Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Corinne François-Denève

Feydeau sort du placard

Violaine Heyraud, Feydeau, la machine à vertiges, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2012, 476 p., EAN 9782812405693.

1Depuis que Feydeau est tombé dans le domaine public, il n’est pas de semaine où une pièce de lui ne soit montée dans un théâtre : le nom « Feydeau » est la garantie d’un spectacle de divertissement qui fait immanquablement venir le public. Théâtres privés ou théâtres publics, théâtres périphériques ou théâtres « légitimes » de la culture savante, Feydeau se prête à toutes les mises en scènes, avec, depuis les vingt dernières années, une relecture plus noire (Feydeau à la « folie », littéralement1), ou plus discontinue (montage de textes disjoints, à la façon des collages plastiques, engendrant des effets étonnants2 ou au contraire, très attendus3).

2Avec son Feydeau,la machine à vertiges,version remaniée d’une thèse soutenue en 2010,Violaine Heyraud continue donc cette (re)découverte du dramaturge chéri de la Belle‑Époque, avec toutefois deux idées très précises en tête : aux contempteurs de Feydeau, qui ne voient en lui qu’un truqueur aux effets faciles, et dans la comédie, voire, pire encore, le vaudeville, un genre « populaire » et « léger », et donc forcément illégitime, V. Heyraud oppose une analyse serrée, sérieuse, savante, de sa prose. Parce que Feydeau ne produirait que du « spectacle », elle s’intéresse précisément à son texte, hors re-présentation4, à son écriture, la tamisant dans une grille de lecture rhétorique et po(ï)étique très rigoureuse. Parce que Feydeau ne serait qu’une machine à faire rire, elle le rapproche des théories du temps, et le resitue au confluent des inquiétudes de « l’entre-deux-siècles ». Avec son ouvrage, V. Heyraud achève donc l’entrée de Feydeau dans le champ de la légitimité universitaire, déjà amorcée par Henry Gidel5 : triangle amoureux, amant dans le placard, « ciel, mon mari ! », tout cela n’est plus suffisant pour définir Feydeau, ou le vaudeville, ou le boulevard, que V. Heyraud entreprend d’ailleurs de différencier, à la suite de Michel Corvin.

3Pour consacrer la « littérarité » problématique de Feydeau (qui semblait obséder le dramaturge), V. Heyraud convoque la figure de la répétition, opérante tant en rhétorique qu’en psychanalyse, et qui est de plus un levier essentiel de toute analyse du comique, voire du théâtre : quel est donc le mécanisme fondateur  de cette « répétition » constante chez Feydeau, voire, quel en est, surtout, le sens ?

4L’ouvrage de V. Heyraud est structuré en deux parties à la cardinale simplicité, qu’on pourrait résumer à une bipartition très classique forme/fond. Dans une première partie, V. Heyraud se penche ainsi sur le texte de Feydeau, avant, dans une deuxième partie, de le contextualiser, et de mettre en évidence les thématiques forcément « modernes » de son théâtre.

Feydeau textuel

5Le théâtre de Feydeau serait aisément défini, à première vue, par le retour imparable de procédés identiques. Y régnerait un système codé, un certain formalisme. On définit aussi souvent le théâtre de Feydeau comme une « machine », voire une « machinerie », aux impeccables rouages. Le vaudeville disposerait d’une « boîte à outils », se réduirait à une combinatoire. Comme le montre V. Heyraud, il est toutefois rare que ces impressions d’ensemble (qui doivent surtout à une certaine « fixation » des codes de représentation) soient étayés par une analyse en profondeur du texte de Feydeau, voire de l’ensemble des pièces de Feydeau, qu’elle se propose d’entreprendre. Remarquant finement que Feydeau parlait à son sujet de « pièces », voire, à l’extrême rigueur, de « comédies-vaudevilles », mais rarement de « vaudevilles », et après avoir montré également que la répétition s’oppose aux commandements de la rhétorique (qui est retirée de l’enseignement obligatoire à l’époque des premiers succès de Feydeau), V. Heyraud souligne le fait paradoxal que la répétition, si elle est un principe de mémorisation, pour le spectateur, est aussi une offense à la poétique dramaturgique, en ce sens qu’elle est un indice de piétinement plutôt que d’avancée. Que répète donc Feydeau ?

