Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mars 2012 (volume 13, numéro 3)
Valérie Deshoulières

Le Diable est-il européen et le bonheur chinois ? Pour une éthique de l’« entre-tien »

François Jullien, Philosophie du vivre, Paris : Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2011, 269 p., EAN 9782070133055.

1Philosophe et sinologue, François Jullien a longtemps enseigné à l’Université de Paris‑VII. Au cœur de son étude de la pensée et de l’esthétique de la Chine classique dans une perspective interculturelle est un livre « singulier », le Yi king, mieux connu sous le nom de Classique du changement. À l’aide de deux sortes de traits, plein et brisé, chargés d’exprimer la polarité à l’œuvre au sein du réel et dont le jeu des superpositions permet de produire une série de 64 figures, l’ouvrage‑clé de la pensée chinoise prétend nous faire accéder à l’intelligibilité des choses sans en appeler au mythe ou au discours, autrement dit à « la mise en scène d’une histoire ou au développement d’un argument ». Dans l’épilogue du commentaire magistral qu’il devait en proposer en 1993, Figures de l’immanence — Pour une lecture philosophique du Yi king, Fr. Jullien nous donnait déjà une leçon d’interculturalité et de philosophie en rappelant que « le risque de projection, d’une culture à l’autre, n’(était) pas le seul obstacle à la validité de la comparaison et qu’il (fallait) se garder aussi des approximations ». De Chine, l’Occidental ne rapporte bien souvent, en effet, qu’une sagesse de gare dont les recettes simplettes ou ineptes viennent régulièrement grossir « le bazar exotique » du développement personnel. Pour poser la question basique par excellence : « Qu’est‑ce vivre ? », l’« essai » qui nous occupe ici n’est pas une concession, loin s’en faut, à la mode du coaching, mais s’applique à éclairer les partis‑pris enfouis de notre propre tradition de pensée. Un livre exigeant et lumineux, où l’on apprendra que de rares philosophes et romanciers européens, d’Héraclite à Proust, sont passés tout prés du bonheur chinois.

Les verrous idéologiques de la conscience occidentale

2« Vivre » est un verbe difficile à saisir car il dit à la fois « le plus immédiat et ce qui n’est jamais satisfait ». Élémentaire, il est aussi tourné vers l’absolu ; basique, il trace cependant l’horizon de nos aspirations. Et sur cet « inthématisable » bien des philosophes se sont cassé les dents. Rousseau, par exemple, qui au printemps de l’année 1756, ayant fui les mondanités de Paris et « la coterie holbachique » s’installe à l’Ermitage et médite en marchant ses prochains ouvrages : des Institutions politiques (dont il tirera le Contrat social), des manuscrits de l’abbé de Saint‑Pierre à mettre en forme et un troisième ouvrage « vraiment utile aux hommes », « Le Livre du Vivre », si l’on veut, et qui, s’il l’avait écrit, eût porté le titre La Morale sensitive ou le Matérialisme du Sage. Ce livre ne verra jamais le jour. Un tel échec rappelle à lui seul l’impossibilité, pour ce qui est du « vivre », de se laisser dissocier en divers plans : « Vivre est cet éternel silencieux, sous‑entendant tout en nous sans qu’on l’entende » et la nécessité corrélative, pour en jouir comme pour en parler, de « concevoir des outils non métaphysiques ». Ni Dieu, ni Absolu.

3D’un bout à l’autre de l’essai coule ainsi le fleuve d’Héraclite, toujours le même et toujours autre, et, en particulier, cette idée que la vie se « rencontre », formulée par le philosophe grec en ces termes : « Sans intelligence, ayant écouté, à des sourds ils ressemblent ; le dicton, pour eux témoigne : présents, ils sont absents » (fr. 34). Qui sont‑ils aujourd’hui, ces mal‑entendants ? Ceux qui, en voyage, passent leur temps à photographier les choses au lieu de les regarder, à enregistrer l’orateur en conférence au lieu de l’entendre, à fuir le présent, en un mot, au lieu de le « vivre ». Souvenons-nous ici de Roland Barthes qui, dans les années 80, fustigeait, lors de ses cours au Collège de France, les preneurs de notes, nous réveillant, avec humour, de notre bêtise appliquée et plaignons au passage ces étudiants qu’une mauvaise, et abusive, utilisation de Powerpoint condamne à recopier à toute allure des fragments de commentaires projetés à l’écran, lesquels font strictement écho aux propos du (médiocre) conférencier. La fascination est semblable à la bêtise : elle stagne. Or, commente Fr. Jullien, faire apparaître du présent, c’est aborder le temps en « moment », lequel vient de « mouvement ».

