Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Adrienne Petit

Des passions aux sentiments : le tournant affectif de la première moitié du xviiie siècle

Philip Stewart, L’Invention du sentiment. Roman et économie affective au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, 250 p., EAN 9780729409919.

1Comment s’opère, entre la fin du xviie siècle et la première moitié du xviiie siècle, l’inflexion majeure des sensibilités qui voit le passage d’une ère de la passion à l’ère du sentiment ? C’est à cette question épistémologique que Philip Stewart consacre son essai L’Invention du sentiment. Roman et économie affective au xviiie siècle. Alors que le grand siècle est placé sous le signe d’affects violents et subis par le sujet, une nouvelle façon de sentir, plus douce et plus réflexive, émerge au siècle suivant. Réalité intérieure, le sentiment se constitue dans et par le langage et réinvente l’analyse classique des passions en se déclinant en de subtiles nuances affectives. L’importance prise par le sentiment est ainsi étroitement liée à celle de l’individu et à une valorisation du moi.

2En choisissant de se concentrer sur la période qui précède la vogue du sentimentalisme, l’auteur entend remédier à une lacune de la littérature critique. Peu d’ouvrages récents se sont en effet focalisés sur le premier xviiie siècle, bien que les travaux d’Anne Coudreuse1, que Ph. Stewart ne semble pas connaître, aient déjà défriché la question du pathos et de la vogue de la sensibilité. Il s’agit ce faisant de restituer la spécificité du concept de sentiment en regard de la violente passion classique — et de la moderne émotion scientifique. Si le terme de sentiment existe déjà au xviie siècle, où il désigne essentiellement un « jugement » ou une « opinion », son sens se modifie considérablement au xviiie siècle pour devenir synonyme de « sensation » et se spécialiser dans le champ affectif. Une telle mise au point apparaît effectivement indispensable au vu de l’utilisation souvent imprécise qui est faite du nom sentiment comme de l’adjectif sentimental dans la critique littéraire.

3Cette étude philosophique et esthétique est sous-tendue par le postulat de l’influence réciproque des formes littéraires et des « régimes émotionnels », selon la terminologie de William Reddy. En l’occurrence, l’ère du sentiment se construirait et s’exprimerait principalement dans et par le roman. Bien que l’ouvrage Navigation of feeling de W. Reddy semble avoir été tout à fait décisif dans l’établissement des options théoriques de Ph. Stewart, ce dernier ne retient pas l’expression de « régime émotionnel », mais lui préfère celle d’« économie affective », présente dans le titre. Cette notion, sur laquelle l’auteur ne revient guère, nous semble être empruntée à La Civilisation des mœurs de Norbert Elias, citée par ailleurs. Le choix de cette dernière notion plutôt que de la première s’explique sans doute par la comparaison opérée avec le xviie siècle, sur lequel porte l’ouvrage d’Elias, et par l’absence de perspective politique, déterminante chez Reddy. Aussi l’auteur se propose-t-il de conceptualiser l’invention du sentiment à la fois sur un plan épistémologique qu’il appelle « intellection », afin d’établir ce qu’est un sentiment, et sur un plan subjectif appelé « cognition », de façon à comprendre la manière dont il est perçu. Pour ce faire, il s’appuie sur un corpus essentiellement composé de traités philosophiques, de poétiques et de romans. La forme de l’essai et le style enlevé de l’auteur rendant souvent la pensée elliptique, nous avons essayé d’en résumer la thèse le plus fidèlement possible.

Partis pris théoriques : l’apport des sciences cognitives

4Dans une première partie, l’auteur justifie ses partis pris méthodologiques à partir d’une présentation succincte des enjeux linguistiques et cognitifs que posent les émotions. Parce que « parler de sentiment c’est parler du sujet, du sujet se constituant en langage », c’est-à-dire parce que le sentiment se constitue par le langage, chaque langue donnée informe nos sentiments en fonction du lexique et des structures syntaxiques qu’elle met à notre disposition. L’étude de la langue s’avère ainsi fondamentale dans l’examen du sentiment. Toutefois, Ph. Stewart note d’emblée l’aporie d’une approche purement lexicale et grammaticale des émotions. La description ou l’expression d’une émotion ne contient pas forcément un « terme d’émotion2 », à l’instar de l’énoncé « Merde ! » qui peut traduire par exemple la colère ou la peur. De même, la fonction expressive du langage n’est pas repérable sur des éléments précis mais « se diffus[e] dans tout le discours3 », ce qui la rend difficilement cernable.

