Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
Élodie Ripoll

Proust & sa cathédrale polychrome

Davide Vago, Proust en couleur, Paris : Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes », 2012, 260 p, EAN 9782745323927.

1Si l’histoire des couleurs est longtemps restée un sujet marginal, l’étude des couleurs en littérature l’est encore. Rares sont les travaux qui s’y sont attelés, et toujours à l’échelle d’un roman ou de quelques poèmes. L’œuvre monumentale de Proust, dont les liens à l’art en général, et à la peinture en particulier ont été tant explorés, n’a été que rarement envisagée sous cet angle1.Le présent ouvrage, sobrement intitulé Proust en couleur se trouve face à un défi multiple : embrasser la Recherche dans son intégralité, la critique proustienne et la recherche sur les couleurs. Le tout en moins de 300 pages. Tâche extrêmement ardue, dont témoigne la grande prudence méthodologique annoncée dès les premières pages.

2Pourquoi analyser les couleurs chez Proust ? Tout simplement car la couleur est « l’un des moyens d’accès privilégié à l’univers stylistique de la Recherche » (p. 16), élément central de la réflexion esthétique du narrateur, tant personnelle que picturale et musicale, elle est au cœur de sa prose synesthésique. L’auteur se propose donc de « déchiffrer la cathédrale chromatique » de Proust à l’aide notamment de la philosophie de Merleau-Ponty dont l’approche phénoménologique permet de mieux comprendre les enjeux de la perception proustienne (p. 19). Par analogie avec la palette des peintres, Davide Vago parle de chromatisme chez Proust faisant ainsi de la couleur une marque caractéristique de son style envisagée dans sa globalité et non dans ses occurrences particulières.

3L’ouvrage est composé de deux parties, l’une consacrée à la couleur et à ses discours, souvent méconnus, l’autre à la couleur dans la Recherche. Il s’agit dans un premier temps de fournir un « encadrement, théorique et philosophique » au fil des six chapitres (p. 18) pour « restituer au chromatisme de Proust l’atmosphère culturelle de son époque » dans toute sa complexité car « la couleur se situe à un carrefour de données psychologiques, physiologiques, esthétiques, picturales, littéraires, narratives et rhétoriques » (p. 23). L’auteur est donc pleinement conscient des difficultés liées à la dimension « transdisciplinaire et transdocumentaire » de tout travail sur les couleurs2. Les débats de l’époque résonnent dans la correspondance de Proust, amplement citée. La seconde partie de l’ouvrage se propose de dévoiler « la théorie de la couleur » propre à Proust que ses écrits — essais, correspondance, la Recherche et ses avant-textes — « laissent émerger par bribes, entièrement “empâtée” et enfin “fondue” dans une écriture qui procède par surimpression, par montage hétéroclite de différents éléments et par camouflage réitéré de ses sources » (p. 19) ; puis de présenter les multiples facettes du chromatisme proustien, ses fonctions dans les synesthésies du roman et dans la représentation de la mode, les rapports intertextuels et intermédiaux qui l’unissent aux modèles de l’auteur. Tous ces aspects participant de l’esthétique du roman, la couleur est indissociable du style dans lequel elle tend à se dissoudre.

4Le ton est convaincant, et l’on oublierait presque qu’en aucun moment D. Vago ne définit ce qu’est véritablement la couleur. Bien au contraire, il emploie indifféremment couleur, teinte et coloration et illustre alors, à son insu, le flou terminologique existant à cet endroit. Sa bibliographie cite certes Brusatin et Pastoureau parmi les théoriciens de référence de la couleur mais il n’est jamais fait mention ou référence aux travaux de Gage3. Or, leurs approches de la couleur soulignent les subtilités de celle‑ci ainsi que ses aspects intrinsèques de tonalité, de luminosité (ou brillance) et de saturation. Il est dommage que l’auteur n’ait pas pris position à ce sujet, ne serait-ce que pour s’en démarquer. Ce manque est d’autant plus étonnant que les analyses suivantes feront preuve d’une très grande finesse allant jusqu’à dégager des « formes visibles de la couleur » (lumière, matière et formes) — renvoyant ainsi non seulement à la luminosité mais aussi à la texture — ainsi que des « hybrides chromatiques » comme la dimension translucide.

