Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Printemps 2005 (volume 6, numéro 1)
Jan Baetens

Un nouveau départ pour l’étude des comics

Jean-Paul Gabilliet, Des Comics et des Hommes. Histoire culturelle des comic books aux Etats-Unis. Nantes, éd. du Temps, 2005, 478 p.ISBN 2-84274-309-1

1Depuis les premiers travaux structuralistes sur la bande dessinée (dans le sillage des études d’Umberto Eco sur Superman, d’une part, et de Pierre Fresnault-Deruelle sur le « langage » de la bande dessinée, d’autre part), une véritable machine éditoriale s’est mise en place, qui entretient un certain intérêt, pour ne pas dire un intérêt certain, pour ce média moins reconnu sur le marché des publications universitaires. Certes, cette vague a connu – et connaît encore – des hauts et des bas, mais en comparaison avec d’autres types d’études portant sur des objets plus ou moins comparables comme, par exemple, le roman-photo, la novellisation, la pornographie ou encore les jeux vidéo, l’activité que développent les chercheurs en bande dessinée, sans être pour autant abondante, n’est nullement négligeable.

2Pourtant, l’impression d’ensemble qui se dégage de cette masse sans cesse croissante est surtout celle d’un pénible surplace. À l’exception des livres et articles sur Tintin, qui ont pu s’émanciper de leur domaine d’origine (écrire sur Tintin est perçu comme autre chose que d’écrire sur la bande dessinée), les progrès de la « bédéistique » ne se sont pas avérés capables, ni de fonder une véritable discipline, ni de dissiper la méfiance qui continue à entourer son objet même. Les deux, du reste, vont de pair, comme Jean-Paul Gabilliet le montre clairement dans une démonstration qui complète utilement la sociologie bourdieusienne des champs artistiques par une série de concepts empruntés aux analyses de Nathalie Heinich : c’est parce que la discipline n’arrive pas à « prendre » que son objet demeure un rien suspect, et vice versa. Les échecs des efforts de légitimation sont en effet à répétition : la visibilité souvent spectaculaire de la bande dessinée (en termes de médiation, la bande dessinée est un objet qui fait régulièrement la une) tout comme sa reconnaissance toujours plus grande (dans ses loisirs, le public lui réserve désormais une place qui n’a plus rien de honteux) semblent incapables d’assurer au média la légitimité culturelle (c’est-à-dire sa place dans la hiérarchie des valeurs et des pratiques admises) que sa présence quantitative dans la vie quotidienne devrait pouvoir lui assurer sans trop de problèmes. Or, contrairement à ce qui s’est passé du côté des études du cinéma, de la télévision ou de la littérature pour enfants, quelque chose résiste. Même en France, où la situation est incomparablement plus favorable qu’aux Etats-Unis, la bande dessinée reste un média à peine mineur, tellement l’image d’un certain infantilisme lui colle durablement à la peau (sur ce point, les analyses de Jean-Paul Gabilliet rejoignent et confirment les hypothèses avancées naguère par Thierry Groensteen dans un article décapant malheureusement encore inédit en français : « Why are Comics Still in Search of Cultural Legitimization ? »1).

3Il est incontestable que les études savantes sur la bande dessinée, une fois passés les temps héroïques de l’engagement militant en faveur d’un genre associé à la contre-culture, pâtissent de ce manque de légitimité. Ne pouvant faire carrière en bande dessinée, les jeunes universitaires ne sont guère tentés de se lancer de se spécialiser dans un tel objet, qui se voit ainsi souvent condamné soit à la quasi-répétition de certains acquis, soit aux marges d’une sorte de fandom supérieur. Le moindre prestige de la bande dessinée n’est donc pas seul à expliquer le piétinement. Tout aussi important est le fait que, même en France, les recherches universitaires semblent depuis un certain temps marquer le pas, voire tourner en rond (même si l’auteur, dont il convient de saluer le refus de toute polémique interne, ne cherche nullement à creuser ce problème). Il n’est pas impossible de nommer avec précision où le bât blesse : la dérive formaliste, héritage de l’ancienne sémiotique des années soixante, soit la tentative de définir la bande dessinée comme un langage, avec ses propres unités et ses propres codes. Bien entendu, pareille recherche est nécessaire (et force est de reconnaître que les versions contemporaines de ce projet, dont la forme la plus accomplie a été donnée par Thierry Groensteen dans son Système de la bande dessinée2 excèdent de toutes parts les premiers essais de description sémiotique). Ce qui pose problème, c’est son hégémonie, qui risque de produire une certaine sclérose et qui n’est pas, en tout cas, la réponse adéquate aux défis de légitimation du média.

