Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Noël Herpe

Le regard de l’âne

Robert Bresson, Au hasard Balthazar, 1966 [Arte Vidéo, 2005].

1À l’origine d’Au hasard Balthazar, Robert Bresson a cité de nombreuses sources : ses vacances d’enfant d’abord, dans une Auvergne peuplée d’ânes et d’animaux en tous genres, traversée aussi de « chemineaux » comme cet Arnold qui resurgira dans le film ; la lecture des Mémoires d’un âne de la Comtesse de Ségur ; et surtout de L’Idiot de Dostoïevski, où l’âne fait une apparition cruciale, pour ramener à la raison le prince Muichkine… En fait, le cinéaste n’a redécouvert cette page qu’après avoir entrepris la préparation de Balthazar, envisagé dans un premier temps comme des « mémoires » racontés par une voix intérieure (c’est lui, plaisantait Bresson, qui aurait prêté sa voix à l’âne). Des problèmes de composition l’amènent à changer d’optique, pour longuement mûrir ce projet qui constitue sa création la plus complexe et la plus personnelle ; la seule qui ne se fonde pas sur un substrat littéraire préexistant. Le tournage ne sera pas moins difficile, Bresson ayant choisi de travailler avec un animal non dressé pour préserver le naturel de ses réactions, radicalisant le principe de neutralité qu’il appliquait à ses modèles… Il faudra attendre deux mois pour que l’âne soit capable d’effectuer un numéro savant dans un cirque. Le climat diluvien de l’été 1965 ajoute encore à la lenteur des prises de vues, dans les Pyrénées et à la frontière espagnole : Bresson tient en effet à une image constamment ensoleillée. Accueilli avec enthousiasme par la presse (Roger Stéphane consacre au film une émission tout entière, les Cahiers du cinéma y reviennent en détail), Au hasard Balthazar apparaît dès sa sortie comme un art poétique du cinéaste, rassemblant sa vision du monde et son idée du cinématographe.

2Pourquoi ce titre étrange ? Bresson rappelle que ce fut la devise des anciens comtes de Baux, descendants présumés du Roi Mage Balthazar… En tout cas, il exprime admirablement la tonalité biblique du film : celle de l’Ancien Testament, qu’évoque le monde sans pitié et sans grâce où s’égarent les protagonistes ; celle de l’épopée christique, que figure à sa manière l’âne Balthazar — jusque dans sa soumission à Arnold qu’il porte comme le Christ à Jérusalem. L’auteur n’a d’ailleurs pas caché la visée apologétique qu’il entendait donner à ce parcours : chaque épisode de la vie de Balthazar correspond à un moment de l’existence humaine (les caresses de l’enfance, le travail de l’âge adulte, le talent ou le génie dans l’âge mûr, la période mystique qui précède la mort…). Chacune des grandes figures croisées par l’animal renvoie à un vice de l’humanité : l’orgueil (incarné par l’instituteur-intendant qui refuse de livrer les comptes du domaine), la paresse (ce sont Gérard et sa bande de « blousons noirs » qui jettent le trouble dans la région), la luxure (celle de Marie, entraînée malgré elle vers le charme du mauvais garçon), la gourmandise (à travers les débordements d’Arnold, rendu violent par la boisson), l’avarice (que représente un marchand cynique et jouisseur)… À cet itinéraire s’en superpose un autre, celui de Marie qui offre un « double » pathétique des souffrances de Balthazar. Mais tout le film s’organise pour rendre invisible sa structure morale, ou la faire affleurer comme par accident :

Il fallait obtenir une chose assez réglée, confie Bresson à Jean-Luc Godard et Michel Delahaye, mais qui n’en ait pas l’air ; de même que ces vices ne devaient pas avoir l’air d’être là pour être des vices et embêter l’âne. Si j’ai dit vices, c’est qu’au départ c’étaient bien des vices, et dont l’âne devait souffrir, mais j’ai atténué ce côté systématique que pouvait tout de suite prendre la construction, la composition1.

