Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
Alain Trouvé

Géographie & fictions : sur les traces de l’explorateur Pierre Bayard

Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, Paris : Les Éditions de Minuit, 2012, 160 p. , EAN 9782707322142.

1Après le best-seller critique Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ?, Pierre Bayard poursuit son exploration paradoxale de la théorie littéraire en s’attaquant à la question de l’espace, remise au premier plan depuis quelque temps dans les études littéraires longtemps dominées par les approches diachroniques. On commence à comprendre, parce que l’auteur s’en est expliqué (La Lecture littéraire, n° 11 : « La Non-lecture »), le statut de « fictions théoriques » des essais de P. Bayard, dans lesquels il délègue à un narrateur plus ou moins délirant la fonction d’ébranler les certitudes. Comme le fait remarquer justement Jean Birnbaum (Le Monde des Livres du 27/01/12), ce à quoi s’attaque l’essayiste est le « fantasme de maîtrise et de vérité », fantasme paranoïaque (très répandu dans le monde intellectuel) auquel il est plus efficace d’opposer un dé‑lire lui‑même plus ou moins absurde qu’une lourde réfutation. Écoutons encore O. Bayard (La Lecture littéraire, n°11) sur un mode pour une fois non humoristique :

Croit-on sérieusement que je souhaite réduire Proust selon la méthode des Jivaros (Le Hors-sujet), que je suis intimement persuadé que des assassins impunis errent dans les textes (Qui a tué Roger Ackroyd ?, Enquête sur Hamlet et L’Affaire du chien des Baskerville) ou que nous somme influencés par le futur (Demain est écrit, Le Plagiat par anticipation) ?

2Ces différents essais ont pourtant donné naissance à un certain nombre de méprises presque aussi drôles que les livres eux‑mêmes. Côté universitaire, des réfutations de la position théorique feinte par l’énonciateur, sensibles certes au ton humoristique de l’essayiste, mais ne résistant pas au besoin de discuter sérieusement son argumentaire. Nous‑même sommes tombé dans le panneau (La lecture littéraire n° 10 : « L’Affaire du chien des Baskerville ou le complexe du critique romancier »). Symétriquement, des interprétations souscrivant sans réserve au propos du narrateur pris comme mode d’emploi pour briller à peu de frais en société et dérivant, notamment dans les traductions anglo-saxonnes, de la suppression du point d’interrogation dans le fameux Comment parler des livres. Dans le même esprit, P. Bayard promet ici aux couples infidèles et aux assassins des recettes pour se construire un alibi en béton et prouver leur présence là où ils n’étaient pas…

3Ce nouveau livre choisit pour aborder la question de l’espace en littérature le repère du lieu, au sens géographique du terme. Mais il s’en saisit pour revenir sous un angle nouveau à deux des questions de fond touchant la littérature, la fiction et le réel, qu’on peut aussi nommer, avec l’auteur, référent. Le parti‑pris oxymorique du « voyageur casanier » se décline à la fois comme démontage-éloge des impostures (faux récits de voyages), plaidoyer pour la connaissance grâce à la distance (culturelle) et à la vue d’ensemble qui en résulte (en lien avec le titre et le contenu de l’essai de 2007), réflexion sur le statut original de l’espace en littérature, question passionnante sur laquelle il donne à penser sans s’astreindre à déplier tous les volets de la question.

4Ces trois implications du voyageur casanier, telles que nous venons de les reconstituer, ne coïncident pas entièrement avec le découpage formel du livre.

5« Des différentes manières de ne pas voyager » (I) envisage quatre séries d’évocations littéraires de lieux sans le secours du voyage au sens propre du terme : du voyage prétendu de Marco Polo, compris comme plaisante fiction, à l’oubli des lieux traversés comme condition de l’écriture littéraire (Chateaubriand), en passant par le survol judicieux (le Philéas Fogg de Jules Verne) et l’évocation grâce au secours d’un témoin interposé (Glissant écrivant sur l’île de Pâques, où il ne peut se rendre, en s’aidant des informations transmises par sa femme, Sylvie Séma).