État des lieux des discours sur la couleur à l’époque de Proust

5Le premier chapitre consacré à la science constitue le premier volet du triptyque Penser la couleur. Le xixe siècle connaît une révolution de la pensée sur la couleur, peu à peu séparée « de son lien ancillaire à la mimesis, réalisant une des lois fondamentales de la physiologie selon laquelle on ne perçoit que des rapports et non des réalités4. » Si Goethe et Schopenhauer ont contribué à revaloriser la dimension subjective de la perception de la couleur dès le début du siècle, le véritable tournant eut lieu en 1850 avec la publication de l’ouvrage de Chevreul sur la loi du contraste simultané. Rappelons que le chimiste démontra l’existence de trois types de contraste chromatique (simultané, successif et mixte) et des règles d’harmonie : « le rouge mis à côté du vert en paraîtra plus rouge ; l’orange surexcitera le bleu, et le violet fera vibrer le jaune » (p. 24) ; il révolutionne alors la peinture en y intégrant les règles optiques de la vision ce dont se souviendront les impressionnistes. Proust connaissait Chevreul comme l’atteste sa correspondance où le principe de complémentarité du chromatisme métaphorise l’unité et l’harmonie d’une œuvre ou inspire sa contemplation des phénomènes chromatiques naturels5.

6Le chapitre suivant commence par un parcours historique succinct (voire par endroit trop rapide) partant du conflit ligne/couleur de la Renaissance italienne, relayé un siècle plus tard par les Poussinistes et les Rubénistes en France jusqu’à la victoire des coloristes — parcours où il aurait été intéressant de souligner « la continuité des différentes morales artistiques de la couleur » de l’Antiquité à Roger de Piles6. Après ce préambule, D. Vago s’intéresse à la perception chez Proust et à ses modèles picturaux ; celle‑ci « échappe à toute définition trop étroite » (p. 39), il n’est alors pas étonnant de croiser des courants et des artistes très divers. La grande particularité de Proust reste peut‑être d’intégrer tant la peinture du passé (La Raie de Chardin est à l’origine de la métaphore de « cathédrale polychrome » chez les Goncourt) que l’art contemporain, de l’impressionnisme à l’art abstrait — l’auteur explore brièvement les similitudes du traitement de la couleur existant entre ces courants et la Recherche. La relation à la lumière est une des caractéristiques de l’influence impressionniste chez Proust qui se retrouve dans la pratique d’Elstir. Pourtant,

la leçon impressionniste n’est qu’un point de départ : d’un côté pour le héros, qui s’interroge sur le lien entre perception et mémoire ; de l’autre, pour l’écrivain, qui s’en sert à l’intérieur d’une structure narrative et stylistique beaucoup plus complexe. (p. 33)

7Cette influence s’estompe après les premiers volumes, une fois que le narrateur a fait « l’apprentissage du monde ». Cézanne fut lui aussi fondamental pour Proust bien que ce dernier n’ait jamais vu ses toiles. Malgré cette connaissance de seconde main, les rapprochements tant stylistiques que chromatiques sont évidents pour ses contemporains, pour Proust lui‑même et pour l’auteur. Parallèlement, le symbolisme (notamment Gustave Moreau) a profondément marqué le romancier. Si les précédents développements auraient mérité d’être étoffés, les passages plus amples consacrés au cubisme et au futurisme montrent la richesse de ces analyses. Et l’auteur de rappeler les élans fauves d’Elstir comme ce portrait « en rouge écrevisse » de Mme de Guermantes, les liens théoriques unissant Proust au cubisme (« Multiplication des points de vue, fragmentation des visages, assemblage des lignes et des surfaces », p. 40), voire avec les futuristes qui cherchent à « peindre les sons, les bruits et les odeurs de la vie moderne » dans des synesthésies colorées (p. 40 et sq). Cette approche synesthésique, déjà bien relevée par la critique proustienne, trouve un écho dans les théories des peintres de l’abstraction qui mèneront à l’émancipation totale de la couleur, indépendante du dessin et de la mimesis. Ce faisant, la couleur n’est plus une technique mais l’occasion d’une réflexion esthétique, et le peintre, un « prétexte » aux yeux de Proust « pour démontrer sa propre vision du monde » (p. 48).