4Comme les « nombreux », à la différence des « éveillés », ne se perçoivent plus vivre, occupés qu’ils sont à s’enfoncer discrètement dans ce qui s’accumule autour d’eux et se fige en automatismes, la philosophie européenne, à la différence de la pensée orientale, n’a pas pensé, selon Fr. Jullien, à « penser la respiration ». Au‑delà des études de cas pris dans la vie quotidienne, il entreprend d’examiner par conséquent « les verrous idéologiques » qui, depuis Platon, se sont refermés les uns après les autres sur la conscience européenne, la condamnant à la mélancolie. Ces différents blocages sont, pour la plupart, imputables à la valorisation idéaliste du but au détriment de tout le temps précédent qui, dés lors, disparaît dans cet aboutissement. L’ennemie du bonheur, c’est la métaphysique dont l’échafaudage fut posé par Platon : « C’est parce qu’il n’a pas su (pu) donner un statut consistant à l’« entre » (metaxu) qu’il (Platon) a dû construire dans l’« au-delà », le méta de la métaphysique ». Et les constructions de s’enchaîner comme autant d’évictions de la vie même jusqu’à se refermer comme un piège logique sur l’Occident chrétien dont l’épicentre chagrin a pour nom Pascal, passé maître dans l’art de démontrer que toute satisfaction est déception et achevant religieusement ce que Platon avait philosophiquement commencé : la dévalorisation de la vie et du sensible pour l’au‑delà d’une autre vie.

5Si cette dénonciation n’est pas nouvelle, plus original, et aussi plus stimulant, nous apparaît l’examen des figures de penseurs s’étant approché « au plus près du feu consumant les identités », tant il est clair que l’« être » se situe aux antipodes de ce « vivre » qu’il s’agit de thématiser. Hegel, par exemple, qui, en sortant d’« une logique d’entendement » — antinomique et disjonctive — s’applique à penser « la fluidité de la vie », mais demeure finalement aveugle à « la transparence du matin ». En inventant la dialectique, autrement dit « en empêchant l’autre d’irradier au sein du même », Hegel, convaincu au demeurant que la pensée chinoise est restée en enfance, rate l’immanence, cette conscience née du tracé. Même les phénoménologues (Husserl, Merleau‑Ponty), désireux de rencontrer « les choses mêmes », chercheront encore leurs mots, là où le trait, justement, eût atteint sa cible : « La phénoménologie est‑elle sortie de ce qu’elle vit ainsi moins comme une tension féconde que comme une rupture et une alternative (Evidenz/Entzug) ? ».

6Comme le souligne justement Fr. Jullien, ces beaux échecs philosophiques — du point de vue chinois évidemment — ont logiquement appelé une sorte de compensation : la littérature, à laquelle il sera finalement revenu de récupérer « ce qui s’était perdu d’équivocité et d’ambivalence déployées dans l’ancien muthos ». Mais à quel prix ?

La poésie comme « orient » de la vie

7Doucement, mais sûrement, Fr. Jullien remonte à la source du « vivre » qui a à voir avec une parole oblique, nommée « poésie », chargée de ramener au jour ce que le logos a perdu. Si « penser » équivaut, comme il le croit et le démontre, à « faire émerger de la présence », il est certain que Montaigne est, « à lui tout seul, et royalement, cette marge entière de la philosophie », qui fait du « vivre » le principal enjeu de son propos. Le terme « essai » à lui seul laisse entendre aussi, selon le « vivre » qui nous occupe, que « tout demeure encore en cours, qu’aucun terme n’est à anticiper, aucune fin à projeter, et que le probatoire prévaut sur l’aboutissement ». Robert Musil s’en souviendra, qui via Wittgenstein aura, lui aussi — ce « testien » d’esprit, mais ce « chinois » dans l’âme — tâté de l’Orient. Mais surtout Proust, auquel Fr. Jullien consacre de belles pages : son commentaire de la mort de Bergotte, en particulier, romancier européen dont les derniers livres « trop secs » trahissent l’échec éthique et esthétique face au « petit pan de mur jaune », ce carré de lumière qui, à l’instar du « vivre », émerge et diffuse dans la Vue de Delft de Vermeer, œuvre qualifiée par le romancier lui‑même de « chinoise ».