6La seconde partie s’arrête sur « Des situations de discours », des sciences humaines à la sphère privée, qui montrent encore l’infiltration avantageuse du récit de voyage par l’affabulation plus ou moins délibérée. L’anthropologue Margaret Mead, pour les besoins de la thèse culturaliste qu’elle cherche à conforter, rêve un peuple Samoan jouissant d’une vie sexuelle libérée, en opposition au rigorisme américain. Les manquements à l’objectivité scientifique dans sa méthode d’investigation sont compensés par la vérité fantasmatique qu’elle met au jour et par les bienfaits pour sa propre société de la confrontation d’un modèle répressif à un modèle libéré, fût‑il imaginaire. Les entorses du journaliste Jayson Blair à la déontologie de sa profession détectées dans un pseudo reportage en réalité plagié en font, à défaut d’un honnête reporter, un « véritable écrivain ». Dans l’accomplissement prétendu de courses sportives (Rosie Ruiz au marathon de Boston) ou dans les mystifications d’un Jean‑Claude Romand s’inventant pendant vingt ans pour ses proches une identité de faux médecin et des colloques à l’étranger, abstraction faite du non‑respect de la morale du sport et de la dimension psychopathique d’un fait divers tragique, l’attention se trouve portée sur la prégnance d’un « pays intérieur » amenant à investir psychiquement les lieux avec une obstination troublante. Telle est sans doute la raison de la fascination ressentie par l’écrivain Emmanuel Carrère face au bien nommé Roman(d), tant sont remarquables les analogies entre les « hors lieux » de l’un et de l’autre (voiture ou studio) à partir desquels s’élabore le scénario d’un voyage imaginaire. Les quatre types de discours ainsi passés en revue sont peut‑être disqualifiés au regard de leur contexte énonciatif mais ils sont tous porteurs d’une créativité littéraire en tant qu’ils réalisent le chevauchement du monde réel et du pays intérieur.

7La Troisième partie, « Des Conduites à tenir », pousse un peu plus loin le décalage entre son objet apparent (des recettes pour parler de façon convaincante de lieux qu’on n’a jamais vus comme on saurait parler de livres non lus) et son objet réel : une réflexion sur les rapports entre la littérature et l’espace. Le cas de la fausse description de Formose donnée par un certain Psalmanazar à la fin du xviiie siècle intéresse moins par la mystification réussie des européens, à grand renfort de détails plus ou moins invraisemblables, que par l’effet de lecture qu’elle permet d’analyser. L’espace « atopique » auquel elle renvoie se prête plus aisément aux projections de la communauté anglaise dans laquelle il rencontre un vif succès. On pourrait voir dans cet espace atopique un équivalent du blanc naguère analysé par Iser comme un moteur de la lecture littéraire. De même, Karl May invente un siècle plus tard un Far West « plus vrai que vrai » pour le plus grand plaisir d’un lectorat allemand ravi de découvrir les aventures de l’Indien Winnetou et du Blanc Old Shutterland. Il contribue ainsi, sans l’avoir de ses yeux vu, à remodeler l’imaginaire de l’Ouest, superposant au conflit historique entre le Blanc et l’Indien, l’utopie d’une tolérance et d’une reconnaissance mutuelles. On n’est pas sûr pour autant qu’un tel récit ait pu contribuer à « transformer durablement les relations entre ces peuples », comme l’affirme l’essayiste avec un bel optimisme. Mais on le suit dans l’intéressante formule d’un écrivain qui se préoccupe « de justesse », plutôt que « de justice », d’une certaine forme de pensée complexe irriguée par un savoir collectif et par un « inconscient des lieux », conçu sur le modèle de « l’image survivante » décrite par Georges Didi‑Huberman à propos de l’art pictural. Le succès de la « Prose du Transsibérien » réside lui aussi dans la capacité du poème de Cendrars, selon son auteur‑même, à nous « faire prendre à tous [ce train] », alors que le substrat autobiographique s’avère ici plus que douteux. En littérature, l’esprit du lieu est donc tourné vers l’Autre du lecteur, ce qui amène à envisager, de l’auteur à son lectorat, un « espace transitionnel commun ». Cet espace prend, en abîme, une ampleur supplémentaire dans le roman de Nina Berberova, Le Mal noir, qui évoque une ville imaginaire de Chicago où les deux protagonistes, Evguéni et Lioudmila, peuvent vivre fictivement l’amour qu’ils ne parviennent pas à nouer dans la vie réelle. Cette ville fantôme devient ainsi l’allégorie du pays intérieur qui permet à l’auteur et à ses lecteurs de conjoindre désir d’écrire et désir de lire.

