Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Avril 2010 (volume 11, numéro 4)
titre article
Marc Escola

Petit traité de l’écrire. Une théorie de la phrase

Pierre Alferi, Chercher une phrase, Paris : Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1991 ; rééd. coll. « Titres », vol. 42, 2007, 78 p., EAN 9782267018950.

1Les livres et les amis sont de proche commerce, comme l’enseignait Montaigne dans le plus apaisant de ses Essais (iii, 3), et il n’est sans doute pas de meilleure lecture que celle qui nous vient d’un ami — un titre recommandé au détour d’une conversation comme on glisserait, entre deux portes et à l’heure de la séparation, un mot de remerciement dans la poche du manteau.

2Je dois à l’inlassable curiosité de Denis Guénoun pour la chose théorique, la découverte à l’automne 2007, à la faveur de sa réédition dans la collection « de poche » des éditions Christian Bourgois, d’un singulier petit livre paru six ans plus tôt chez le même éditeur, sous le titre : Chercher une phrase1, titre aussi laconique que mystérieux, qui laisse son lecteur hésiter d’abord, face à l’infinitif, toujours susceptible de résonner comme un impératif de scolaire exercice, en lui intimant une obligation d’un autre ordre : celle de pratiquer l’art trop négligé de la liaison. En un sens, tout le propos de ce mince ouvrage est là — dans cette façon d’éveiller en son lecteur la conscience qu’il peut avoir de sa propre langue, et du pouvoir d’agrégation d’une simple phrase nominale.

3L’auteur de l’essai m’était alors à peu près inconnu, sinon par les informations que condense efficacement la quatrième de couverture ; Pierre Alferi a l’art et les manières, toutes les manières : poète (une dizaine de recueils parus pour la plupart chez Pol, salués par plusieurs prix), romancier, historien de la philosophie (Guillaume d’Ockham le singulier, Minuit, 1989), directeur de revue (la défunte Revue de littérature générale, chez Pol), traducteur (de Giorgio Agamben, John Donne ou Schapiro Meyer notamment, mais aussi des Proverbes de Salomon)2, compositeur (de chansons, pour Jeanne Balibar, dans des arrangements de Rodolphe Burger auquel Chercher une phrase se trouve dédié), critique de cinéma et peut-être diariste (ses chroniques pour feu le site cahiersducinema.com se lisent aujourd’hui comme un journal, sous le titre Des enfants et des monstres, pol, 2004), cinéaste lui-même (Cinépoèmes et films parlants, 2003), dramaturge (« pièces sonores »), et plasticien encore. 

4Inconnu, l’auteur de Chercher une phrase l’est resté cependant tout au long de ma première lecture : il n’est pas d’expérience plus impersonnelle que celle que relate ce petit traité qu’on peut lire en effet comme un récit, et partant de plus universelle ; tout s’y décide sans marque de personne, s’il est vrai que le désir et le besoin d’écrire se jouent immédiatement en amont du choix d’un pronom personnel.

5Chercher une phrase, ce sont six brefs chapitres composés de cinq ou six courtes sections d’une prose elle-même concise : une série paratactique de phrases presque toutes uniment assertives et extraordinairement abstraites, forgées dans une syntaxe impersonnelle à la façon des maximes ou axiomes, sans citations, exemples ou références qui viendraient émailler le texte d’une voix venue d’ailleurs et noircir le bas de pages.

6 « La langue », « le rythme », « les choses », « l’invention », « la clarté », « la voix » : on ne saurait faire plus simple, ni convoquer de plus vastes horizons en déployant tout l’éventail des disciplines du sens (une bibliothèque s’ouvre à l’énoncé de chacun de ces termes, dont l’histoire se confond avec celle de la littérature, de la philosophie, de la rhétorique, de la poétique, de la linguistique…), ni dresser d’inventaire plus complet des problèmes de théorie littéraire (les notions de fiction, figure, référence, représentation, cohérence, style, lyrisme, etc., mériteraient de figurer aussi bien dans l’index rerum, si l’ouvrage en comportait un).

7Qu’est-ce qui se cherche ici, un chapitre après l’autre ? Que cherchent ces phrases qui s’avancent à la façon des tuiles d’un toit, l’une soulevant l’autre pour couvrir jusqu’au faîte toute la surface d’une unique question ? Et de quoi lit-on le récit, dans cet essai qui narre d’abord une quête ? On cherche une phrase ; soit : à couvrir la question de la phrase comme telle, en tant qu’elle se confond avec l’expérience du penser, et qu’elle est la littérature elle-même.

8Chercher une phrase : penser. La pensée est ce que peut la phrase — ce qui se donne par surcroît dans l’effort de la phrase vers elle-même ; la pensée est ce qui s’éprouve dans le déplacement que cette tension requiert ; telle est la thèse, d’une simplicité confondante et vertigineuse, de cet étrange livre de philosophie : le philosophe se tient sur ce toit intranquille où les plus grands ont marché avant lui, pour proclamer que la littérature, entendue comme art de la phrase, est la forme même de l’unique réponse à la question du penser. Et c’est peut-être là un fait d’expérience pour quiconque a une fois tâché d’écrire.