8D. Vago considère ensuite deux sources de médiation : les revues (chap. III), puis la littérature et la critique d’art (chap. IV) et tente de montrer « le rayonnement de l’épistémè du chromatisme à l’époque de Proust » (p. 50). Salons mondains et presse spécialisée se chargent à la Belle Époque de vulgariser l’optique (Chevreul), la chimie industrielle et « l’audition colorée » de Binet, diffusent la critique d’art et l’invention de la photographie en couleur, tandis que les catalogues d’art relayent l’engouement autour du japonisme. Sur le plan littéraire, le chromatisme de Proust s’inspire principalement de Baudelaire, de Huysmans et des Goncourt qui partagent une sensibilité exacerbée à la couleur7. À la fois « inventeur des couleurs véritablement modernes » (p. 58) et « prophète de la contemporanéité » (p. 61), Baudelaire affirme dans ses Lettres sur la théorie des couleurs son enthousiasme pour le dynamisme de la couleur et ses possibilités synesthésiques ; ses « assonances chromatiques » resteront dans la mémoire de Proust (p. 60). Huysmans partage ce goût des synesthésies et des couleurs qui tend à l’obsession et sa palette à « une allégorie continue » (p. 64). Proust reprendra entre autres son écriture progressive de la coloration, des changements de substances et le jeu des couleurs entre matérialité et immatérialité. Pour les Goncourt, les couleurs sont des taches à saisir, la littérature se situe « dans l’émotion esthétique produite par la seule impression visuelle8 ». Mais là où Huysmans affichait sa prédilection pour les adjectifs, les frères Goncourt usent majoritairement des substantifs allant jusqu’à la dérivation impropre : « l’azur matinal », « le bleuâtre du soir9 ». Proust ira plus loin, à la recherche de la « traduction affective » car « son écriture est engendrée par la profondeur de la trace chromatique » (p. 69).

9Les développements suivants composent les deux derniers volets du triptyque Penser la couleur. Le chapitre V aborde brièvement la théorie antique du rayon visuel qui a « influencé la plupart des représentations littéraires du regard en Occident » (p. 71). Proust colorera ce rayon visuel et l’adaptera à l’esthétique du roman, parfois « flot de lumière bleu » (le regard innocent de Mme de Guermantes) mais le plus souvent représentation sexuée du regard, comme dans Sodome et Gomorrhe. Le chapitre VI s’intéresse à l’influence de la philosophie, à travers les exemples de Schelling, de Schopenhauer et de G. Séailles dont Proust a suivi les cours d’esthétique avant d’envisager son rôle de précurseur dans la phénoménologie à travers des analyses croisées entre le chromatisme de la Recherche et les concepts de Merleau-Ponty. D. Vago y montre l’ambiguïté de la couleur proustienne, entre visible et invisible, résumée par l’image récurrente de la gaine qui métaphorise les multiples « strates [réversibles] historiques, culturelles et littéraires » (p. 81) ; ainsi que celle du sillon chromatique, tantôt « lumière colorée » ou « couleur-pâte », tantôt veinure ou marbrure rocheuse, oscillant toujours entre « matière colorée » et « onde lumineuse » (p. 83 et sq). Ces images seront les clefs de voûte de la Recherche.

L’écriture de la cathédrale chromatique

10Choisissant d’analyser le chromatisme en tant que système et non à travers ses occurrences éparses, D. Vago s’écarte résolument des travaux précédents sur le sujet qui cherchaient une symbolique cohérente dans chaque couleur (approche du reste légitime) bien qu’il concède que le rose est dans la Recherche la teinte de « l’exaltation alimentaire et sensuelle » (p. 118). Il reste en cela fidèle à Proust qui, de son propre aveu, n’avait pas de couleur préférée mais affirmait ceci : « la beauté n’est pas dans les couleurs, mais dans leur harmonie10. » Toutefois, il ne rejette pas l’étude quantitative, étape indispensable de son analyse, qui se heurte cependant à des limites du fait de la complexité de « l’univers chromatique » de Proust (p. 99). L’approche statistique11 confirme en effet certaines tendances de l’œuvre : les volumes les plus descriptifs — Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleur — sont les plus colorés (en moyenne plus d’une mention de couleur par page). Inversement, les tomes plus narratifs, Albertine disparue ou Sodome et Gomorrhe, sont très pauvres en couleur. Les quelques 2700 indications chromatiques de la Recherche témoignent ainsi des oscillations et du changement de ton à partir du Côté de Guermantes où figure moins d’une mention par page. L’approche systémique n’est cependant en rien abstraite, les exemples concrets et canoniques sont très nombreux et éclairent la synthèse théorique lors d’analyses textuelles détaillées.

11Le chapitre I se présente comme un essai sur la philosophie proustienne de la couleur. Celle‑ci s’articule autour de quatre principes fondamentaux.

  • Le chromatisme revêt une valeur analogique ; comme chez Baudelaire, la couleur participe de correspondances entre les sens qui mènent à un « génie de synthèse » (p. 89).