6V. Heyraud ne s’intéresse pas tant aux invariants thématiques du récit (comme dans une analyse des contes de fées à la Propp) qu’aux répétitions verbales (de phrases, de mots, de rythmes, de phonèmes) ou para-verbales (de gestes, d’attitudes) à l’œuvre dans le texte de Feydeau. V. Heyraud surimpose à cette distinction une distinction semblable entre répétitions textuelles, dont la rhétorique s’occupe, et répétitions scéniques, qui sont du ressort de l’analyse dramaturgique. Dans la mesure où Feydeau, toutefois, metteur en scène aux didascalies précises, inscrit dans le texte de ses pièces les indications d’attitude, voire d’intonation, on comprend que cette distinction soit assez artificielle : le para‑verbal est annexé au texte, et la représentation (idéale et/ou auctoriale) est contenue dans le texte. V. Heyraud met donc au jour une distinction sans doute plus opérante, celle qui distingue entre les répétitions architecturales et les répétitions élémentaires.

7Les répétitions architecturales ou structurelles sont à distinguer selon que les pièces relèvent du schéma de l’intrigue simple, de la pièce à farces, de la pièce fondée sur un quiproquo, ou de la pièce à imbroglio. À l’intérieur de chacune de ces macro‑structures, la répétition s’opère sous la forme de l’accumulation, de l’amplification, de la relance, de la gradation, de l’accélération, ou de la réduplication, les structures répétitives elles-mêmes se combinant souvent, par exemple par symétrie et alternance, ou par sélection et entrelacement. La force du propos de V. Heyraud est de montrer que, contrairement aux apparences, ces répétitions sont souvent non nécessaires, (Feydeau s’en sert souvent pour dilater au maximum une intrigue qui pourrait se terminer à l’acte I) et que, surtout, elles sont moins nombreuses que la représentation pourrait le laisser penser. Elle avance une idée séduisante, dans le droit fil des analyses de Jean de Guardia au sujet de Molière6 : là où Molière fait beaucoup de peu, ou peu avec beaucoup, Feydeau « fait moins qu’il n’y paraît ».

8V. Heyraud s’attache ensuite à relever précisément les répétitions élémentaires. Un premier sous-ensemble est constitué par les répétitions élémentaires littérales, des plus audibles/lisibles (bruits, phonèmes, mots) aux plus subtiles (répétitions métriques, qui rappellent l’origine musicale du vaudeville, ou l’« usage cinématique de la répétition », par le biais des objets).  Un second sous-ensemble est constitué par les répétitions élémentaires non littérales, formules, jeux de mots, gags ou « clous ».

9L’analyse préliminaire par V. Heyraud du procédé de la répétition conclut à un paradoxe : la répétition induit de la discontinuité, parasite la marche dramatique, alors même que les pièces de Feydeau se caractérisent par une cohérence thématique et formelle indubitable. V. Heyraud propose donc dans un deuxième temps une « syntaxe » de ce système répétitif qui résoudrait cette contradiction. La répétition est ainsi toujours au service d’une logique, d’une clarté de l’intrigue ; discontinue en soi, elle crée en effet sur le long terme du liant, même si la reprise est plus un « remplissage » qu’un pas en avant. La répétition, comme l’a montré Bergson, est en outre gage de comique, et assure à l’ensemble dynamisme et musicalité.

