Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
Aurélie Houdebert

Pour une approche visuelle de la littérature médiévale

Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits médiévaux, sous la direction de Sandrine Hériché‑Pradeau et Maud Pérez‑Simon, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, 368 p. , EAN 9782878545807.

1Quand l’image relit le texte : l’ouvrage collectif, dirigé par Sandrine Hériché‑Pradeau et Maud Pérez‑Simon, s’inscrit dans un courant de réflexion préconisant la prise en compte de la matérialité du livre dans l’analyse des textes médiévaux, et en particulier l’étude des rapports entre texte et image dans les manuscrits. Fruit d’un colloque qui s’est tenu en mars 2011, il réunit des contributions de spécialistes de différents domaines – littérature, histoire de l’art, anthropologie historique –, qui interrogent la façon dont cohabitent, dans les manuscrits médiévaux, deux media que le lecteur embrasse d’un seul regard, mais dont le faisceau de significations n’est pas nécessairement convergent.

2En effet, dans la mesure où la conception du manuscrit est souvent détachée de la composition du texte, les contextes intellectuels et culturels étant parfois très différents, le projet éditorial ne se superpose jamais parfaitement au projet auctorial. Ce sont précisément ces cas où l’image est porteuse d’un écart par rapport au texte qui sont envisagés dans ce recueil. Mais pour interroger cet écart, il faut renoncer à la conception encore vivace depuis Émile Mâle des images médiévales comme « bible des illettrés », comme signe simplifié dont le sémantisme équivaudrait exactement à celui du signe textuel. La démarche des éditrices rend en ce sens justice à un aspect fondamental de la pensée et de l’art du Moyen Âge, chaque signe – linguistique, graphique ou iconographique –, étant porteur d’un sens qui ne recouvre pas exactement celui du signe voisin ou antérieur, qui s’y agrège sans l’annuler1.

3L’objectif de ce recueil est donc d’abord de proposer des outils méthodologiques pour « croiser les regards » et affiner ainsi notre lecture des textes et des images. L’introduction propose des pistes conceptuelles, mais ce que le spécialiste autant que le lecteur curieux appréciera, c’est la richesse et la variété des exemples choisis. Chaque article se présente comme une étude de cas qui entre en résonance avec les autres, sur le mode de l’écho, de la nuance ou du contrepoint. Affleure parfois, à la lecture des différents articles, la difficulté à mettre en relation ces exemples, compte tenu de l’ampleur du champ d’étude, mais aussi des spécificités de l’iconographie médiévale, presque systématiquement adossée à un texte mais entretenant avec lui des rapports complexes qui nous échappent bien souvent. Par ailleurs, la fragilité du matériau d’étude, les contextes spécifiques de production des œuvres ainsi que le cloisonnement traditionnel des disciplines universitaires rendent malaisées les conclusions généralisantes.

4L’ambition affirmée de l’ouvrage, soulignée en introduction et dans l’article conclusif, est en somme d’inciter à changer d’approche vis‑à‑vis des œuvres médiévales, à lire avec le même œil – un œil lavé de tout préjugé théorique, mais un œil méthodique –, sans pour autant nier la spécificité de chacune, ces deux composantes essentielles des manuscrits médiévaux que sont l’image et le texte. Déjà largement engagée dans le domaine de l’histoire de l’art, la démarche est en effet encore timide dans le domaine littéraire.

Contre le « préjugé textologique »

