Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Dominique Hölzle

Théories du jeu : fictions des Lumières

Zeina Hakim, Fictions déjouées. Le récit en trompe-l’œil au xviiie siècle, Genève : Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2012, 320 p., EAN 978260001586.

1La question du statut de la fiction dans les romans du xviiie siècle est une question complexe, explorée notamment dans les ouvrages importants de George May1, de Philip Stewart2, de Françoise Gevrey3 ou encore de Marian Hobson4. Plus récemment, les livres de Jean-Paul Sermain5 (Métafictions), de Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer6, ainsi que l’ouvrage collectif La Partie et le tout7 ont renouvelé notre compréhension des rapports qu’entretenaient les romanciers de l’époque avec ce concept. Le livre de Zeina Hakim, Fictions déjouées, témoigne du dynamisme de la recherche actuelle autour de cette question. L’auteur se propose de tenter « de cerner un paradoxe fondamental de l’écriture fictionnelle du xviiie siècle qui, sous l’apparence de la “véridicité”, ne cesse d’empêcher le lecteur de croire à l’illusion qu’elle crée » (p. 15‑16). Ce paradoxe avait déjà été mis en lumière par Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer dans Le Roman véritable, mais alors que ces auteurs s’intéressaient prioritairement à un vaste corpus de préfaces, Z. Hakim intègre aussi bien les textes que les paratextes dans sa réflexion. Autre spécificité, elle accorde une place non négligeable, et assez inattendue, aux Salons de Diderot, dans lesquels elle repère des jeux similaires à ceux pratiqués par les romanciers. C’est là une des originalités d’un travail qui établit de signifiants parallèles entre la poétique du roman au xviie siècle et la critique d’art diderotienne. Cette ouverture va de pair avec une double restriction, puisque l’auteur concentre ses analyses sur les pseudo-mémoires et sur certains romans-mémoires de la première moitié du siècle (essentiellement des œuvres de Courtilz de Sandras, de Lesage, de Prévost, et de Marivaux). Enfin (et principalement), Z. Hakim propose une analyse systématique de la dimension ludique de ces structures narratives et aborde ces récits fictionnels comme un espace de jeu. Elle examine en quoi les œuvres étudiées non seulement thématisent le jeu mais indiquent également au lecteur le mode d’emploi de leur propre déchiffrement. 


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2Fictions déjouées s’ouvre sur une introduction impressionnante, d’une longueur inhabituelle (près de soixante pages), longueur qui se trouve justifiée par le projet même de l’auteur, puisqu’il s’agit d’établir la pertinence de son approche méthodologique, à savoir une volonté louable de situer la thèse développée dans le cadre de la recherche dix-huitièmiste sur le sujet, mais aussi d’articuler cette thèse avec des théories plus générale de la fiction, notamment, mais pas exclusivement, celles de Gérard Genette, de Jean-Marie Schaeffer, de Dorrit Cohn, de Christine Montalbetti, de Frank Wagner, de Françoise Lavocat ou encore de Thomas Pavel. Est ainsi proposé au lecteur un « état de la recherche », aussi dense que synthétique, qui intègre les apports les plus récents de la critique sur cette question centrale de la fiction, que Z. Hakim aborde en distinguant, à la suite de Jean-Marie Schaeffer, quatre « champs sémantiques – le façonnage, l’illusion, la feintise, le jeu » (p. 19). La notion de « jeu » — qui sert de fil conducteur dans une introduction qui se présente elle-même comme un dispositif ludique (définition de l’aire de jeu, détermination des participants, mise en place des règles du jeu…) — fait également l’objet d’analyses fouillées, appuyées en particulier sur les catégories conceptuelles dégagées par Michel Picard dans La Lecture comme jeu : essai sur la littérature8. Enfin, l’introduction se conclut sur des développements autour des notions problématiques de « romans-mémoires » et de « pseudo-mémoires ». Une fois le cadre conceptuel solidement établi, dans un style dont la clarté est d’autant plus remarquable que les questions théoriques abordées sont complexes, l’auteur développe ses analyses dans trois chapitres organisés selon un dispositif rigoureux : les deux premiers chapitres, qui se proposent de définir de manière originale les protocoles de lecture mis en place par les auteurs du corpus, constituent le cœur de la réflexion, et sont construits en miroir, tandis que le dernier chapitre, plus court, vient réexaminer les théories de la fiction évoquées dans l’introduction pour les mettre à l’épreuve des jeux discursifs identifiés dans le reste de l’ouvrage.

