit contrauctoriale2, mais il est frappant de voir que l’idée d’un engagement du lecteur porte en soi la possibilité d’une contestation de l’auteur.

6Mais le lecteur peut‑il ne pas être engagé ? À la lecture de cet ouvrage, se profile l’idée que la possibilité d’une lecture neutre est une vue de l’esprit. Beaucoup d’articles en effet suivent le schéma suivant : on montre que telle lecture est explicitement ou implicitement politique, qu’elle est surdéterminée et n’est pas neutre ; mais ce faisant on est soi‑même surdéterminé politiquement et la lecture que l’on propose pourrait être l’objet d’une autre lecture qui en montrerait les enjeux politiques en une régression à l’infini. En d’autres termes, si les auteurs du volume ont choisi de poser la problématique de l’autonomie de l’œuvre, il me semble que le livre pose également et de manière magistrale la question de la neutralité de la lecture, voire de l’autonomie de la lecture par rapport au politique.


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7Dire qu’il n’est pas de lecture neutre, c’est faire évidemment une affirmation politique. Mais c’est dire aussi qu’il n’est pas moyen d’accéder au texte avec objectivité et neutralité, qu’il n’est de singularité ou de vérité du texte que filtrées par la position du sujet lisant. Il n’est pas d’îlot où l’œuvre existerait en son splendide isolement et il n’est pas non plus de retraite où le lecteur pourrait se désengager en un splendide isolement dans une neutralité objective où il parlerait impartialement. Si toute lecture est politique alors aucune lecture, fût‑elle scientifiquement historique, rigoureusement philologique, ou fermement théorique, n’est neutre et objective. Si toute lecture est politique, le choix même d’une manière de réfléchir aux textes ou de les interpréter est politique. La prise de position politique est inséparable d’une prise de position sur le littéraire et bien sûr sur l’herméneutique littéraire…