4Les indices du malaise ne sont pas rares : il s’est installé une lassitude par rapport aux analyses formalistes, d’une part, et plusieurs universitaires de la première heure se sont plus ou moins désengagées du champ, d’autre part. A cet égard, le cas de Pierre-Fresnault Deruelle, qui s’est significativement replié sur Hergé, c’est-à-dire sur un corpus qui dépasse de nos jours le média qui est le sien, est tout à fait symptomatique, quand bien même il est toujours difficile de préjuger des évolutions en la matière3 ; celui d’Umberto Eco, qui consacre son dernier roman aux comics4, est sans doute plus parlant encore. Quoi qu’il en soit, il est indéniable qu’un retard de plus en plus net se fait observer par rapport à plusieurs disciplines qui se penchent aujourd’hui sur les aspects culturels des mass médias. Parmi elles, l’histoire culturelle5, qui semble occuper dans le domaine français le terrain qui est celui des études culturelles6 dans le domaine anglophone, est sans conteste la première.

5Comme américaniste, Jean-Pierre Gabilliet participe évidemment des traditions de recherche qui se sont mises en place aux Etats-Unis. Typique de ce champ, dominé de nos jours par les études culturelles, est l’intrication des recherches universitaires proprement dites et du fandom, avec tous les effets douteux que l’on imagine sur la recherche proprement dite, qui n’est pas toujours exempte de la myopie et du fétichisme du fandom. Jean-Pierre Gabilliet, de son côté, délivre ici la preuve qu’il est capable de combiner le meilleur de deux mondes : une connaissance approfondie des moindres détails du corpus à faire pâlir le plus inconditionnel des fans et une ouverture d’esprit et surtout une distance et un surplomb certains qui lui permettent de ne jamais perdre de vue les enjeux des phénomènes décrits. C’est l’alliance de ces deux traits qui donne à Des Comics et des hommes un ton très singulier, posé mais non froid, sans aspérité ni coups d’humeur mais non sans passion, incroyablement bien informé mais jamais pinailleur, utile et éminemment utilisable mais surtout perspicace de part en part.

6Mais, pour Jean-Paul Gabilliet, qu’est-ce que les « comics » ? Pour élémentaire qu’elle soit, pareille question situe d’emblée l’originalité de l’approche de l’auteur.

7Pour commencer, en effet, l’auteur s’ingénie autant que possible à isoler son objet. Loin de superposer les notions de « comics » et de « bande dessinée populaire américaine », il établit des frontières extrêmement précises entre diverses catégories de bandes dessinées et de livres illustrés que ni les Américains ni les Européens n’arrivent toujours à tenir séparées. Il distingue ainsi comics et bande dessinée de presse, pour une raison matérielle évidente : ceux-là sont des livres ou des brochures, celle-là demeure en général confinée à l’univers du journal (sans compter le décalage historique entre les deux, car si la bande dessinée de presse naît à la fin du 19e siècle, presque en même temps que le cinéma, les premiers exemples de comic books, qui au début n’étaient rien d’autre que des « reprints » de certaines bandes dessinées des suppléments du dimanche, remontent seulement aux années 30). Dans un deuxième mouvement, Des Comics et des hommes disjoint également les comics de toute une série d’autres formes de livres de dessins, où ceux-ci jouent un rôle davantage illustratif (le fait que de nombreux auteurs de comics aient dû travailler simultanément dans plusieurs classes d’industries culturelles ne facilite bien entendu nullement le travail de l’analyste, mais le rend évidemment d’autant plus précieux et nécessaire). Dans le même ordre d’idées, il convient également de saluer la précision, tant historique que conceptuelle, avec laquelle l’auteur nous guide dans la jungle terminologique qui rend le phénomène des comics si impénétrable (qu’il suffise de penser à des notions telles que funnies ou cartoons, qu’il n’est guère aisé de circonscrire non plus).