  • Une esthétique de la couleur propre à la Recherche est inventée grâce aux « couleurs pensées »12 qui « synthétise le style de l’artiste, son aptitude à voir les choses et à les traduire en art » (p. 92).

  • La couleur est la clé de la texture de l’espace et du temps même si elle réserve certains pièges (les yeux noirs de Gilberte sont bleus dans le souvenir du narrateur).

  • La couleur procure une sensation cénesthésique13.

12Les deux chapitres suivants s’intéressent à la vision de la couleur, d’abord à sa nature (est‑elle lumière ou matière ?) puis à ses modes d’apparition. La couleur est d’abord lumière (ou rayon lumineux coloré) dans les premiers tomes, surtout dans l’univers de Combray à travers des effets de chatoiement et d’irisation (telle celle longuement analysée des vitraux de l’église) et autres « ébauches d’arc-en-ciel » qui figurent un « seuil » que le narrateur doit franchir (p. 109 et sq).

Au fur et à mesure que le héros progresse dans la connaissance des êtres, nous assistons à un empâtement progressif de la couleur. Les teintes se densifient, en devenant plus ternes […]. Cette tendance est évidente quand il s’agit d’Albertine. Si la perte de fascination est liée à une déchromatisation progressive du réel, la jeune fille passe du rayon rose profilé sur la mer à une pâte décolorée : « la grise prisonnière ». (p. 111)

13Une image fondamentale est le fameux caoutchouc d’Albertine, une matière malléable (voire docile) que le sculpteur (ou le narrateur) se propose de façonner. Ce phénomène de matérialisation de la couleur touche également d’autres figures de la Recherche, Mlle de Stermaria et l’espace de Combray.

14Un second mouvement aborde les formes privilégiées du chromatisme proustien, bandes, veines et autres rayures — métamorphoses du sillon coloré — et leur rôle clé dans l’esthétique du roman :

La disposition par stries parallèles est consubstantielle à la vision du monde du héros, parce qu’elle rend visible la superposition des couches temporelles dans le souvenir, mais aussi la proximité des sensations dans la palette perceptive. (p. 118 et sq)

15D’où la fascination pour les pierres précieuses qui unissent en leurs stries matière et transparence : la cristallisation métaphorise la vie et l’écriture. La bille d’agate offerte par Gilberte incarne ainsi la « concrétisation matérielle » de ses cheveux blonds, puis la « cristallisation du premier amour », mais aussi la dualité de l’amour et de la vie en général (p. 121). Pensons encore aux « inflexibles barreaux d’or » dans la Prisonnière (p. 123).

16Mais la couleur est aussi affaire de substance, de coagulation dans la recherche du style. D. Vago observe les « hybrides chromatiques » qui assistent Proust dans sa quête de vérité du langage et des êtres. Le translucide, « “condensation du jour”, lumineuse et matérielle14 » affine la vision du réel du narrateur et renouvelle la leçon de Chardin à travers Elstir. Les métamorphoses posthumes de l’image d’Albertine et la douleur qui en émerge trouvent une expression idéale dans la métaphore du précipité chimique qui rend visible les changements de couleur et de nature tandis que la désagrégation associée métaphorise la distance infranchissable entre les êtres. La gelée enfin, surtout celle du bœuf-mode, incarne le style idéal de l’écrivain :

la coagulation de la gelée manifeste la dualité du chromatisme : l’abondance et la contiguïté de la vie ressenties par le héros, et en même temps, la nécessité pour l’écrivain de les transformer en style. (p. 130)