10Après cette étude de « l’inventio » à la Feydeau, V. Heyraud passe à l’analyse de la dispositio, en diachronie. Le « mécanisme dramatique » de Feydeau, fondé sur les répétitions architecturales, garantes de la « construction » de la pièce, et sur les répétitions élémentaires, agentes de son « animation», se caractériserait par un emballement progressif au fur et à mesure de la carrière de Feydeau. D’abord en quête d’une technique (une répétition structurelle à la simplicité trompeuse), le dramaturge teste sa formule-reine, celle d’une prolifération proche du brouillage, entre les années 1892-1899 (Monsieur chasse ! Un fil à la patte, La Dame de chez Maxim), avant de saborder son système, dans les pièces de la fin (Occupe-toi d’Amélie et les farces conjugales).

11En utilisant la « ficelle » de la répétition, Feydeau l’use de fait jusqu’à la corde.

Feydeau contextuel

12Dans la seconde partie de l’ouvrage, c’est là encore le « mécanisme » qui sert d’entrée à V. Heyraud — mais d’une autre façon. Selon V. Heyraud, Feydeau serait ainsi à situer dans une époque obsédée par le mécanisme — social, psychique, langagier. Feydeau donnerait, dans et par ses pièces, « sa propre lecture des systèmes de pensée de son temps »

13S’inscrivant en faux contre les critiques ou les universitaires qui dénient à Feydeau tout « sérieux », au motif qu’il fait rire, par des procédés supposément faciles (dont elle a démontré la virtuosité cachée dans sa première partie), V. Heyraud poursuit donc son travail de réhabilitation en appliquant finalement à Feydeau les intuitions géniales qu’un Philippe Soupault avait pu avoir pour Labiche7 : ce théâtre est un sombre théâtre, visionnaire et inquiet, une sorte de « cauchemar gai », pour reprendre les termes de Gaston Baty au sujet d’Un Chapeau de paille d’Italie.

14René Clair avait pu en effet parler de « vaudeville-cauchemar », au sujet du Chapeau… de Labiche, et Jacqueline Autrusseau, psychanalyste et femme d’Adamov, qui connaissait donc bien son sujet, avait également montré que les mécanismes du comique labichien ressemblaient beaucoup à ceux du rêve, tel que le conçoit la psychanalyse freudienne8. V. Heyraud ne dit pas autre chose, en rapprochant les thèmes de Feydeau de ceux de la théorie de Freud. Encore ne s’agit‑il là, comme elle ne rappelle, que de « correspondances » : Feydeau n’a pas lu Freud, mais il connaît très bien son Charcot, et ses aliénistes, et ses « fous » (dans Les Fiancés de Loches) doivent beaucoup à la psychiatrie de son temps. Dans certaines de ses pièces, donc, et bien qu’il se tienne soigneusement à l’écart de l’actualité, Feydeau ne répugne pas aux allusions à des « modes » — et l’hystérie en fait indubitablement partie9. V. Heyraud voit en outre une radicalisation grandissante dans la vision de la folie par Feydeau : elle y lit, de façon un peu trop téléologique, peut‑être, une inscription (inconsciente ?) de la propre folie de Feydeau, ou de celle du monde de la Belle‑Époque qui va sombrer dans la Grande Guerre.

15V. Heyraud s’emploie à démontrer que le processus de constitution d’un canon littéraire qui classerait d’un côté la littérature sérieuse (celle de Zola, par exemple, qui n’a d’ailleurs pas été le dernier à œuvrer pour affirmer l’illégitimité littéraire du genre du vaudeville), et de l’autre autre la littérature « non‑sérieuse», est en quelque mesure oiseux, tant sont présents les croisements entre les œuvres. Que serait, pourrait‑on dire, Zola sans Feydeau, ou, comme elle le montre aussi, Antoine sans Feydeau ? Ainsi V. Heyraud s’attache‑t‑elle à démontrer, dans une entreprise séduisante et paradoxale, que Zola et Feydeau font finalement la même chose : s’appuyant sur quelques métaphores « chimiques » employées par Feydeau (mais sont‑elles si pertinentes, ou plus pertinentes que celles du jeu d’échecs, du billard ; ne doivent‑elles pas non plus quelque chose à la mode scientiste du temps ?), elle montre que Feydeau, aussi, fait de la « littérature expérimentale » — sans aller toutefois dans le même sens que Zola : là où Zola cherche le sens, le symbole, voire la transcendance, Feydeau laisse ses cobayes en souffrance, animaux de laboratoire livrés au rire des assistants. La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse ainsi au système des personnages de Feydeau, déshumanisés, sur-déterminés.