3De la sorte, le chemin de croix de Balthazar finit bien par se présenter « au hasard » — dans la mesure même où nous épousons subrepticement le point de vue de l’animal. De toutes ses stations, il ne sera vu que des fragments (baptême par les enfants, débauche où est jetée Marie, retour sous l’encensoir), et la continuité narrative ne cesse d’être trouée par des ellipses, des bonds dans le temps, des raccourcis. On voit ainsi se déployer une mosaïque d’instants, particulièrement intenses mais qui gardent l’opacité d’un rêve éveillé, qui semblent perçus par une conscience incapable de les réfléchir. En cela, Bresson aura accompli à la lettre son idée d’une autobiographie animale, sans jamais passer par le discours : seul le braiment de l’âne vient parfois se mêler aux échos d’une sonate, dès le générique ou lorsqu’il revient dans le vieux domaine désert, pour dire une nostalgie de l’Éden qui est justement indicible. Mélange qui se fait plus dissonant quand les cris de l’âne rencontrent le son d’un transistor, censé « couvrir » les ébats de Marie et de Gérard — mais qui, toujours, est là pour manifester une mystérieuse permanence.

4Ce qui caractérise le « bestiaire du voyageur » tel que le dessine Au hasard Balthazar, c’est en effet la vocation de fidélité de l’animal, que ne cesse de contrecarrer l’excentricité géographique et métaphysique des hommes. Jeté sur les routes et maltraité, Balthazar fait verser une charrette pour revenir au domaine de son enfance ; arraché une dernière fois au domaine, traîné vers la frontière par les contrebandiers, il s’étend parmi les moutons pour y mourir. Toute sa trajectoire s’inscrit entre ces deux renoncements, dans une série de cercles concentriques qui ne cessent de le ramener à son point de départ. Ce sont autant de voyages inutiles, dont la vanité s’épuise dans le trajet auprès d’Arnold : excursion touristique où se succèdent les beaux parleurs, quitte à renvoyer le « guide » au crime qu’il a commis ; spectacle de cirque où Balthazar est exhibé comme un âne savant, au risque d’une confrontation imprévue avec son ancien maître ; grand potlatch au terme duquel Balthazar reconduira Arnold sur la route, où il trouvera la mort… D’un bout à l’autre du film, l’animal est soumis à cette perpétuelle errance sur place, entraîné vers des destinations inutiles et soupirant après l’origine. À ses côtés, les hommes ne cessent d’aller et venir en sens contraire, sans trouver feu ni lieu. C’est vrai évidemment d’Arnold, sorte de vagabond shakespearien qui assume jusqu’à la lie la vanité du voyage, qui meurt en inventant une ode à la borne kilométrique (« Adieu, ma chère et pauvre amie, condamnée à passer ici le reste de tes jours, à voir se promener les mêmes imbéciles »). C’est vrai de Gérard et de ses petits camarades, dont les déambulations en scooter manifestent la volonté de puissance dérisoire, au point de provoquer des accidents de la route pour passer le temps. D’une manière plus diffuse, la propriété autour de laquelle gravitent les personnages est tout entière soumise à un principe de dispersion et de fuite, au-delà de sa façade bourgeoise et de plus en plus lépreuse. Si les premières scènes évoquent Les Dernières Vacances de Roger Leenhardt, via une certaine douceur de vivre menacée, on n’assistera plus ensuite qu’à des démissions, à des départs : départ de la famille après la mort d’une enfant ; nouveau départ de Jacques après la déchéance de Marie ; départ enfin de celle-ci, chassée définitivement du paradis. Au « Tu pars ? nous ne nous verrons plus ? » que lance Marie à Jacques, au début du film, fait ainsi écho l’appel paternel : « Marie, où vas-tu ? — Nulle part. — Alors reste. » Et enfin, le constat que « Marie est partie. — Partie ? — Elle ne reviendra plus jamais »… comme si, pour Bresson comme pour son maître Pascal, tout le malheur de l’homme venait de son incapacité de demeurer chez lui.