5Il s’agit d’abord de corriger la tendance, plus répandue dans les études littéraires et philologiques qu’ailleurs, à accorder systématiquement la préséance au texte sur l’image. Si l’image a bien souvent une fonction illustrative dans les manuscrits médiévaux, elle joue un rôle actif dans l’accès au texte : loin de se contenter de séparer visuellement des chapitres ou de baliser les séquences narratives majeures, elle précède souvent le texte et en oriente a priori la lecture. Plusieurs articles s’attachent notamment à mettre en évidence le projet de lecture que constituent les frontispices de certains manuscrits. Elisa Brilli montre ainsi que l’ouverture iconographique de la Civitas Dei dans le codex conservé à Oxford témoigne d’une fine connaissance de l’œuvre augustinienne et participe pleinement à l’édifice intellectuel et spirituel que représente l’ouvrage (p. 139‑158). Plus surprenant, c’est parfois dans la chronologie créative que la hiérarchie texte/image est à réévaluer. Ainsi, Franck Cinato et André Surprenant montrent que dans le Liber de Arte dimicatoria, c’est le texte qui s’appuie sur les images et non l’inverse. L’enluminure fait pleinement partie du projet d’écriture de ce traité d’escrime (p. 249‑260). D’autre part, lorsque l’on met en relation le texte et l’image, encore faut‑il bien savoir de quoi l’on parle. Plusieurs niveaux de texte et plusieurs niveaux d’images se croisent bien souvent. De nombreuses études prennent en compte les éléments paratextuels présents dans l’espace de la page ou dans des ouvrages séparés, témoignant du soin avec lequel les concepteurs de manuscrits travaillent à relier le texte et les images. Julie Jourdan rappelle notamment que « les images entretiennent souvent un lien organique avec les titres ou rubriques » (p. 236), qui eux‑mêmes ont des liens plus ou moins lâches avec le texte initial. Jean‑Baptiste Camps étudie, dans les chansonniers occitans, les rapports qu’entretiennent les images avec le texte des vidas de troubadours qu’elles illustrent, mais aussi avec les poèmes eux‑mêmes ou encore avec les intéressantes « postilles », notes rédigées à l’adresse des miniaturistes (p. 201‑219). Paul Creamer formule de son côté l’hypothèse qu’un guide pour les illustrations prenant la forme non pas de modèles iconographiques mais de courtes notices rédigées aurait servi de base au travail des miniaturistes du Conte du Graal (p. 285‑298)2. Enfin, l’inscription du texte dans l’image, pratique courante dans l’enluminure médiévale, est au cœur de l’art de Jean Colombe, qui exploite toutes les modalités de dialogue entre les deux media (Rose‑Marie Ferré, p. 159‑172 et Marie Jacob, p. 185‑200).

6Pour se libérer du « préjugé textologique » (p. 254), la démarche adoptée ici vise à multiplier les points de vue, et à croiser les disciplines comme les objets d’étude. Les approches historiques, codicologiques, littéraires ou anthropologiques alternent, avec le souci commun d’envisager les manuscrits médiévaux dans leur globalité, sans en isoler les constituants. Par ailleurs, pour mettre en lumière la singularité de chaque codex, les auteurs font le choix d’une approche comparatiste : toutes les études comparent soit des manuscrits exécutés dans un même contexte, soit – c’est le cas le plus fréquent –, des manuscrits conservant le même texte et proposant des variantes illustratives. Les tableaux comparatifs figurant en annexe de l’article d’Alison Stones mettent ainsi en évidence les invariants dans les programmes illustratifs du LancelotGraal, mais soulignent surtout la façon dont s’oriente la lecture du roman en fonction des choix iconographiques de chaque enlumineur (p. 109‑118). La multiplicité des lectures possibles d’un même texte en fonction de l’objet‑livre dans lequel il est fixé confine au vertige, d’autant que les jeux complexes d’intertextualité, déjà largement étudiés pour la littérature médiévale, se doublent d’échos iconographiques à l’œuvre aussi bien dans le texte que dans l’image. Le génie de Jean Lebègue consiste ainsi, comme le montre Anne D. Hedeman, à jouer de façon très subtile des réseaux textuels et iconographiques présents dans la mémoire collective pour bâtir sa propre stratégie éditoriale (p. 59‑70).

Pour une rhétorique comparée

7Une fois réévaluée la complexité des rapports texte/image dans les manuscrits, il reste à déterminer si les modalités de lecture du texte et de l’image peuvent être comparées. S. Hériché‑Pradeau et M. Pérez‑Simon invitent dans leur introduction à des rapprochements méthodologiques intéressants (p. 15‑25). Au‑delà du constat de leur actualisation conjointe dans les manuscrits, langage de l’image et langage verbal sont en effet étroitement liés au Moyen Âge, plus qu’à toute autre époque de l’art occidental. Le parallélisme de fonctionnement n’implique cependant pas une réciprocité des procédés : si l’image est conçue, depuis Grégoire le Grand, comme une façon de figurer des idées par d’autres moyens que la lettre, et si elle appelle à être lue comme un texte, elle ne saurait en retour fournir au texte ses moyens3.

8Mettre au jour ce qui se joue de commun dans les figures et les procédés linguistiques et iconiques permet cependant de dégager une sémiotique qui peut s’avérer pertinente pour l’analyse des textes médiévaux. Les enlumineurs recourent en effet à des procédés codifiés pour transposer plastiquement les artifices littéraires. Le « vocabulaire de l’image » recoupe parfois précisément celui du texte : ainsi les attributs, vêtements et postures des troubadours peints dans les chansonniers étudiés par J.‑B. Camps participent-ils autant que leurs désignations textuelles à une classification des poètes. Les figures littéraires font elles aussi couramment l’objet de transpositions dans l’image. La façon, tout à fait canonique, dont l’image figure une parole rapportée en juxtaposant la représentation du locuteur et la représentation de son discours peut, comme l’avance Julia Drobinsky, se lire comme une « juxtaposition métonymique » (p. 314). Mais les cas les plus intéressants sont ceux pour lesquels l’illustrateur ne dispose pas de modèle : Irène Fabry‑Tehranchi montre ainsi que, confrontés à la difficulté de représenter une parole prophétique en l’absence de tout locuteur, – Merlin choisissant de rester invisible pour s’adresser au roi Flualis –, les miniaturistes du Roman de Merlin choisissent tantôt de figurer spatialement l’absence par une zone de vide, tantôt d’indiquer symboliquement la nature prodigieuse du discours par une nuée, tantôt encore de rétablir le personnage dans l’image (p. 85‑100).

