Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Jonathan Cyr

L’inventivité d’une Recherche

Alberto Beretta Anguissola, Les Sens cachés de la Recherche, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque proustienne », 2013, 467 p., EAN 9782812408700.

Mais alors, si tous les personnages, y compris le Narrateur, ne cessent de se contredire, à qui et à quoi devons-nous donner raison ? Quelle est, en admettant qu’elle existe, la véritable pensée de l’écrivain ?
Alberto Beretta Anguissola1

1Peut-on à la fois construire une critique élogieuse quant à l’inventivité dont fait preuve un ouvrage consacré à l’étude d’À la recherche du temps perdu — ce qui, en soit, n’est pas peu dire — et simultanément réfuter la forme de ses propositions ? Peut-on lire contre l’auteur en parcourant l’ouvrage à partir d’une autre trame de sens que celle retenue et argumentée par le théoricien ? Pour le dire autrement, peut-on légitimement ouvrir l’interprétation en se distanciant du présupposé théorique d’un sens préalable à la lecture — sens qu’il s’agirait, selon cette vision du texte, d’extraire et d’expliciter pour le lecteur à venir — et conserver une relation critique, objective vis‑à‑vis du contenu étudié ? Et dernièrement, devrait‑on laisser s’immiscer l’histoire d’un sujet, son expérience sensible, dans l’élaboration d’un contenu critique, théorique ? Certes, en assemblant les diverses interventions faites dans des colloques, revues savantes, journées d’étude et échelonnées sur une période d’un peu plus de vingt ans, Alberto Beretta Anguissola ne s’attendait possiblement pas à ce que l’on retienne de son livre Les Sens cachés de la Recherche l’impact de la subjectivité du critique dans l’élaboration de son objet d’étude, ou encore que le sens d’une œuvre littéraire soit construit non pas à partir de ses soubassements, mais bien à partir de la contemporanéité de sa lecture. Qu’importe. Ceci n’empêche pas l’ouvrage, à défaut d’un assentiment de son auteur, de démontrer l’insubordination de la lecture à l’égard de l’écrivain et de ce fait, de montrer la pluralité presque infinie du texte de Proust, toujours renouvelé, toujours à renouveler.

Un archéologue du cryptotexte

2Alors qu’il travaillait en tant qu’annotateur pour l’édition italienne d’À la recherche du temps perdu, A. Beretta Anguissola eut une révélation. Pendant ce patient travail de « fouille herméneutique » (p. 92), au hasard d’une rencontre entre quelques informations historiques et littéraires sur la surface lisible de l’œuvre de Proust — en l’occurrence issues du Moyen Âge et des romans balzaciens — et leur décodage par le critique, l’annotateur découvre un « cryptotexte », sorte d’encodage d’informations biographiques et historiques dissimulés sous la graphie des phrases par l’écrivain, derrière certains détails référentiels et/ou comparatifs, de manière à confronter le lecteur érudit à une forme de rébus savant :

[…] je suis tombé, par hasard et sans aucun projet méthodologique préalable, sur une dimension importante de l’écriture proustienne : l’emploi d’allusions aux choses et aux personnes de la réalité et de l’histoire pourvues d’un double sens, qui ont la fonction d’ajouter au récit une dimension différente de celle qui est visible à première vue. En remplissant son roman d’énigmes dont le lecteur distrait ne s’aperçoit même pas et que le lecteur attentif doit résoudre au prix d’un travail parfois difficile de déchiffrage, Proust a sans doute voulu rendre un extrême hommage à l’esthétique du mystère et du secret […]. (p. 12)