16L’esprit d’époque, Feydeau le hume et l’embrasse donc quand il parle de maladie (comme Zola, ou Mirbeau), de l’électricité, du train — rien d’étonnant à cela, finalement. V. Heyraud consacre une partie intéressante à « l’énergie » du vaudeville. L’époque de Feydeau était obsédée par la vitesse, la force, et encore plus par la perte d’énergie : le théâtre de Feydeau serait une métaphore parfaite de cette époque finalement décadente, dont les grands efforts virils s’usent dans une aboulie sans but.

17Une autre correspondance-coïncidence relevée par V. Heyraud est, on ne s’en étonnera pas non plus, celle qui le rapproche de Saussure et de la linguistique de l’époque. Ici encore, de façon très rigoureuse, V. Heyraud se livre à une analyse serrée des « langues » de Feydeau, du pataquès au lapsus, en passant par la régression infantile, et le bégaiement : tous procédés qui coupent le langage théâtral de sa visée de communication première, et qui font de Feydeau un précurseur de Tardieu, Ionesco, ou Beckett (qui serait allé chercher son « Godot » dans… Feu la mère de madame), mais surtout, donc, un contemporain capital de son siècle. Zola, Mirbeau, Jarry, Maeterlinck, Mallarmé, ou Feydeau : il n’y aurait donc pas de texte qui se construise en dehors de son temps, mais une écriture toujours forcément située. On pourrait dire à cela que, comme les lectures récentes qui visent à resituer Proust au sein de la Grande Guerre, toute chambre de liège oubliée, cela est davantage une question, justement, de lecture, et non d’écriture.


***

18Feydeau, en tout cas, serait donc un écrivain « sérieux » — voilà qui est dit. Face à l’essoufflement du genre du vaudeville, parasité par la concurrence de la comédie sérieuse, ou au contraire miné de l’intérieur par la luxuriance d’absurdes intrigues, Feydeau, selon Violaine Heyraud, pousserait le genre à son paroxysme. Il use et abuse du procédé littéraire de la répétition, au point que le vaudeville, remis en fonctionnement, court vers son dysfonctionnement, et implose, comme une machine en bout de course, que l’on aurait poussé trop à fond. C’est bien le sens des interprétations récentes de Feydeau : il y a quelque chose qui se cache derrière le rire de Feydeau. Encore ne faudrait‑il pas en oublier le rire. Là se situe toute l’anxiété, sans doute, des études sur le comique ou la comédie, voire sur l’humour : à force de vouloir légitimer ce registre ou ce genre, l’esprit de sérieux tend à évacuer le plaisir du comique, voire toute référence au comique. Ainsi V. Heyraud précise‑t‑elle à de nombreuses reprises que, contrairement à Gidel, elle n’étudie pas la répétition « par rapport au comique verbal ». Les amateurs de Fontanier feront leurs délices des analyses de V. Heyraud, et l’on pourra désormais briller en ville, après le spectacle, en relevant les épanadiploses, épizeuxes et autres aposiopèses. Outre des relectures revigorantes de certaines pièces (l’ouvrage est assez long pour que V. Heyraud ait le temps de parler de façon assez développée de ses interprétations), la découverte de pièces moins connues, ce Feydeau a aussi un avantage non négligeable : sérieux, il est aussi écrit avec esprit, voire, parfois, un délicieux sens de la plaisanterie discrète — comme chez Feydeau, donc. Après le sérieux sous le rire, le rire sous le sérieux.