9Dans les cas évoqués ci‑dessus, texte et image superposent leurs discours sur le même espace visuel. Qu’en est‑il des images qui, entretenant toujours un rapport étroit avec un support textuel, se trouvent néanmoins matériellement éloignées de leur pendant littéraire ? Sophie Lagabrielle évoque le cas intéressant de la baie de Judith à la Sainte Chapelle, vitraux consacrés à l’histoire de l’héroïne biblique souvent représentée au Moyen Âge (p. 119‑138). Les sources pour la composition de ce vitrail ne sont pas à chercher dans l’iconographie, le sujet étant pourtant très répandu au xiiie siècle, notamment dans les Bibles moralisées, mais d’une part dans le texte biblique lui‑même, et d’autre part dans les traités des moralistes du temps, en particulier Vincent de Beauvais. L’illustration fonctionnerait en quelque sorte ici in absentia, le discours narratif étant entièrement pris en charge par la succession linéaire des images, sa rhétorique étant guidée à distance par des textes très précis.

10L’image, quoiqu’adossée à un texte même lointain dont elle mime le langage, peut‑elle se doter d’une certaine autonomie discursive ? S. Hériché‑Pradeau et M. Pérez‑Simon font remarquer que les cycles iconographiques et les miniatures narratives portent la marque d’une instance organisatrice, au même titre que le récit écrit. Les éditrices proposent ainsi de parler d’« image narratrice », appliquant les concepts narratologiques de Gérard Genette aux miniatures médiévales. Sans systématiser pour autant la comparaison, on peut en effet considérer que le récit en images est doté d’une cohérence interne, qui relève d’une instance créatrice spécifique.

Stratégies éditoriales & goût du lecteur

11Ce que l’ensemble des articles présents dans ce recueil met en évidence, c’est bien, autour de cette instance créatrice qui opère l’élaboration des images, l’importance d’une sphère culturelle propre, du même ordre que celle qui voit naître le texte, mais en décalage plus ou moins grand avec elle. Dans cette sphère qui inclut le milieu des commanditaires et celui des artistes, la conscience du décalage est plus ou moins vive, et elle génère chez les concepteurs de manuscrits de véritables stratégies éditoriales pour masquer ou au contraire creuser l’écart, orientant ce faisant le matériau textuel à partir duquel ils travaillent.

12Au degré zéro sur l’échelle de l’écart se situent les manuscrits pédagogiques étudiés dans une section spécifique du recueil (« Images pédagogiques, vocabulaire technique ») : manuels d’escrime ou de chasse, ils témoignent d’une collaboration entre spécialistes de la matière enseignée, souvent les auteurs du texte, et responsables du programme iconographique. Dans ce cas, l’auteur peut lui‑même répartir le discours entre les deux media dont il dispose : Sandrine Pagenot montre ainsi qu’en trois occasions Henri de Ferrière « se décharge en partie de l’explication » en renvoyant le lecteur à la miniature subséquente, à charge pour l’enlumineur de suivre fidèlement ses instructions pour la composition de l’image (p. 271‑284). Dans ce type d’ouvrage, les « infidélités » des illustrateurs sont à interroger, l’image étant en général parfaitement assujettie au propos didactique. Faut‑il alors interpréter l’absence de texte du manuscrit inv. Cl. 23842 comme le signe d’un renoncement au discours textuel, l’image dont les repentirs trahissent la correction par un maître d’arme étant jugée assez explicite pour rendre le livre utilisable tel quel ? C’est une hypothèse que formule Michel Huynh dans son étude du manuscrit (p. 261‑270).