5Moins que le voyage, le film met donc en scène la tentation du voyage, une instabilité ontologique de la condition humaine — là où l’animal, au contraire, témoigne d’un espace et d’un temps préservés. C’est ce qui donne au récit sa courbe bizarrement centrifuge : autour de Balthazar, rétif à se laisser entraîner vers d’hypothétiques ailleurs, chacune des figures projette un nouveau voyage immobile, elle répète l’expédition vers le néant. De sorte que ce coin des Pyrénées (que Bresson se garde de précisément localiser) apparaît à lui seul comme un raccourci du monde, le lieu d’une épopée imaginaire : c’est le miracle de cette vision fragmentaire qu’on a évoquée, et qui, en s’attachant pour l’essentiel aux choses vues par l’animal (comme elles le seraient par un enfant), semble contenir une totalité qui la déborde. On songe aux « yeux du souvenir » baudelairiens, à une désillusion qui fait du regard le principe ultime de la poésie. Aussi bien, Balthazar n’est jamais qu’un regard : figure rêvée du spectateur et du cinéaste, que Bresson appelle l’un et l’autre à abdiquer leur intelligence pour s’abandonner à la pure présence des choses. Cette phénoménologie trouve sa plénitude dans la « présentation » de Balthazar aux animaux du cirque : tour à tour, l’âne est confronté au tigre, au singe, à l’éléphant, etc., et de ces regards qui ne raccordent pas, qui ne disent rien, qui récusent l’échange ou la communication inventés par les hommes, naît un sentiment très difficile à démêler, l’angoisse de découvrir une réalité sans fond, où s’évanouissent signe et signification, et dans ce vide, l’intuition que se cache une communion beaucoup plus puissante que tout ce que le langage humain peut exprimer.

Témoins d’une réciprocité dont nous sommes exclus, commente Philippe Arnaud, et dont pas un instant on n’a le sentiment qu’elle singe quelque chose, par un quelconque mimétisme ou dressage, cet échange répété de regards atteint à une profondeur inconnue, par ce défaut même : il en majore l’énigme, c’est sa beauté, et son malaise tient à ce qu’il est impossible d’en domestiquer l’effet en lui conférant un attribut. Cette suspension de tout sens possible, propre à ces regards, redistribue sa force sur tout le reste du film2.

6On pourrait dire aussi qu’elle invite à relire l’œuvre entière du cinéaste, à partir de ce (non)point de vue de l’animal. Si Au hasard Balthazar réunit un bestiaire en microcosme, avec les bêtes du cirque mais encore la poule témoin des malheurs d’Arnold (dans une séquence qui cite textuellement le Buñuel de Los Olvidados), l’âne compagnon des voyages de Balthazar ou les moutons qui protègent sa mort, l’animal occupe souvent un rôle crucial chez Bresson : c’est le chat noir maltraité par Anne-Marie dans Les Anges du péché, ou le chien blanc caressé par Hélène dans Les Dames du bois de Boulogne — l’un et l’autre incarnations d’un instinct que les personnages prétendent domestiquer ; c’est le chien qui vient rôder autour du bûcher de Jeanne d’Arc, avant l’envol final des colombes, comme autant de signes d’un esprit qui s’apprête à s’échapper ; c’est enfin le chien arpentant la maison de L’Argent à l’heure du crime, avec la même mission d’annonciateur mais qui ne prélude plus qu’à la ruine. Et il faudrait également évoquer les lapins pris au piège, dont la vaine lutte contre la mort anticipe le destin de Mouchette. Dans tous ces cas, la bête est là comme un double plus humain que l’homme, une figure absolue de son destin, et dont l’assomption de la souffrance ignore les faux-semblants d’une conscience orgueilleuse. La mère de toutes ces figures (et qui s’épanouit presque à la lettre dans Balthazar), c’est sans doute encore chez Dostoïevski qu’il faut la chercher : dans le rêve que fait Raskolnikov au début de Crime et châtiment, et où il se revoit enfant, à la campagne, longeant avec son père un cabaret auprès duquel une brute maltraite jusqu’à la mort son vieux cheval. Cette scène cauchemardesque devient un raccourci du Mal qui commence à gagner l’esprit du criminel, elle résume dans sa naïveté toute la folie des hommes. C’est un semblable lot qui est dévolu par Bresson à Balthazar (lui aussi malmené gratuitement, lui aussi spectateur d’orgies dans le bar que détruisent les vandales) : celle d’un « saint » peut-être, comme le dira la femme de l’instituteur ; celle en tout cas d’un martyr dont le credo muet serait la continuité de l’être, parmi les errances, les faux pas, l’absence à soi-même dont souffrent ses frères humains.