8Ce parti pris de clarification aurait pu conduire l’auteur à une étude centripète et peut-être même essentialisante du médium des comics qui, pour stimulante et légitime qu’elle demeure, n’aurait guère permis de faire ressortit l’originalité de son propos. Dans un deuxième mouvement, l’auteur adopte en effet un point de vue inverse, centrifuge, qui ne cherche aucunement à définir les comics en les opposant à ce qu’ils ne sont pas, mais à dissoudre l’ « objet » comics dans la pratique ou, plus exactement encore, les pratiques culturelles dont ils sont à la fois le déclencheur et le résultat. Cette dissolution est certes synchronique (dans ce cas, il importe de rattacher le phénomène des comics à la série des pratiques culturelles avec lesquelles il entre en interaction ou en compétition), mais elle est surtout diachronique (une des contributions essentielles de ce livre est de balayer une fois pour toutes l’hypothèse que l’univers des comics pourrait se réduire au modèle tout à fait singulier des superhéros ou des justiciers). Déployant une connaissance de terrain sans égale, Jean-Paul Gabilliet propose une lecture beaucoup plus feuilletée des comics, dont l’histoire est un mélange de redites, de métamorphoses, de sédimentations et de glissements plus radicaux qu’on n’a toujours pensé. Plus concrètement, il divise cette histoire en plusieurs temps (qu’il lui plaît parfois d’organiser en quatre « générations »), qui bien entendu ne se relaient pas mécaniquement : 1) les « pionniers », nés dans les années 10 et qui entrent dans le métier vers le milieu des années 30 (le représentant le plus connu de cette génération est sans conteste Will Eisner, dont l’auteur note non sans humour qu’il n’est pas pour rien dans la mythification rétrospective d’un démarrage qui n’avait strictement rien de glorieux et dont la plupart des participants avaient à peine conscience) ; 2) les « créateurs de l’après-guerre », nés dans les années 20, peu individualistes et très marqués par l’esprit New Deal de leur enfance ; 3) la « nouvelle vague des années 60 et 70 », avec des créateurs nés entre la fin des années 30 et le milieu des années 50 et soucieux d’une certaine forme d’individualisation (voire d’une individualisation à tout prix, dans le cas de ceux qui, pendant quelques années, créent la bande dessinée underground) ; 4) les contemporains, nés depuis le début des années 60, qui s’émancipent de mieux en mieux de l’industrie.

9Comme le montre ce rapide descriptif, ce ne sont pas (seulement) des critères graphiques ou esthétiques, c’est-à-dire internes, que Jean-Paul Gabilliet met à contribution, mais des considérations externes, notamment économique et juridiques. Si bien entendu l’ « objet » comics est au cœur de cette étude, l’attention de l’auteur se porte non seulement sur la forme et l’évolution d’un média, mais également et peut-être même davantage sur les manières dont ce média fait sens dans des pratiques culturelles, d’où des chapitres éminemment utiles sur métier (au sens économique du terme), la lecture et les lecteurs, le contexte juridique et ainsi de suite. L’intérêt de cette approche, qui rompt heureusement avec le regard souvent un peu déphasé que les spécialistes de la bande dessinée jettent sur un objet par trop esthétisé, s’accroît encore du fait que l’auteur réussit à ne jamais le détacher de la lecture des images elles-mêmes (en ce sens, il s’oppose non moins heureusement des lectures sociologiques ou sociologisantes, qui courent souvent le risque de mettre les aspects proprement visuels entre parenthèses). Ici encore, l’approche finalement œcuménique de Jean-Paul Gabilliet est la base de plus d’une réussite d’analyse.

10Ainsi de la relecture particulièrement éclairante de l’impact du « comics code » (le système d’autocensure mis en place par l’industrie suite aux attaques lancées contre les « crime comics » ou les « horror comics » en 1954), où l’auteur remet les pendules à l’heure : non, ce « code » n’a pas mis un terme à la croissance du marché, qui était entrée en crise bien avant ; non, il n’a pas frappé l’ensemble du secteur, dont bien des maisons ont à peine souffert de cette révolution ; non, on aurait tort d’expliquer le retour des superhéros à la seule disparition des genres mis sur le banc des accusés (il serait par exemple plus intéressant de regarder du côté du nouvel imaginaire scientifique des années 50, que le grand concurrent des comics, à savoir la télévision, n’arrivait pas encore à articuler de manière convaincante), etc.