5En outre, le concept de sentiment se distingue de celui de passion par sa dimension cognitive, comme en atteste son sens originel de « jugement ». L’idée selon laquelle les émotions sont vectrices de connaissance fait son chemin tout au long du siècle, de la philosophie de Baumgarten à celle de Rousseau qui la formalise explicitement dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Se revendiquant de la démarche des sciences cognitives, l’auteur reprend la théorie des « emotives4 » de W. Reddy, qui se rapproche d’une analyse du discours, pour décrire le fonctionnement du sentiment ou sa « cognition ». Pour W. Reddy, les émotions sont acquises — et non innées —, ce sont des habitudes cognitives qui se construisent dans l’interaction. La verbalisation d’une émotion la modifie et l’affecte, de sorte qu’il n’existe pas de référent stable à un énoncé d’émotion, et que l’émotion est toujours susceptible de changements au cours de son énonciation. Après avoir prononcé le fatal « J’aime ! », tout est changé pour Phèdre et son amour passera de la fureur à la haine. La sincérité du locuteur, dont les affects ne cessent de se modifier et qui n’a pas de lisibilité dans son propre cœur, est impossible à établir.

6Partant du constat que « le domaine où s’élabore la connaissance psychologique avant la psychologie, c’est la littérature », et que toute expression est cognition, Ph. Stewart fait du roman à la première personne le lieu où l’émotion est nécessairement cognitive, c’est‑à‑dire le lieu où s’invente le sentiment. Le personnage, qui parle en son nom, ne peut en effet parler que de ce qu’il connaît. L’idée sous‑jacente est que, dans le récit à la troisième personne, qui prédomine au xviie siècle, la cognition ne serait pas aussi importante, parce que le narrateur omniscient ne ferait que décrire les affects des personnages sans les exprimer5. L’évolution des sensibilités et celle des formes littéraires se révèlent ainsi intimement liées.

Contexte philosophique & esthétique de l’invention du sentiment

7L’auteur brosse ensuite le contexte philosophique et esthétique dans lequel se dessine progressivement l’invention du sentiment. Le Traité des passions de l’âme (1649) de Descartes constitue le point de départ de cette étude, par rapport auquel sont dégagées les principales différences épistémologiques entre passions et sentiments. Chez Descartes, les passions naissent de l’interaction de l’âme et du corps et font l’objet d’une perception immédiate mais ne donnent pas lieu à une connaissance en raison de l’agitation du sujet passionné. À chacune correspond une série de signes corporels univoques qui s’articulent en une véritable sémiotique des passions. Au contraire, le sentiment est rien moins qu’évident, et s’élabore dans un retour réflexif sur soi‑même. Les pièces de Racine et les romans de Mme de Lafayette présentent déjà des signes d’un changement de paradigme affectif. Les uns et les autres mettent en scène des personnages, comme la princesse de Clèves, qui n’ont qu’une idée très confuse de ce qu’ils ressentent et qui peinent à s’avouer leurs propres sentiments. La forme du discours rapporté, dans le cas de la forme romanesque, constitue pour l’auteur un obstacle à l’expression du désordre intérieur, « ce qui est obscur s’énon[çant] clairement ». D’un point de vue philosophique, ce qui change fondamentalement est que l’on passe d’une problématique du contrôle de soi, qui est bien celle du traité de Descartes adressé à un public mondain, à une problématique de l’analyse de soi. Le xviie siècle se serait en définitive plus intéressé aux manifestations sociales des émotions, qu’à leur réalité intérieure. La carte du Tendre, inventoriant les différents moyens et comportements galants permettant de gagner la tendresse d’une dame, est révélatrice à cet égard.

8D’un point de vue esthétique, cette fois, le principal changement réside dans la nouvelle fonction accordée aux émotions. Alors que, dans une perspective rhétorique, les passions étaient essentiellement un moyen au service de la persuasion et plus largement au service du message moral de l’œuvre, elles deviennent la finalité avouée de l’art au début du xviiie siècle. Chez Jean-Baptiste Du Bos (Réflexions critiques, 1719), le sentiment en vient également à désigner le sens esthétique — en se substituant au sens critique —, la faculté naturelle par laquelle l’homme peut apprécier une œuvre d’art et en juger6. Dans ce contexte de revalorisation générale des affects émerge la notion de sentiment moral, le terme de sentiment devenant synonyme de bons sentiments.

