Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Nicolas Roudet

63, année terrifique

Max Engammare, Soixante-trois. La peur de la grande année climactérique à la Renaissance, avant-propos de Jacques Roubaud, Genève : Droz, coll. « Titre courant », 2013, 246 p., EAN 9782600005531.

1Dans Soixante-trois. La peur de la grande année climactérique à la Renaissance, Max Engammare s’attaque avec une érudition jubilatoire à un chapitre pratiquement inexploré de la culture renaissante. Comme dans un thriller, la scène cruciale a lieu dès la première page, l’auteur poussant en outre, façon Hitchcock, le souci de la mise en scène jusqu’à nous épargner les inutiles affres du whodunit :

On dit en effet, chose que l’on appuie sur une longue observation, que la soixante-troisième année de la vie est funeste pour le genre humain, soit par un malheur insigne, soit par la mort, soit par une maladie du corps et de l’esprit, toutes choses graves, mais la plus grave est la dernière… si c’est vrai. (p. 8)

2Dans ce jeu de cluedo revu par M. Engammare, le coupable est Pétrarque, dans les Seniles VIII, avec une clef de 63. Coupable, car, à partir de cette lettre à Boccace datée du 20 juillet 1366, mais plus encore à partir de Marsile Ficin et de son De vita libri tres, l’on voit des érudits renaissants, en nombre sans cesse croissant, se plaire à réactiver, dans une anamnèse morbide, un chapitre bien oublié de la littérature antique, totalement étranger à la Bible, et quasi inconnu du Moyen Âge (rares exceptions chez Tertullien, chez le Pseudo-Clément de Rome et chez Vincent de Beauvais, relevées p. 22 et 143) : celui selon lequel, sous prétexte que la matière se renouvellerait tous les 7 ou 9 ans, la soixante-troisième année de la vie serait funeste. Soixante-trois, c’est‑à‑dire sept fois neuf (un chiffre dévolu au corps, l’autre à l’esprit). Ainsi parlèrent Pline l’Ancien et Aulu-Gelle. Il faut dire que la liste des victimes, qui va croissant à mesure que se déroule le scénario, avait de quoi impressionner les esprits du xvie siècle : ne disait-on pas que Platon, Aristote, Cicéron, la Vierge Marie, Luther, Melanchthon, Nostradamus étaient morts une fois atteinte la soixante‑troisième case de ce jeu de l’oie qu’est la vie terrestre ? En outre, comme ne tarde pas à nous le faire savoir l’inspecteur M. Engammare, l’assassin n’était pas seulement un multiple, il était lui‑même multiple, escorté de deux ou trois complices, tantôt Quarante‑neuf (dit « Sept-au-carré »), tantôt Quatre‑vingt‑un (dit « Neuf-au-carré »), plus rarement de Cinquante-quatre. Convaincu par l’accumulation des faits et « vaincu par la force du catalogue », l’érudit de la Renaissance aima se faire peur en jouant avec les nombres et les noms. Une certaine ambiguïté entre caractères ordinal et numéral de l’année en question fit que la peur de l’année climactérique s’emparait des esprits tantôt dans leur 63e année, tantôt une fois les 63 ans révolus (« an courant » et « an complet », selon la distinction d’Auger Ferrier, p. 103). Au reste, tout chiffre divisible par 7 étant presque, « par définition, climactérique » (p. 54), l’amateur d’arithmologie avait de quoi se préparer des nuits blanches. Et ce qui devait arriver arriva : le lettré de la Renaissance finit par être pris à son propre jeu, développant tantôt une espèce de psychose de l’année climactérique, qu’il dépassait à son grand soulagement, espérant tantôt au contraire, comme Théodore de Bèze, rejoindre le Seigneur au cours de sa 63e année de vie terrestre. Certains, il est vrai, ne la connurent point, ou la méprisèrent superbement — ainsi Calvin.

3Le propos de l’auteur est organisé en chapitres dont chacun explore les symptômes du mal dans différentes catégories socioprofessionnelles de l’époque : les lexicographes et philologues, avec de passionnantes lignes sur Henri Estienne (lequel consacre une entrée au mot klimaktèr dans son Thesaurus linguae graecae de 1572, après l’avoir ignoré dans son Dictionarium medicum de 1564) ; les astrologues (Nostradamus, Claude Saumaise, et surtout Henrik Rantzau, auteur du premier traité sur l’année climactérique, p. 54‑65) ; les médecins, « dont François Rabelais » ; les historiens et hommes politiques (Auger Ferrier, adversaire de l’idée d’année climactérique, produisant face à Jean Bodin un contre-catalogue de personnages bibliques morts « hors des septenaires et novenaires » qui constitue un « roole si long que d’icy [Toulouse] jusques à Paris », p. 104) ; les théologiens, essentiellement protestants (Luther, Melanchthon, Calvin, Théodore de Bèze, et Simon Goulart, le traducteur de Caspar Peucer). Avec Joseph-Juste Scaliger, les travaux chronologiques deviennent plus scientifiques, et les périodes climactériques parfois mises à l’honneur finissent par tomber en désuétude au profit de scansions plus positives. Peu à peu, l’année climactérique est victime d’un certain oubli, même si l’on en rencontre encore quelque écho chez Leibniz ou, plus curieusement, chez Freud, la limite fantasmée de 81 ans constituant plutôt, chez le père de la psychanalyse, une référence à l’âge de décès du père (p. 146).