3Ainsi naquit le cryptotexte ou, pour mieux dire, fut révélé au chercheur. Repérée par accident et ce, grâce à son travail d’annotateur, l’analyse du cryptotexte permettrait de dévoiler ces sens cachés, dissimulés, de l’œuvre de Proust. Le lecteur est ainsi convié à la lecture des résultats de ce patient travail d’excavation, échelonné sur une période d’un peu plus de vingt ans : toujours sous l’égide de ce mystérieux Proust, prestidigitateur infatigable, perequien avant l’heure, divin créateur de ce « chef d’œuvre de haute intertextualité » (p. 368), le lecteur d’A. Beretta Anguissola assiste tant à la découverte — l’ouvrage faisant la démonstration de l’esprit d’aventure nécessaire, des péripéties et des impasses attendant quiconque désirant partir à la recherche des sources historiques ou biographiques enfouies dans la Recherche — qu’à la méthode d’excavation, méthode hasardeuse qui n’est pas sans rappeler la sérendipité, à la frontière des archétypes jungiens, de l’iconologie chrétienne, latine, grecque et judaïque, mais encore, de l’histoire littéraire et de la génétique textuelle. Bref, à un programme aux fondements ambitieux.

Le miroitement de l’écrit

4Cette vision du texte, à la fois comme réceptacle de mystérieuses énigmes écrites en palimpsestes et empreinte du vécu de l’écrivain, oblige le chercheur à développer l’idée que le sens véritable des phrases serait invisible, voilé pour le lecteur ne remplissant pas les mêmes fonctions académiques que ce dernier — on imagine mal en effet un individu extérieur au milieu de l’enseignement se déplaçant de musée en musée, de bibliothèques d’archives en catalogues numérisés pour le simple plaisir de peut-être entrevoir la réponse à un rébus souterrain du texte. Drôle de coïncidence, mais qui, au regard du chercheur — outre quelques doutes ponctuant ici et là l’essai2 — ne remet pas en cause la provenance de ces intertextes cryptés, allusifs et attribués impérativement à l’écrivain et non pas au chercheur, à ces lectures, ces obsessions, à son expérience sensible du monde :

Ici, en somme, les allusions plus ou moins secrètes ne sont pas des décorations ornementales ajoutées au récit mais presque superflues ; elles sont, au contraire, les piliers en béton armé qui soutiennent l’édifice narratif, elles recouvrent une fonction structurelle, elles forment le squelette qui soutient le corps du texte. (p. 139)

5Certes, tout effort d’excavation du sens d’un texte ne conduit pas nécessairement à la subjectivité du chercheur et il demeure possible que l’interprétation demeure objective, distancée de l’enveloppe sensible du théoricien. N’empêche qu’en affirmant qu’il existe « des similitudes entre Proust et moi‑même » (p. 410), A. Beretta Anguissola fait émerger au sein même de l’écriture une part importante de sa relation envers l’auteur de la Recherche, relation faite de désirs, d’amour et de regards qui de l’objet scrutent le travail d’enquête du chercheur3.

6À force de contempler l’œuvre, le regard du chercheur s’est peut‑être détourné de la spécificité de l’objet en y projetant une part de son intériorité — ce qui peut être extrêmement riche, voire même nécessaire quant à l’ouverture du sens (nous y reviendrons) —, mais ce, en perdant de vue l’apport du désir de l’individu dans la construction de l’objet observé. Presque aveugle à force de voir, le chercheur laisse passer dans le texte une part réflexive du soi ; presque aveugle à force d’effort, il finit par transformer l’objet contemplé pour mieux y lire ce qui pousse en lui. Bref, il s’y élude. Ce qui n’est pas sans rappeler la transformation du réel opérée par le regard d’un sujet pour le conformer à ses désirs, à ses excitations issues de son intériorité, comme l’a remarqué Freud :

Les excitations pulsionnelles, qui ont leur origine à l’intérieur de l’organisme, ne peuvent être liquidées par ce mécanisme. Elles soumettent donc le système nerveux à des exigences beaucoup plus élevées, elles l’incitent à des activités compliquées, engrenées les unes dans les autres, qui apportent au monde extérieur ce qu’il faut de modification pour satisfaire la source interne des excitations […]4.