17L’écriture synesthésique est l’objet du chapitre IV. Proust a une prédilection pour les « réseaux multisensoriels » à l’image des superpositions et des stratifications qui forment les êtres — réseaux auditifs, olfactifs et gustatifs mais toujours chromatiques qui se déploient avec la progression et la complexification de la syntaxe (p. 133). L’audition colorée est symptomatique des illusions juvéniles du narrateur : les exemples les plus célèbres apparaissent dans « Noms de Pays : le Nom » telle la « sonorité mordorée du nom de Brabant15 ». L’analogie simple entre son et couleur sera vite abandonnée au profit de synesthésies plus complexes autour du nom de Parme (« compact, lisse, mauve et doux16 ») ou celui de Guermantes au réseau sensoriel et spatiotemporel. La Recherche nous réserve en outre quelques surprises : l’univers de Combray étant essentiellement chromatique, on y trouve des synesthésies météorologiques ; même le silence y est coloré, à l’image du ciel bleu des après-midi de lecture, devenu « surface azurée du silence », donc style17. Ingérer (voire digérer) les aliments ou sur un plan symbolique corps désirés et œuvres littéraires est fondamental pour « comprendre l’essence mystérieuse » des choses (p. 145), « accéder à la beauté » (p. 142) et les transformer en style, en « fête sensorielle » (p. 147). Si la couleur se mange (celle des joues d’Albertine métaphorise la possession physique), il en va de même pour les boissons, la couleur se boit et permet d’accéder à des mondes éloignés : citée aux moments-clés de l’œuvre, l’orangeade se prête aux rêveries onomastiques autour du nom de Guermantes mais aussi aux jeux sensuels des protagonistes. Plus loin dans la Recherche, l’orangeade est remplacée par un jus de fruit cuit qui « se laisse respirer et regarder18 » : la couleur « absorbée par le style » a disparu au profit de « l’extase sensorielle » totale (p. 151).

18Le Chapitre V se place dans le sillage de Merleau-Ponty à travers l’image de la gaine qui aide l’auteur à aborder la couleur dans le contexte de l’art. Les ekphrasis réelles ou fictives de la Recherche se nourrissent des couches artistiques et des strates de souvenirs du narrateur où la couleur occupe une place de choix. L’art du vitrail — mêlant lumière, couleurs, verre et parfois eau — témoigne de la confusion entre art et vie, mais il est surtout un mode de perception des êtres et des paysages, apte à saisir fractionnement, dynamisme et ambiguïté. Les variations sur le vernis des maîtres associe Rembrandt au « style amphibie » de Proust, œuvrant entre présent et passé, monde réel et univers du tableau (p. 163 et sq) ou retrace l’intertexte baudelairien en rose et bleu. Enfin, « le petit pan de mur jaune » de Vermeer, énigme dont Bergotte n’entreverra la révélation que peu avant sa mort mais qui apparaîtra au narrateur : « la réconciliation active entre la couleur matière et le traitement lumineux de la couleur », « synthèse » possible dans l’art de Vermeer (p. 172).

19La mode (analysée au chap. VI) est un témoin du temps et de sa fugacité, mais trahit surtout appartenance et aspirations sociales, grégarisme et élitisme, voire désirs cachés (c’est le cas des tenues de Charlus). À travers différents exemples, il est clair que les couleurs vestimentaires des personnages (comme leur langage) sont soumises à des variations : Odette, la « dame en rose », se fige en un souvenir mauve, la duchesse de Guermantes passe du bleu à des souliers rouges funestes ; Albertine se « déchromatise » progressivement. Ses toilettes faites d’harmonies ternes de gris ont des doublures qui dévoilent des prismes versicolores : le vêtement reflète aussi la double vie du personnage. Cette richesse se retrouve dans les robes-palimpsestes de Fortuny portées par Mme de Guermantes puis par Albertine. L’auteur s’attarde longuement sur un passage de la Prisonnière consacrée à une robe « bleue et or doublée de rose »19, c’est alors « toute l’expérience sensorielle, sensuelle et artistique du voyage en Italie qui se retrouve […] dans les plissements maniables de l’étoffe » (p. 191) dont les souvenirs chromatiques « rythmeront » le deuil d’Albertine à Venise.

20Le lien entre mémoire et couleur est alors évident et sera l’objet du Chapitre VII. La mémoire involontaire fonctionne en effet grâce à des synesthésies colorées. L’univers chromatique de Proust est dynamique, son style est une « esthétique de la surimpression », qu’il s’agisse des projections colorées de la lanterne magique (« palimpseste structurel », p. 199) ou de la perception de l’être aimé. Les scènes de première rencontre, avec Gilberte comme avec Albertine sont ainsi des phénomènes de surimpression chromatique dont les analyses sont enrichies par l’étude des brouillons. C’est l’éclat des yeux qui frappe d’abord le narrateur (non leur tonalité mais bien leur luminosité dans la terminologie de Gage), métaphore du rayon visuel antique. La « surimpression “bleu sur noir” » (p. 202) des yeux de Gilberte montre l’intertexte flaubertien (la couleur mouvante des yeux d’Emma) car « pour Proust, comme pour Flaubert, il n’y a pas de couleur objective, il n’y a que des couleurs mentales et affectives ».20 Les yeux d’Albertine sont le prétexte d’une réécriture « moderniste » du topos entre hésitation sur leur couleur et « éclatement des formes traditionnelles » (p. 206), oscillation qui trahit le destin de l’écrivain.