4L’enquête de M. Engammare cherche à comprendre « l’arithmétique de ces peurs antiques réactualisées dès la fin du xve siècle » (p. 4), posant la question essentielle du caractère de ces chiffres (sont-ils anecdotiques ou révèlent-ils une « structure mentale de l’homme renaissant » (p. 96) ?), tout en notant que la barrière confessionnelle n’intervient pas ici, catholiques, luthériens et calvinistes étant également concernés par les débats (p. 127). Ce fait de civilisation peu connu, M. Engammare en questionne la signification et s’interroge sur ce qu’il révèle d’une époque révolue et donc, par contraste, de notre propre époque. Il serait en effet facile de se gausser. Notre époque, on le sait, n’est pas étrangère à la vogue de l’astrologie ou de la numérologie, elle n’ignore pas les superstitions. Sans doute la peur du nombre 63 a‑t‑elle disparue, remplacée par celle du nombre 13, lequel suscite également des réactions ambivalentes (certains craignent le vendredi 13, tandis que d’autres espèrent rafler le gros lot). Mais des listes de victimes d’année fatidique circulent aujourd’hui encore, comme celle, que signale M. Engammare en quatrième de couverture, répertoriant les artistes morts à l’âge de 27 ans (pour mémoire, il s’agit de rockers fauchés en pleine gloire : Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain, Amy Winehouse…). Rien de bien nouveau, donc, sous le soleil, si ce n’est la tenue des débats suscités par de tels phénomènes : en Sorbonne, Élizabeth Teissier, carré Hermès parfumé Paco Rabanne et syntaxe approximative, a désormais remplacé les émules de Jean Bodin à épitoge d’hermine et latin cicéronien.

5La recherche devait constituer l’ultime chapitre de L’Ordre du temps, ouvrage fondamental consacré à la naissance de la ponctualité au xvie siècle, publié en 2004 par M. Engammare1. Mais, ayant atteint de telles proportions qu’il avait fini par déséquilibrer tout le livre, le chapitre fut supprimé et devint donc, neuf ans plus tard, une monographie autonome, joliment illustrée. C’est également une excellente idée que d’avoir numéroté en continu les 672 notes du texte, évitant au lecteur d’agaçantes recherches en fin de volume, notes qui sont autant d’invitations à découvrir ou redécouvrir sous un jour nouveau nos classiques renaissants, de Montaigne à Rantzau, de Calvin à Rabelais, ce dernier étant probablement l’introducteur du mot climatère dans la langue française (p. 94). L’ouvrage se lit comme un roman, et la belle préface de Jacques Roubaud, adornée d’un poème inédit dédié à l’auteur, nous invite à le lire comme on joue, chacun étant libre d’ajouter sa référence familière ou érudite à la kyrielle déployée par l’auteur. Le livre fera date. Désormais, plus aucun seiziémiste qu’il soit historien, littéraire, philosophe, théologien, linguiste ou historien des sciences ne pourra rencontrer Soixante-trois et ses complices sans ressentir quelque vague inquiétude ni l’associer au mot climactérique. Nous en avons fait récemment l’expérience, en parcourant les Annales souabes de Martin Crusius (1526-1607), l’helléniste de Tübingen. Arrivé au 19 septembre de l’année 1589, jour de son soixante‑troisième anniversaire, Crusius note avec soulagement que la page de l’année climactérique est tournée : Climacterici anni Superatio2. Chez d’autres auteurs, la mention est nettement plus allusive. Ainsi chez Montaigne :

Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’age en autre, ou, comme dict le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute3.

6Dans ce passage, la mention de sept ans en sept ans constitue une allusion très nette « à la théorie des âges septenaires de la vie » (p. 13 et n. 49).


***

7Quant à Max Engammare, dont on notera qu’il a publié ce bel ouvrage sans attendre sa propre année climactérique, il réussirait presque à nous effrayer en nous rappelant en guise de conclusion l’actualité de son propos. Le lecteur débonnaire saura donc que Serge Gainsbourg est mort dans son année climactérique. Que Dominique Strauss-Kahn a été arrêté à New York dans son année climactérique. Et, ce qui est peut‑être plus grave, que Jacques Roubaud a cessé d’aimer la mousse au chocolat dans son année climactérique.