7Certes, l’on peut objecter qu’il existe un écart entre la perception du réel et la transformation subite par un texte par l’influence des désirs d’un chercheur. Il n’empêche qu’à la lecture de l’ouvrage d’A. Beretta Anguissola, un tel rapprochement — et qui va à l’encontre de ce qu’avance le théoricien — fait sens, surtout vis‑à‑vis de certains commentaires du chercheur, non plus tournés vers la Recherche, mais vers ses propres affres intellectuelles et affectives, par exemple lorsqu’il s’attelle à la lourde tâche de résoudre la paternité de l’ouvrage le Songe de Poliphile :

Pauvre proustien égaré dans ce dangereux labyrinthe de la Renaissance, je me résolus donc à m’atteler en quelques jours à l’une des questions les plus ardues de la recherche littéraire et artistiques […]. (p. 208)

8C’est donc par la contemporanéité de la lecture de la Recherche et non pas par son essence que l’interprétation du chercheur se développe.

Une lecture créative5

9L’« association d’idées » (p. 139) inhérente au travail sur le cryptotexte permet, selon nous, cette transformation de l’objet : « Si tout cela était explicitement indiqué dans le texte, il n’y aurait rien d’étrange. Mais le texte, au moins en apparence, ne dit rien. » (p. 191) Ponctuant l’ensemble des essais présentés dans le volume, ces remarques, constats, hypothèses et « vérités » du texte qui se veulent tournés vers la poétique de l’écrivain, nous renseignent plus sur les aléas et les doutes de la pensée du chercheur que de l’auteur, mort depuis un peu plus de quatre‑vingt‑dix ans. Étonnamment toutefois, ces aléas nous renseignentsur la Recherche, faisant apparaître ici et là certaines sources intertextuelles et/ou historiques qui font sens, allant parfois jusqu’à développer des rhizomes dans la lecture du texte et bien qu’il soit la plupart du temps peu plausible que l’écrivain fût conscient de cette possible avenue interprétative contenue dans son œuvre. Le chercheur ouvre un espace, « une expansion du texte » (p. 368). Certes, l’auteur insiste sur la capacité géniale de Proust, et sur son aptitude à comprendre le « futur » : Proust, mort en 1922, aurait prophétisé le fascisme mussolinien, et tous les autres régimes politiques dévastateurs du xxe siècle (p. 64). Humour du chercheur, prose hyperbolique ou croyance ? Quoi qu’il en soit, nous pouvons aussi percevoir, derrière cette construction, poindre l’emplacement géopolitique du chercheur italien, ou encore entrevoir la manière dont son récit de vie insuffle un sens à l’œuvre, un sens qui — quoiqu’il paraisse saugrenu si l’on tient mordicus à l’idée d’une essence — ouvre l’interprétation par l’actualisation de la lecture de la Recherche :

À mon avis, l’écrivain a interprété les signes prémonitoires de l’avènement du fascisme en Europe, et a exprimé, dans la Recherche, son aversion, son irritation et aussi son angoisse face à l’imminent triomphe de totalitarismes violents, stupides, bestiaux […] Morel est le signe des temps d’une irrépressible dégradation de la civilisation, d’une éclipse de l’humanité elle-même. Morel contient en lui-même, en puissance, tous les bourreaux qui, dans les camps de concentration nazis, torturaient et massacraient les Juifs, les homosexuels et d’autres minorités. En Morel sont déjà renfermées toutes les « brutes » qui aujourd’hui encore ensanglantent la terre. Morel est donc une prophétie […] un grain de sènevé d’où, petit à petit, germera et poussera la plante de toutes les horreurs du féroce xxe siècle. (p. 63‑64)

10Morel, brute féroce, sanguinaire, féru de nationalisme et de militarisme torturant le baron de Charlus ? Une telle question agençant le masochisme de Palamède avec un Morel ou un Saint-Loup militaire et politisé… Pourquoi pas ! La Recherche, un roman non pas préfasciste comme on a pu le croire par le passé (p. 401‑404), mais peut‑être un peu secrètement antifasciste ? Mais de grâce, inventez-moi cette Recherche !