3Dans le premier chapitre, « La fiction du non fictif. De la vérité affichée dans les pseudo‑mémoires, les romans-mémoires et les Salons de Diderot », Z. Hakim s’intéresse aux stratégies déployées par les auteurs étudiés pour produire l’« effet de véridicité » (p. 19). S’appuyant sur le livre de Baudouin Millet consacré aux romanciers anglais du xviiie siècle9, elle examine deux procédés rhétoriques utilisés par ses auteurs, et en particulier par Courtilz de Sandras, pour accréditer leurs récits : la fiction de l’éditeur du manuscrit, et celle du narrateur témoin des faits qu’il rapporte. Toutes les stratégies décrites dans ce chapitre sont mises en rapport avec « le paradoxe qui nourrit le genre romanesque tout entier : il s’agit toujours de raconter une histoire, le lecteur sait parfaitement qu’elle est fictive, mais il exige qu’elle soit racontée “comme si c’était vrai” » (p. 84). Les auteurs des années 1680-1730 explorent ainsi dans leurs romans les rapports possibles entre vérité et fiction, à travers l’inscription des événements dans un cadre moins idéalisé, en faisant apparaître sur la scène littéraire des personnages appartenant à des catégories sociales plus modestes, mais aussi en s’inspirant des modèles offerts par l’Histoire. Remarquant l’inflation et la diversité des protestations d’authenticité dans les romans-mémoires de Courtilz de Sandras, Z. Hakim explique que celles-ci doivent se comprendre comme un jeu proposé à un lecteur qui est « invité à démêler l’histoire de la fiction », et elle montre que ces protestations deviennent dans la production romanesque de l’époque de véritables topoï, reconnus comme tels par le public. Tous les procédés mobilisés pour obtenir cet « effet de véridicité », aussi bien dans le récit que dans le paratexte sont analysés avec précision, et amènent l’auteur à conclure : « ces pseudo-mémoires ne sont pas des « faux » visant à leurrer le lecteur contemporain, ils constituent plutôt un régime intermédiaire entre la vérité et la fiction » (p. 104).

4S’intéressant ensuite au « point de vue restrictif » (ibid.) dans L’Histoire de Gil Blas de Santillane », Z. Hakim avance que la vision parcellaire des événements proposée par le narrateur vient confirmer l’authenticité d’un témoignage forcément subjectif, tout en s’intéressant à la pratique par Lesage de la caricature, destinée à provoquer « un effet de connivence » (p. 110) entre le lecteur et le texte. Dans les œuvres de Prévost, elle repère surtout ces stratégies d’authentification dans des paratextes où on trouve « toute une série de procédés dont l’ambition avouée est d’appuyer la vérité du récit qui va suivre, que ce soit en offrant une préface farcie de documentation, en faisant appel à un éditeur, en situant l’intrigue dans son contexte historique ou en donnant ses sources comme preuves » ; cependant, elle souligne que « ces pratiques sont avant tout des formes topiques reconnues comme telles par le lecteur » (p. 118). S’agissant de La Vie de Marianne, Z. Hakim s’intéresse à la superposition des voix qui viennent authentifier le récit et qui aboutit à une confusion, confusion accentuée par des phénomènes de redoublement entre le texte et le péritexte. Là comme dans les autres romans du corpus, « le dispositif mis en place par l’auteur (principalement dans la préface, mais pas uniquement) a pour but — paradoxal — à la fois de faire entrer le lecteur dans la fiction et de lui permettre de reconnaître qu’il a affaire à une fiction. » (p. 125)

5Une des originalités de Fictions déjouées tient à la volonté de l’auteur de mettre à jour des stratégies d’authentification similaires à celles employées dans le cadre du roman dans un genre qui lui est a priori étranger, celui de la critique d’art, celle pratiquée par Diderot dans ses Salons de Diderot. L’auteur montre comment diverses fictions, celle de l’« ami isolé » (p. 125), celle du « destinataire unique » (p. 127), ou encore celle du « dialogue épistolaire » (p. 129) viennent établir des jeux complexes avec les lecteurs de la Correspondance littéraire. Le rapprochement effectué entre les artifices des romanciers et ceux employés par Diderot est judicieux, et ouvre la voie à des commentaires éclairants. Z. Hakim conclut son chapitre en insistant sur le caractère ironique des protestations de véridicité, tant des romanciers que du Diderot des Salons, et explique que « la contradiction que certains critiques ont pu voir dans le fait qu’un lecteur adhère à une réalité fictive, n’existe que si l’on oublie que la lecture est un jeu et que jouer implique toujours à la fois l’illusion et la lucidité. » (p. 140)