8Qu’est-il ou, plus justement, que fait‑ilentendre ce « petit pan de mur » qui révèle à Bergotte qu’il a raté la fin de sa vie pour n’avoir pas su écrire comme Vermeer a peint ce carré « vibrant » au milieu d’un camaïeu mélancolique de gris, de noirs et de bleus ? Que seule la poésie, parole non point docte, mais bien idiote (comprenons ici : singulière et sans qualités, poreuse, plastique, fluide) a le don d’atteindre la cible, parce que tirant à l’oblique justement. Parce qu’elle interrompt « l’enchaînement stérile » et « suscite un éveil » : « résurgence soudaine, inopinée, coupant soudain court aux délibérations sans fin de l’intelligence ». Keats l’avait déjà exprimé dans une lettre adressée à Woodhouse en 1818 : « Le poète est la créature la moins poétique de la création » ou encore « Le poète n’a pas de caractère ». Définition chinoise sans nul doute quand on sait que « le sage », en Orient, est « sans idées ». Le contraire d’un philosophe en somme, attaché, en Occident, à la « thèse » (thesis). Un être cher à Confucius, qui dit dans ses Entretiens ne point aimer l’entêtement (le jugement, le principe, la fixation), mais priser la disponibilité (le possible, la variation, l’immanence).

9À la question solennelle qu’on lui posait : « Qu’est‑ce que Bouddha ? », un maître zen, pour toute réponse, ôta sa sandale, la mit sur sa tête et s’en alla. « Dissolution impeccable de la dernière réplique, maîtrise de la non-maîtrise », commente Roland Barthes, qui rapporte l’anecdote dans ses Fragments d’un discours amoureux, dont le liant pourrait être l’Orient justement. À la question : « Qu’est‑ce que l’amour ? », l’auteur s’arrange toujours, en guise de démonstration, pour que les références en la matière, sentimentale et donc insaisissable (Goethe, Stendhal et… Proust), croisent les chemins de l’absurde ou du vide (Zen, Tao). L’amoureux d’Occident, transi et suicidaire, fait ainsi la rencontre, par le jeu de l’intertextualité, d’êtres singuliers répondant à sa conscience tragique par mille pirouettes saugrenues et idiotes paroles.  Si la bêtise suit l’affirmation identitaire et son cortège de tautologies à la trace (A=A et les vaches seront bien gardées), comme l’a montré Alain Roger dans son Bréviaire (Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2008), l’idiotie, au contraire, se situe là où l’ego fait défaut (A=0 et les Immortels, couverts de plumes à l’instar des oiseaux, pourront planer très haut).

10Fr. Jullien ne suggère pas autre chose, en rappelant, à la fin de son essai, que « montrer du doigt » est le geste le plus familier du zen parce que le plus pédagogique. Il évoque ce Maître du nom de Jü Zhi (« Doigt qui montre ») qui, à chaque fois qu’on lui posait une question, avait pour toute réponse de lever en silence un doigt pour « pointer l’immédiat de l’ainsi ». Le poète connaît ce geste : lui aussi réalise de l’ici et du maintenant. L’auteur de haïkus, en particulier, disant « à peine », mais « totalement », favorisant l’essor de la parole, au lieu de l’étaler. Si le Narrateur de Proust a bien de nouveau accès à Balbec ou à Venise par le miracle de la résurgence involontaire, il sait aussi d’avance qu’il serait décevant de retourner sur ces lieux. Retourner à Karasaki, Kyoraï shô, probablement, n’y pense même pas, de peur de se confire en lyrisme : « De Karasaki/Le pin plus que les fleurs/De brume voilé ». Quant à Bashô, nous dit Fr. Jullien, dans les dernières années de sa vie, il changeait sans cesse  de résidence pour mieux « vivre ». Comprenons : pour ne pas « stériliser » ses sensations.

11« Écrire comme d’autres ont dessiné. Faire s’envoler tous les rêves qui sont perchés sur toutes ces branches, et offusquent de leurs ailes battantes et de leurs cris le fruit de l’arbre du monde », tel est le souhait caressé par Yves Bonnefoy dans La Vie errante. « Vivre », c’est simplement accéder à ce fruit dans la « transparence du matin », pour reprendre la belle expression du Zhuangzi. Deux cent soixante‑neuf pages pour arriver à cette évidence, objecteront certains. Ici réside selon nous la différence entre la bêtise d’un livre consistant à délivrer des « principes pour être heureux » et la finesse d’un autre élevant le « vivre » en stratégie : l’idiotie, Dada, notre Zhuangzi d’Occident, le proclamait à l’envi, n’est pas une « position », mais un « possible » autorisant chaque comportement et son contraire. François Jullien, de même, avec une langue moins corrosive, aura essayé, ici encore, de penser le « vivre » sans se priver du concept, mais au creux d’une contradiction… perpétuelle. Des « recettes » pour le bonheur ? Non. Des « conditions d’éveil ».