21Celui-ci s’accomplit en deux étapes, d’abord l’orchestration chromatique (chap. VIII) puis le passage à la couleur-style (chap. IX). D. Vago examine en premier lieu les variations de certaines couleurs dont la complexification n’est ni progressive ni linéaire. La séquence blanc-rose-rouge est analysée à travers deux exemples : le passage de l’aubépine à l’épine rose (voire à l’étamine rouge), puis celui de la « blanche sonate au rougeoyant septuor » de Vinteuil. Ces métamorphoses participent de l’esthétique du roman, car « il n’y a jamais de symbolisme vague et naïf dans les couleurs chez Proust » (p. 211). Comme chez Merleau-Ponty, la perception de la couleur est liée à une « trame plus vaste de la visibilité » (p. 207), la « correspondance invisible » entre blanc et rose se rapproche du concept de « chair des choses » du philosophe (p. 218). Mais peu à peu, la perception chromatique disparaît dans le style, lorsque le héros comprend « comment traduire dans le noir et blanc de l’écriture la beauté bariolée […] du réel », après « plus de trois mille pages d’événements, de découvertes, de désillusions » (p. 220). Il s’agit alors de capter l’invisible, au-delà du sensible (les ultra-violets et les infrarouges) mais surtout de s’affranchir de l’écriture artiste dans Le Temps retrouvé, comme en témoigne le pastiche du Journal des Goncourt où la couleur devient un « ornement excessivement brodé » (p. 221), et de mettre à distance les procédés stylistiques utilisés dans la Recherche dont la stérilité apparaît lors de l’« anti-description » des arbres (Anne Simon). Les couleurs ne semblent plus susciter qu’indifférence. Proust abandonne alors selon D. Vago le chromatisme visuel (celui des Goncourt, basé sur l’émotion esthétique de l’impression visuelle) au profit d’un chromatisme indirect : la couleur perçue s’efface face à la couleur spirituelle dans « l’univers pur et désincarné de la création artistique » (p. 226). Ce résultat n’est pas sans ambiguïté : la théorisation présente dans le Temps retrouvé précède l’écriture même de la Recherche, « si le héros-narrateur a besoin de cette théorisation pour comprendre la nature du travail à faire, l’écriture, quant à elle, l’avait déjà montrée au cours du roman » (p. 227).


***

22Davide Vago achève son parcours chromatique par une réflexion consacrée à une toile d’Elstir, le Port de Carquethuit21, en apparence sans couleur. Mais la couleur y est ailleurs, dans « les fractures du langage », Proust évoque ainsi le chromatisme en le niant et accède « par la métaphore, à un degré de vérité plus élevé » (p. 232). « Le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision »22 : dans cette description du port, style et vision sont devenus littéraires et non picturaux. La couleur pensée est devenue couleur style, et si le narrateur peine à comprendre cette vérité, l’écriture, elle, est déjà adulte (p. 229).

23Cette étude transdisciplinaire et thématique dense retrace par le biais des couleurs l’apprentissage du narrateur, sa découverte du monde, de l’art et de l’amour, mais aussi ses désillusions, tout en dévoilant une nouvelle strate stylistique méconnue et complexe. L’effort de synthèse est impressionnant, tant sur l’épistémè chromatique de l’époque de Proust que sur la critique proustienne, et l’on est sensible à l’intégration de sources italiennes, moins connues. La Recherche n’en est pas pour autant négligée, l’œuvre est très fréquemment citée comme ses avant-textes et d’autres écrits de Proust. Cependant, l’aspect synthétique présuppose des connaissances pointues et semble plutôt s’adresser à des lecteurs confirmés. Par ailleurs, l’approche thématique peut parfois sembler morcelée, la démarche aurait peut-être gagné en clarté par une structuration plus compacte.

24Une seule réserve concerne la couleur. L’immédiateté de la perception chromatique tend à faire passer à l’arrière-plan une définition qui éclairerait cette notion complexe, travers que l’on observe malheureusement dans la quasi-totalité des (rares) travaux consacrés à la couleur en littérature. Ce manque théorique est la seule ombre de cette étude, véritable travail de pionnier. Le travail sur les couleurs étant voué à être collectif, l’ouvrage constitue un point de départ pour les recherches futures sur l’usage de la couleur en littérature et reste une entrée passionnante et très documentée dans l’univers chromatique de Proust pour des lecteurs initiés à l’étude des couleurs ou simplement curieux.