6Dans son deuxième chapitre, « La Fiction avouée. Procédés de distanciation et appel à la reconnaissance », Z. Hakim s’intéresse aux modes de composition des intrigues des romans de son corpus, et s’emploie à déterminer si les anecdotes qu’on y trouve peuvent s’ordonner selon une trajectoire fixe ou s’organiser autour d’une nécessité logique. Le chapitre s’ouvre sur une étude des multiples digressions de Courtilz de Sandras, et de la composition « en miettes » (p. 152) de ses œuvres, que l’auteur met judicieusement en rapport avec la remise en cause de l’historiographie officielle du xviie siècle par les historiens de la première moitié du xviiie siècle, ce qui mène à une affirmation :

[…] les romans-mémoires de Courtilz de Sandras relatent une Histoire dont ils problématisent la représentation. Cette écriture bouleversée, voire déceptive, de l’histoire s’explique peut-être par le fait que le narrateur y décrit les aspects traumatisants du passage de la société féodale à la monarchie absolue, et la façon dont cette transition brutale a mené à la perte de tout horizon politique.

7Dès lors, la composition fragmentée des textes de Courtilz de Sandras prend toute sa signification :

En somme, pas de « poétique » qui puisse être déduite de ces œuvres romanesques, mais seulement une pratique qui se passe de toute théorie. L’un des traits essentiels de ces pseudo-mémoires semble dès lors être la remise en cause des concepts d'unité et d'homogénéité: le personnage n'est appréhendé que par fragments (ce qui rend impossible toute construction d’une identité), et la continuité du récit est sans cesse fracturée, au détour d'un jeu sur l'écriture. (p. 164)

8Cette réflexion poétique et idéologique sur l’œuvre d’un auteur trop peu étudié constitue un des apports majeurs de cette étude.10

9Z. Hakim relève ensuite dans L’Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage les multiples indices de fictionnalité, qui viennent miner les prétentions à l’authenticité pourtant si présentes dans le texte, et qui doivent se comprendre comme faisant partie d’un jeu littéraire : « En rusant délibérément avec les contraintes du temps, en rompant l’illusion par une surdétermination géographique et en mettant en scène une composition qui ne se laisse pas définir une fois pour toutes, Lesage rit de nos attentes et perturbe nos exigences de lecteur. Avant le Diderot de Jacques le fataliste, il nous donne une narration déceptive afin de remettre en cause le pouvoir absolu habituellement accordé à la figure de l’auteur » (p. 180‑181). Pour l’auteur, La Vie de Marianne annonce aussi la volonté de déstructuration du romanesque destinée à rapprocher le récit du cours aléatoire de l’existence qui fonde la poétique du roman de Diderot. Cette déstructuration repose sur une indétermination générique, sur une confusion des niveaux narratifs et sur un flottement temporel qui « révèle la nonchalance de l’auteur qui s’amuse par ce biais à mettre en éveil son lecteur sur l’imposture fondamentale du traitement de la temporalité dans le genre romanesque » (p. 194). Le sens critique du lecteur doit être éveillé par les répétitions et les ellipses qui mettent en évidence les incohérences du récit. Lire le texte de Marivaux suppose une implication active du lecteur, convié à participer à un jeu qui peut s’avérer frustrant, et qui repose notamment sur un dispositif de « trompe‑l’œil similaire à celui employé par Lesage », dispositif « qui accumule les notations donnant l’impression au lecteur d’une durée claire et facilement identifiable » (p. 198), alors même que ces notations sont imprécises et incohérentes. Le cadre géographique du roman est lui-même gagné par cette impression de flou, impression que l’on retrouve encore lorsqu’il s’agit de cerner la personnalité de Marianne. Tous ces éléments sont le signe de l’intention parodique de Marivaux, ce que vient confirmer le traitement qu’il fait des lieux communs romanesques associés aux histoires d’orphelines. Dès lors, l’inachèvement du récit apparaît comme un ultime pied-de-nez au lecteur, qui se trouve littéralement joué.