7Cette patience qui fait la grandeur de l’âne, elle en fait aussi le « modèle » idéal de Bresson, celui qui exauce naturellement le vœu d’automatisme qu’il exige de ses acteurs non-professionnels. Ce qui ne va pas sans difficultés techniques, inversement proportionnelles à celles que rencontra le réalisateur face à l’intelligence « théâtrale » d’une Renée Faure ou d’une Maria Casarès. Il a raconté entre autres les problèmes posés par le regard oblique de l’animal en termes de cadrage, ou par une réaction ultime de celui-ci : « Pendant toute la dernière scène, celle de la mort de l’âne, j’ai eu une angoisse terrible, car je craignais de ne jamais pouvoir arriver à faire ce que je voulais. J’ai eu un mal énorme pour obtenir que l’âne fasse ce qu’il devait faire, ce que je voulais qu’il fasse. Et il ne l’a fait qu’une fois, mais enfin il l’a fait. Seulement, il a fallu le provoquer à le faire, d’une autre façon que celle à laquelle j’avais pensé. Cela se situe dans le film au moment où l’âne entend les cloches et dresse les oreilles. C’est en attrapant quelque chose, au dernier moment, que ça a marché : il a eu la réaction qu’il fallait. Cela, il ne l’a fait qu’une fois, mais c’est merveilleux. Voilà le genre de joies que vous donne quelquefois le tournage. On est dans de terribles difficultés, et, tout à coup, le miracle se produit.3 » Cette anecdote résume toute la tension entre préparation et surprise qui définit le travail de Bresson (et à quoi il revient d’une manière presque obsessionnelle, en retraçant les impondérables qui ont émaillé le tournage de ce film) : face à ses « modèles » humains ou animaux, et plus largement au réel qu’il met en forme, il s’attache tel le braconnier de sa Mouchette à prendre au piège le hasard, à faire voir dans le monde extérieur une vie intérieure qui s’ignore.

8Cela n’empêche pas Balthazar d’esquisser, sans en avoir l’air, une carte morale de la France des années soixante : un pays ancré dans ses traditions rurales, dans son code de l’honneur (tel que le respecte jusqu’à l’absurde l’instituteur), dans une comédie humaine qui remonte au Moyen-Âge (avec les figures violemment contrastées du marchand et du vagabond). On ne saurait pourtant y voir une persistance féodale, mais plutôt la ruine d’un système de valeurs — qui laisse apparaître par plaques, en s’effondrant, les vestiges d’un ordre ancien. Dans la France profonde où nous promène Bresson, et pour employer une vulgate réactionnaire qui n’est pas absente du film, « tout fout le camp » : le vieux domaine est laissé à l’abandon ; les voyous errent sur les routes, cherchant qui dévorer et que détruire ; la pureté d’une jeune fille venue tout droit d’Alain-Fournier ou de Francis Jammes se retrouve traînée dans le scandale. Quelle que soit la part de l’outrance polémique, il y a là le reflet éclaté et précis (que déclinera dans un contexte plus enraciné Mouchette) d’un pays où voisinent l’amertume des anciens et l’impatience des jeunes, la charrette et la mobylette, la solitude des campagnes et les fétiches de la modernité. À travers ce monde livré de tous côtés à la démesure, l’âne « rétrograde et ridicule » qu’est Balthazar (aux dires de l’instituteur) se révèle au bout du compte l’instrument d’une mesure. De l’infiniment petit et de l’infiniment grand, d’un espace-temps désarticulé et d’une éternité réfugiée dans l’instant.