13Dans la plupart des autres cas étudiés, l’écart entre composition du texte et réalisation des images est bien plus important, le décalage étant multiple lorsque le texte est lui‑même une réécriture d’un matériau antérieur. La section consacrée à la transmission de la « matière antique » souligne ainsi la façon dont se superposent plusieurs couches de réécriture, par le texte d’abord, par l’image ensuite, dans un souci de transmission d’un matériau narratif jugé digne d’être revivifié plusieurs fois aux xive et xve siècles. L’enluminure des manuscrits conservant des récits d’inspiration antique manifeste ce qui se joue dans la translatio : transmettre, c’esttraduire, c’est‑à‑dire adapter un contenu au milieu culturel qui le reçoit. Anne D. Hedeman montre bien comment Jean Lebègue résout la question de l’adaptation de l’histoire romaine au contexte humaniste naissant par un double processus de traduction, textuelle et visuelle. Même lorsque l’enlumineur n’est pas lui‑même homme de lettres, il adapte son langage plastique aux principes esthétiques à l’œuvre dans le texte qu’il illustre : ainsi, selon Stefania Cerrito, le Maître de Marguerite d’York « réinterprète‑t‑il » la tradition iconographique de l’Ovide moralisé en vers pour « créer une assonance précise et ponctuelle avec la prose », composée dans les années 1460‑1470 (p. 45).

14Les images relisent donc le texte, mais elles le relient aussi à leur lectorat, et sont en ce sens de précieux indices de la réception des textes4. Trahissant presque systématiquement le texte dans les exemples envisagés, les images révèlent donc à la fois l’ambition d’un libraire, d’un artiste ou d’un commanditaire, et l’horizon d’attente d’un lectorat spécifique. Sous le titre « L’image propagande », la quatrième section du recueil réunit deux articles qui mettent en évidence l’importance du contexte politique dans la mise en scène d’événements historiques. Marie Jacob montre que l’enlumineur Jean Colombe, fidèle à l’orientation propagandiste des Passages d’Outremer de Sébastien Mamerot, introduit, plus encore que l’auteur, des distorsions vis‑à‑vis de l’histoire, afin de servir les intentions du commanditaire (p. 185‑200) ; Pnina Arad souligne de son côté la permanence du traitement plastique de la prise de Jérusalem, dans des contextes historiques pourtant fort différents (p. 173‑184).

15S’il se dégage de certains manuscrits peints les grandes lignes des principes idéologiques qui dominent à une époque et dans un milieu donnés, la variété des cas étudiés dans ce recueil rappelle que l’enluminure médiévale peut aussi témoigner du goût personnel d’un commanditaire5, de réflexes d’ateliers, voire de lapsus qui orientent involontairement la lecture du texte. Suivant un pan de la recherche philologique qui tend à prendre en compte les erreurs des copistes en dehors de tout jugement de valeur, Pierre‑Olivier Dittmar propose de voir dans les erreurs des miniaturistes médiévaux, en particulier à partir du xiiie siècle, le lieu où se joue quelque chose de l’inconscient d’un artiste (p. 319‑335). Facteur d’innovation au sens où il donne naissance à une nouvelle forme visuelle, le lapsus figurae porte aussi la trace d’un imaginaire qui ne s’exprime que dans l’écart, écart par rapport au texte, mais aussi écart par rapport aux modèles iconographiques solidement établis.

16La question de la dimension individuelle de la création médiévale est évidemment marginale et appelle à la prudence, dans la mesure où l’œuvre naît d’un écheveau d’intentions qui laisse peu de place à la liberté créatrice. Mais il ressort de la plupart des contributions de ce recueil que les topoi iconographiques et littéraires cohabitent avec les productions plus singulières, que les séries sont souvent brisées par des hapax, et que ces ruptures, qui n’en étaient peut‑être pas au Moyen Âge, invitent à se garder de toute lecture systémique des productions médiévales.


***

17La précision des études menées ici, malgré le cadre contraint des articles issus de communications, constitue un apport certain pour l’histoire de l’art, la codicologie, l’anthropologie médiévale et l’histoire culturelle. Les vingt‑cinq pages du cahier regroupant de nombreuses planches en couleur, auxquelles s’ajoutent les reproductions monochromes insérées dans les articles, représentent en elles‑mêmes un corpus d’images particulièrement riche6. Quel usage l’analyse littéraire peut‑elle faire de ces travaux ? Si l’on peut regretter que les considérations esthétiques soient souvent secondaires dans l’étude de chacun de ces cas particuliers, l’ouvrage, dans son ensemble, permet de rendre à un certain nombre d’œuvres médiévales toute leur épaisseur : l’image, en tant que relecture effective d’un texte ou signe d’une réception particulière, participe en effet à la polysémie et à la mouvance, matérielle autant que sémantique, des œuvres médiévales. Cette mise en perspective du texte par l’image se révèle salutaire pour le lecteur moderne dont la mémoire gagne à s’enrichir de ce faisceau visuel signifiant.