11Ainsi aussi de la réinterprétation, chiffres à l’appui, du mythe de l’âge moyen du lecteur moyen de ces comics : d’une part, l’auteur, tout en manipulant les chiffres dont il dispose (et comment ne pas rester admiratif devant la véritable somme qu’il décline ici devant ses lecteurs) avec grande précaution, suggère clairement que la consommation des comics ne s’arrête pas automatiquement à l’adolescence (de la même façon, nous savons que les hommes aussi lisent des romans-photos et que les femmes ne fuient pas devant la pornographie7 ; d’autre part, et c’est bien plus important, Des comics et des hommes prouve très clairement que la lecture de ce type d’ouvrages ne peut jamais se penser au singulier : la composition du lectorat change, tout comme le type d’usage qui est fait de ce genre d’objets.

12Ainsi enfin de l’analyse tout à fait passionnante des liens entre comics et systèmes de distribution. Ici encore, le pluriel s’impose, puisque non seulement les structures et les techniques de distribution, notamment dans les mythiques « drugstores », ont beaucoup varié au cours des temps, mais aussi et surtout parce que des circuits souvent cloisonnés ont vu le jour (maisons de la presse, petites épiceries, hypermarchés, librairies spécialisées, librairies générales, « headshops », c’est-à-dire magasins de produits psychédéliques où fleurissait la bande dessinée underground, bourses pour fans et collectionneurs, sites internet du genre eBay). La seule constante de ces structures très variées est… leur importance même : Jean-Paul Gabilliet donne une démonstration très convaincante de l’impact colossal de la distribution sur la forme, le contenu et surtout les chances d’épanouissement et de survie des comics.

13Des comics et des hommes ouvre donc de nouvelles perspectives à l’étude de la bande dessinée, tant aux Etats-Unis qu’en France. La fin du livre comprend d’ailleurs un chapitre passionnant où la situation culturelle, en termes d’absence ou de présence de légitimation bourdieusienne, des deux pays est comparée avec finesse et qui pointe très justement le cœur du problème : l’impossibilité pour la bande dessinée en tant que pratique culturelle à se dissocier de la bande dessinée en tant que forme médiatique : tant qu’une bande dessinée continue à être lue et perçue d’abord comme bande dessinée (plutôt que comme exemple de tel ou tel genre qui utilise la forme matérielle de la bande dessinée, comme cela s’est produit avec les œuvres cinématographiques), son émancipation reste inévitablement bloquée.

14Toutefois, Des comics et des hommes devrait faire réfléchir aussi à l’utilité, voire à la nécessité d’injecter dans l’étude de la bande dessinée une bonne dose de cultural studies. Dans une telle approche, l’accent se mettrait davantage sur la dimension politique des signes, chaque type de représentation étant conçue comme l’objet d’une lutte entre groupes sociaux qui essaient chacun de peser sur la manière dont le monde est construit à travers l’image qui en est donnée, que ce soit au niveau de la production elle-même (songeons par exemple à la redéfinition des stéréotypes) ou au contraire à celui de la lecture (dont on suppose un peu trop rapidement qu’elle emboîte mécaniquement le pas aux pistes tracées dans les œuvres mêmes : comme l’ont bien montré les cultural studies, il existe des stratégies de résistance lectorale qui arrivent à tordre les représentations les plus tyranniques ou les plus insidieuses qui soient). L’auteur fait déjà un grand pas dans cette direction, par exemple dans les commentaires en guise d’introduction aux deux comics qu’il reproduit intégralement dans son livre (« Day of Reckoning ! », 1952, et « Love Always Wins », 1953), mais il y a ici sûrement moyen d’apprendre de l’école britannique, qui tire nettement cette carte.8

15(Pour terminer, qu’il me soit permis d’exprimer tout de même quelques menus regrets — je les mets à dessein entre parenthèses pour souligner leur côté marginal. Des comics et des hommes n’est pas illustré : après avoir lu le livre et connaissant les multiples abus en matière de copyright (le droit de citation scientifique n’est pas reconnu par la plupart des groupes qui gèrent la production et la circulation des comics), on n’est pas étonné, mais ce creux visuel ne laisse pas d’être triste. Le livre porte aussi quelques traces gênantes d’une forme antérieure : il est par exemple renvoyé à chapitre tel ou tel alors que les chapitres du livre finalement imprimé ne sont pas numérotés. Enfin, vieille rengaine, la bande dessinée belge est assimilée implicitement à la bande dessinée francophone de Belgique. Ce n’est pas tout à fait faux. Mais ce n’est pas non plus tout à fait vrai. Et le lecteur que Jean-Paul Gabilliet a rendu sensible à la diversité des comics, l’est devenu évidemment aussi à celle de la bande dessinée…)