Modalités romanesques du sentiment

9Après cette passionnante mise au point théorique et historique, l’examen de la mise en forme littéraire des sentiments dans les œuvres de Prévost, Marivaux et Crébillon s’avère relativement décevante. Chaque romancier symbolise pour Ph. Stewart un jalon de l’histoire du sentiment, leur point commun étant de proposer une réflexion analytique en première personne des affects des personnages. Prévost s’inscrit encore en partie dans le paradigme des passions classiques, par l’intensité des sentiments qu’il met en scène. Mais déjà le sentiment est par nature ineffable et ses personnages n’ont de cesse d’arriver à mettre un nom sur ce qu’ils ressentent. La difficulté est que le sentiment n’est pas fixe et que les signes extérieurs des passions se révèlent ambigus. Aussi pour exprimer le sentiment faut‑il passer par des concepts communs en les intensifiant et en les nuançant. Formellement, le style coupé, l’utilisation de l’anaphore et la perturbation de l’ordre du récit traduisent le désordre affectif des personnages. Avec Marivaux, on bascule en revanche tout à fait dans l’ère du sentiment. Il ne s’agit plus de grands mouvements mais d’infinies gradations affectives. Dans Marianne, le « double registre » par lequel la narratrice commente et décrit rétrospectivement ses états intérieurs complexifie et accroît encore le degré de réflexivité. La topique de l’indicible y est moins importante que l’imperfection intrinsèque de la description des états d’âmes. Pour circonscrire ce qui ne peut être directement nommé, les personnages peuvent opérer des variations en intensité ou recourir à de subtils distinguos comme le fait fréquemment Marianne. Marivaux est l’auteur sur lequel la théorie de W. Reddy s’applique le plus naturellement, en raison sans doute de la spécificité stylistique de l’auteur7. Les intrigues reposent sur la découverte progressive de leurs propres sentiments par les protagonistes — que l’on songe aux Surprise(s) de l’amour — et l’énoncé d’une émotion est toujours éphémère, toujours renégocié. L’œuvre de Crébillon marque la fin du langage du sentiment. À la limite de la parodie, celui‑ci est toujours suspect de receler un sens érotique. L’analyse du sentiment y est principalement le fait de prédateurs sexuels qui cherchent à déceler les émotions et les motivations de leurs victimes.

Du sentiment au sentimental

10Les deux derniers chapitres du livre tracent à grands traits le passage de l’ère du sentiment à l’âge sentimental dans les années 1750. Ph. Stewart note alors « une tendance à fondre l’affect dans le sensoriel », avec le rapprochement qui s’opère entre sentiment et sensation. Marivaux, puis Nivelle de la Chaussée, Voltaire et Mme de Graffigny, qui font triompher la comédie larmoyante dans les années 1730-1740, sont autant de figures de la transition du sentiment au sentimental. Dans sa théorie dramatique, Diderot réhabilite en partie les passions dont il retient essentiellement l’énergie et la nature physiologique, pour en faire les ressorts du sublime. Le sentiment, qui est désormais synonyme de « sentiments d’humanité » ou de « compassion », gagne en intensité et devient une vertu morale. Chez Diderot, l’émotion est au principe de la réformation du spectateur. Dans La Nouvelle Héloïse, où l’affectivité est exacerbée,le caractère éthique des sentiments est plus équivoque. D’un côté la sensibilité est présentée comme la première des qualités, de l’autre les protagonistes s’astreignent peu à peu à une ascèse sentimentale conquise de haute lutte. L’inquiétude philosophique quant à une véritable connaissance de soi, qui travaille en profondeur l’œuvre de Rousseau, est caractéristique de l’ère sentimentale. L’auteur conclut sur le parachèvement de cette « focalisation intérieure » par le Romantisme, qui y ajoute une dimension métaphysique et se recentre sur la subjectivité de l’auteur.


***

11Si les propositions théoriques de cet ouvrage sont particulièrement stimulantes, la qualité de la démonstration nous semble quelque peu inégale. Les parallèles entre les théories cognitives actuelles et les théories affectives du xviie et du xviiie siècle paraissent parfois tout à fait pertinents, et parfois plus forcés. Certains présupposés théoriques pourraient également être davantage explicités et justifiés, tels que la différence entre narration à la première personne et narration à la troisième personne (qui contient également des discours en première personne), ou encore la différence entre énonciation théâtrale et énonciation romanesque. À la lecture du chapitre sur Marivaux, on se demande par exemple si le sentiment est modalisé de la même façon dans le roman et le théâtre. L’application littéraire de la théorie des « emotives » de W. Reddy aurait gagné à s’appuyer sur des analyses stylistiques plus développées. Les références bibliographiques mobilisées à ce sujet sont par ailleurs assez datées. L’auteur cite par exemple L’Art de l’analyse (1970) de Jean Fabre pour parler du dénuement stylistique de la Princesse de Clèves, alors que la puissance expressive de la langue de Mme de Lafayette a depuis été mise en évidence par des études plus récentes8.