8Mêlant des cas célèbres (Chateaubriand au Nouveau Monde) et d’autres moins connus qui ajoutent à la lecture le piment de la découverte, cet essai se donne donc lui aussi à lire comme un voyage casanier et une sorte de rêverie théorique. La forme enjouée permet de revisiter avec légèreté des questions sérieuses et difficiles.

9Un parallèle intéressant entre le livre et le lieu est esquissé, l’un et l’autre étant le fruit d’une élaboration mentale dans laquelle un savoir culturel multidimensionnel se mêle à des représentations imaginaires assurant la circulation entre les membres de la collectivité humaine. Peut‑être dans son goût du paradoxe l’essai minore‑t‑il quelque peu l’expérience corporelle des lieux qui joue aussi son rôle dans l’élaboration mentale à laquelle procède l’écrivain et qui introduit entre livre et lieu une certaine dissymétrie. Si le voyageur à distance saisit mieux la réalité profonde des lieux, grâce à la consultation de livres d’histoire, de géographie, de civilisation, la rencontre physique du lieu, dans sa brutalité et son étrangeté, a pu aussi être convoquée par un Victor Segalen, aux antipodes d’un exotisme touristique voué aux clichés, pour renouveler l’expression poétique. Le plaidoyer légitime pour la distance et contre la référence naïve aux « choses vues » ne risque‑t‑il pas de donner une vue monolithique des pratiques littéraires, des différences d’accent étant perceptibles chez les auteurs dans leur rapport au réel hors langage, soit qu’ils le fassent entièrement passer au filtre de leurs lectures et de l’imagination par une écriture archétypale, soit qu’ils lui superposent l’expérience, même partielle, de la chose vue comme prototype ainsi que le suggère Michel Murat à propos de Julien Gracq. Si les auteurs, comme le commun des mortels, peuvent tous sans difficulté évoquer dans leurs écrits des « lieux où ils n’ont jamais été » en s’aidant des moyens décrits dans cet essai, tous ne tiennent sans doute pas l’expérience directe en la matière comme quantité négligeable. En d’autres termes, les différences d’inflexion ici suggérées croisent le vieux débat sur le réalisme, débat auquel le livre de Bertrand Westphal La Géocritique, par ailleurs deux fois convoqué, fait place en envisageant différentes formes du couplage réel‑fiction. À peine formulées, ces quelques réflexions en forme d’objections perdent toutefois une grande part de leur efficacité dès lors que se trouve rappelée l’idée que le parti‑pris du voyageur casanier n’est en définitive qu’une posture, ce dont ne s’avise pas l’autre article du Monde des livres dans l’édition susmentionnée lorsqu’il en fait son titre principal.

10Une autre ligne de réflexion féconde réside dans la confrontation des discours. Sans doute n’existe‑t‑il pas de rupture franche entre les activités humaines, ce qui permet d’apercevoir dans le journalisme, la recherche ethnologique ou le compte rendu sportif, lorsqu’ils sont coupés de leur base référentielle, les germes d’une pratique littéraire. Mais l’espace élaboré par les textes littéraires se signale par l’accentuation de sa dimension polyréférentielle :

Les référents qui le constituent — et varient d’une phrase à l’autre, voire à l’intérieur de la même phrase — appartiennent tantôt au monde réel, tantôt au monde imaginaire, l’écrivain comme le lecteur ne cessant ainsi de glisser de l’un à l’autre.

11L’essai permet d’en apercevoir la complexité.