10C’est toujours sous l’angle du jeu que Z. Hakim aborde son étude des Salons, lorsqu’elle s’intéresse aux procédés novateurs employés par Diderot pour intégrer la fiction dans sa critique d’art, de deux manières : en animant les sujets de ses tableaux, qui sortent ainsi du cadre, et en se transportant lui-même dans le tableau. La « promenade Vernet » du Salon de 1767 fait évidemment l’objet de longs développements. Le cadre conceptuel offert par Michael Fried dans La Place du spectateur11 — l’opposition entre les conceptions dramatiques et pastorales de la peinture qu’il identifie dans les œuvres valorisées par Diderot — aurait pu permettre de donner un fondement théorique intéressant à des analyses qui sont déjà pertinentes. Z. Hakim insiste à juste titre sur l’importance de l’étape de « démystification », lorsque Diderot brise l’illusion mimétique, révélant ainsi le caractère ludique du dispositif employé, et elle résume ainsi le projet du philosophe :

Le projet de Diderot était d’entraîner l’imagination de son lecteur à la suite de la sienne, de lui faire croire au vrai pour qu’il identifie le faux. Comme il l’avoue à Grimm, son projet d’écriture comporte toujours un lien complice avec ses amis, voire plus généralement avec ses lecteurs. (p. 216)

11Le mécanisme des Salons consiste donc à établir des jeux de va-et-vient entre la fiction et la réalité, jeux qui évoquent ceux mis en place dans les romans-mémoires et les pseudo-mémoires qui forment le corpus principal de Fictions déjouées. Z. Hakim conclut ce deuxième chapitre en remarquant que la démarche des auteurs de son corpus « a pour effet d’empêcher l’adhésion du lecteur et de rendre indécidable la valeur de vérité de toute affirmation: celle-ci est toujours révoquée et remise en cause, dans la mesure où plusieurs façons de raconter et d’interpréter un même événement se combinent », d’où une « esthétique de fragmentation et d’indétermination qui a certainement pour conséquence principale le plaisir particulier que nous prenons à les lire » (p. 222). La mise à jour par Z. Hakim de ce travail de sape volontaire de la vraisemblance entrepris par les auteurs et son interprétation dans un contexte ludique est tout à fait originale, s’appuyant sur une lecture convaincante et minutieuse des textes.

12Au regard des deux premiers chapitres, le troisième chapitre, « Le lecteur mis en jeu. Transgressions narratives et paradoxes de la représentation » se distingue par sa brièveté (une vingtaine de pages, d’une belle densité). Il s’agit de s’interroger au sujet de la fonction et des effets sur le lecteur du dispositif complexe d’oscillation entre d’un côté l’adhésion à la fiction voulue par les auteurs, et de l’autre la dénonciation de cette même fiction dans le corps de leurs textes. L’acte de lecture devient ici une mise à l’épreuve du lecteur : « Par le biais de structures déceptives et de dispositifs contradictoires instaurés par les auteurs du corpus, la lecture du récit se voit contrariée et suscite une incertitude provisoire de la part du lecteur à qui certaines informations importantes de l’action décrite sont refusées. En ce sens, les œuvres étudiées appellent moins le lecteur à collaborer à l’écriture qu’elles ne l’appellent à abandonner la quête d’un sens univoque » (p. 226). L’auteur met en évidence la façon dont ce rôle attribué au lecteur entre en dialogue avec les théories modernes de la lecture, notamment à travers une citation judicieuse de la nouvelle de Julio Cortázar, Continuité des parcs. Le lecteur oscille ainsi constamment, et parfois simultanément, entre deux positions de lecture : l’immersion dans la fiction, ou au contraire la distanciation. Les mécanismes identifiés dans Fictions déjouées débouchent sur une « porosité fictionnelle » qui trouve à s’exprimer dans « la figure de la métalepse », par laquelle l’auteur ou le lecteur s’introduisent dans l’univers diégétique. Sont ici suivies les pistes ouvertes par Gérard Genette12 et par Michèle Bokobza Kahan13. Z. Hakim poursuit en expliquant que ces glissements entre réel et fiction peuvent être source d’inquiétudes qu’on retrouve notamment dans les discours anti-mimétiques, puis elle montre comment l’oscillation qu’elle a identifiée peut être une source de jouissance esthétique, mais aussi un chemin d’accès à une certaine vérité textuelle ou existentielle, s’appuyant pour cela notamment sur une analyse subtile d’une idée développée par Descartes dans Le Monde ou traité de la lumière (1664), mais aussi sur le dispositif fictionnel employé par Diderot dans Le Rêve de d’Alembert (1769).