12Cette complexité est celle du jeu littéraire ou artistique qui dialectise des références à la vie socio‑culturelle et une implication imaginaire des sujets sous des formes infiniment variées. On remarquera la façon insistante dont P. Bayard convoque à ce propos un savoir analytique précédemment malmené dans sa visée interprétative1. La vue d’ensemble réclamée est assimilée à l’« attention flottante » de l’analyste. Les lieux imaginés par Romand sont rapportés au « lieu fantasmatique idéal, celui de la jouissance narcissique infantile que l’enfant vit dans le regard de sa mère et qui est à jamais perdue ». La Formose de Psalmanazar devient « formation de compromis au sens freudien » entre le lieu géographique réel et le lieu fantasmé pour le plaisir de l’orateur et de ses auditeurs. L’espace atopique ainsi conçu serait dominé par « les processus primaires » qui gouvernent le rêve. Enfin, dans une référence assez insistante à Winnicott, l’espace littéraire est donné comme « espace transitionnel ».

13On touche ici une ligne de crête difficile parfois à déterminer, celle qui sépare le propos sérieux et le propos ludique, ce qui nous ramène à la question de la fiction théorique. Car s’il ne fait pas de doute que la forme ludique, outre son caractère plaisant, a le grand mérite de ne pas figer la théorie, elle n’en reste pas moins délicate à manier. Dans son « statut logique du discours de fiction », Searle avait défini ce type de discours comme assertion feinte. Cela suppose qu’il puisse y avoir des assertions authentiques. L’enquête documentaire qui fonde une part des travaux ethnographiques relève a priori de cette catégorie, ce qui n’exclut évidemment ni l’erreur ni les différentes formes de mystifications. Mais la démystification dont relèvent certaines des analyses proposées doit bien à son tour s’appuyer sur de nouvelles enquêtes mieux informées ou mieux armées au plan méthodologique. Après avoir feint de croire à l’exactitude des récits de Marco Polo ou de Margaret Mead (part ludique de l’écriture), l’énonciateur procède à leur disqualification en se fondant sur des études ultérieures (part sérieuse du discours) puis renverse la perspective en proclamant les droits et la valeur heuristique de l’imagination (retour à la dimension ludique). Ce qui revient à étendre le champ de la littérature à tous les discours. Mais précisément l’efficacité de l’assertion feinte ne provient elle pas du fait que subsistent en parallèle des discours candidats à l’authenticité, à défaut d’en être toujours les garants ? Lorsque P. Bayard déclare avec aplomb avoir séjourné sur l’île de Pâques, ce qui lui permet de constater « le grand sens poétique » avec lequel Glissant a représenté ces lieux, s’agit-il d’un fait réel ajoutant le paradoxe supplémentaire d’une vérification par le terrain à la thèse de l’énonciateur ? Dans l’authentique forêt d’eucalyptus qu’« il est bon de ne pas avoir omis » l’essayiste un instant converti en autobiographe contraint, comme on le sait, au pacte de vérité, glisse malicieusement des ours. N’étant pas sûr de mes connaissances en matière de faune géographique, j’avoue avoir procédé à une recherche documentaire externe qui authentifie l’interpolation humoristique. On passe alors de la fausse preuve autobiographique au pastiche particulièrement réussi des récits alliant information livresque et écriture rhétorique. Ce qui entraîne l’écriture sur une pente sans doute voulue par son auteur, la confusion entre l’essai critique et l’écriture littéraire. Deux autres jeux du même type avec la preuve autobiographique apparaissent un peu plus loin. Le doute sur la véracité de la parole, quoi qu’il en soit, ne revêt pas dans ces cas une importance primordiale. On ne peut s’empêcher de penser qu’il n’en va pas de même lorsque se trouve convoqué un savoir analytique ou lorsque sont abordés les thèmes du sacrifice par le feu de l’épouse du défunt en Inde (chapitre sur Philéas Fogg) ou de la libération sexuelle (épisode Margaret Mead).

14C’est tout le régime de la fiction dans la vie sociale que cette écriture invite ainsi à repenser en procédant peut‑être à une pluralisation de la notion. Si les discours des sciences dures sont astreints à un constat d’adéquation au monde qui minore leur dimension imaginaire, par ailleurs non négligeable, il n’en va pas de même s’agissant des sciences humaines qui intègrent le sujet psychologique ou social dans leurs productions. Doit‑on pour autant leur attribuer le même coefficient fictionnel qu’aux productions artistiques ? On laissera cette interrogation en suspens parmi les réflexions ouvertes par ce nouvel essai non moins stimulant que les précédents.