13Z. Hakim conclut son étude en confrontant une dernière fois les textes de son corpus avec les idées de la théorie littéraire actuelle, pour constater le pouvoir de résistance de ces mêmes textes, qui apparaissent comme de redoutables défis pour les penseurs contemporains : « Par ailleurs, notre corpus de textes a révélé que non seulement la littérature échappe au fond à toute théorie, mais aussi qu’elle ne se dit jamais complètement. Les contenus et les propositions littéraires ne sont (et ne seront) jamais réductibles à des axiomes philosophiques, car le statut des énoncés et celui des énonciations sont constamment soumis à la discussion. Les textes littéraires ont en ce sens toujours le dernier mot sur la théorie dans la mesure où leur instabilité invalide toute signification déterminée » (p. 256). Ce faisant, elle s’inspire des idées développées par Yves Citton, notamment dans Lire, interpréter, actualiser14, et elle applique sa conclusion à ses propres recherches :

Ce constat d’incapacité face à toute interprétation pleine, univoque et définitive est précisément celui que nous devons faire à la fin de cette étude. (p. 258)

14Elle reconnaît que le point d’appui de sa démonstration — l’idée que la fragmentation et le désordre de composition des œuvres doit s’interpréter comme autant de « signaux de fictionnalité » (p. 258) — pourrait être renversé, et qu’on pourrait également prétendre que ce chaos compositionnel est un signe d’authenticité, dont la maladresse serait justement le gage.

15On retrouve cette humilité tout au long du texte de Fictions déjouées. C’est bien sûr une force de ce travail, qui ne cherche jamais à s’approprier les œuvres pour les faire cadrer avec une théorie prédéterminée, et qui les aborde avec respect et avec une finesse d’analyse remarquable. Mais d’une certaine façon, on pourrait voir dans cette humilité un défaut, et l’auteur pêche parfois par excès de modestie. La révérence affichée à l’égard des commentateurs qui ont travaillé sur les œuvres ou les thèmes étudiés par Z. Hakim empêche parfois sa voix propre de s’exprimer, étouffée qu’elle est par des citations toujours à propos, mais qui tendent à effacer l’originalité pourtant réelle d’analyses toujours pertinentes, mais qui gagneraient parfois à être soutenues « en propre », à travers ce concept si productif et si maîtrisé de « jeu ». Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un ouvrage remarquable par son ambition, par la maîtrise qu’il révèle des œuvres étudiées, mais aussi de la littérature critique qui leur est associée, comme en témoigne l’imposante bibliographie. L’esprit de synthèse de l’auteur lui permet d’établir des parallèles entre les textes et de s’appuyer dans ses analyses sur les recherches les plus récentes autour du concept de fiction. La volonté d’identifier dans l’écriture du Diderot des Salons des procédés que l’on trouve également chez les auteurs des romans-mémoires et des pseudo-mémoires, est notable, et permet de comprendre la spécificité de ce genre qui s’invente dans les pages de la Correspondance littéraire, « le compte-rendu subjectif » (p. 206). Cette ouverture à l’œuvre de Diderot ne s’étend cependant pas à ses œuvres romanesques15, et c’est aussi un des intérêts de cette étude : elle suscite la curiosité et l’envie de voir les outils conceptuels forgés dans Fictions déjouées appliqués à des corpus autres que celui des auteurs de roman-mémoires ou de pseudo-mémoires retenus (le roman épistolaire, les romans de Madame Riccoboni, ou encore les textes d’un des auteurs les plus « joueurs » du siècle, Crébillon…), le champ de recherche ouvert par Z. Hakim étant clairement aussi vaste que stimulant. En tous les cas, le livre de Z. Hakim est un apport certain à la recherche actuelle sur les notions de fiction et de de roman au xviiie siècle, il montre l’intérêt d’une approche ludique des textes étudiés, et témoigne d’une érudition, toujours employée à propos.