Une pensée est une phrase possible. […] Penser veut dire : chercher une phrase. (45)

La possibilité d’une phrase consiste seulement dans le mouvement de sa recherche ; c’est en cela qu’elle est une pensée. (48)

9De la genèse de cette thèse abrupte, le chapitre inédit intitulé « Météo du sens » et placé en tête des six autres pour cette seconde édition, ne nous apprendra rien, sinon qu’il faut dater de 1990 la rédaction de l’ouvrage3 — vingt ans déjà, mais de ne s’être affilié à aucune école, de s’être tenu au plus près de l’expérience d’écrire, l’ouvrage n’a pas pris une ride. Disons-le toutefois : cet avant-propos qui est aussi un post-scriptum (« Préface : ce qui vient après ») ne parvient pas à renouer avec l’énergie, la densité et l’acuité du texte antérieur. Le projet inaugural s’y trouve toutefois explicité — « ce court traité tente de tirer au clair une idée intuitive de la pratique littéraire » — en même temps que l’ambition seulement descriptive, ou phénoménologique, qui l’anime : P. Alferi a voulu s’en tenir « à la description des formes d’une force phénoménale », cette poussée où se fait jour l’apparition du sens, au risque du « flou » sur certains termes qui « leur interdit d’accéder au rang de concepts ». Il y réitère sa conviction que « le sens est d’ordre fluide » : « sa cohérence dans un texte relève moins de l’architecture que de la dynamique ». Chercher une phrase est le traité de la mécanique de ce fluide « qui s’anime, qui fuit, qui tourbillonne dans le lit de la phrase » en faisant d’elle, pour qui la lit, « un lieu d’expérience » (p. v).

10On chercherait en vain dans cette théorie de la phrase l’amorce d’une thèse grammaticale ou proprement linguistique : c’est le « phraser » qui est l’objet même de la quête de P. Alferi, qui s’efforce de cerner ce « moment où une phrase nouvelle se forme », « l’avènement de sa singularité » (p. 23), animé de cette seule conviction que « la littérature a lieu dans la phrase » — l’expérience d’écrire tient tout entière dans l’invention d’une phrase. Qu’est-ce qui distingue en effet le billet que je rédige sans plus de façons pour communiquer telle ou telle information, de l’expérience de l’écriture littéraire, sinon cet effort sur la phrase par quoi je m’achemine vers un inédit excédant toute appropriation préalable ? La littérature commence là où la syntaxe soudain se dérobe ou me fait défaut, où un rythme m’est donné, comme le voulait Valéry déjà, qui se fraye en moi un chemin et que je peine d’abord à couler dans les anneaux de la syntaxe.

11Toute phrase en ce sens est musicale, mais non pas par imitation de la musique sonore — P. Alferi fait valoir que « comparées aux possibilités proprement musicales, l’assonance reste un jeu assez pauvre sur les hauteurs, la prosodie un jeu assez pauvre sur les rythmes » (24) ; sa musicalité tient à l’assujettissement de la phrase à un rythme d’abord « essentiellement muet » : « la syntaxe elle-même est ce rythme », parce qu’elle segmente en hiérarchisant, mais aussi parce qu’elle autorise « des relations précises d’un terme à un autre par-delà les limites des membres de la phrase et sans égard pour leur organisation grammaticale : écho, nuance, opposition, trope, relation de tel terme à tel autre dont l’absence se fait sentir », etc. (ibid.). Il existe donc des « structures rythmiques » indépendantes de la construction grammaticale stricto sensu : ce sont elles qui font « osciller le fil de la phrase » et « définissent l’amplitude de ses vibrations ». La phrase instaure son rythme propre qui excède sa grammaire. Ainsi définie, la syntaxe est tout autre chose que « le squelette de la phrase » : elle constitue son « système circulatoire » — « ce qu’il y a de rythmique dans le sens » (25).

12Pour laisser advenir le rythme, encore faut-il « tenir la syntaxe en respect », au lieu de se laisser bercer par elle, en se refusant donc le secours des formes éculées dans lesquelles baigne le langage courant et qui sont toujours les premières à se présenter. Inventer une phrase, ce sera mettre en crise la syntaxe. L’enjambement en est, pour la poésie, « l’indice sonore » : le vers et la prosodie, qui forgent une unité et un rythme non grammaticaux, « mettent la syntaxe en crise » — on conçoit ainsi que la poésie puisse être essentiellement « le lieu critique de l’invention des phrases » (26). Si la poésie, depuis plus d’un siècle, a appris à se passer de musicalité métrique, la permanence de l’enjambement reste un clair indice de la crise syntaxique au sein de laquelle advient le rythme. Prose et poésie ont en commun cette « inquiétude de la syntaxe », par quoi l’on doit définir la littérature elle-même.

13Qu’est-ce qui se trouve mis en rythme par la phrase ou le phraser ? P. Alferi a une réponse assez nette, qui doit peut-être quelque chose à Deleuze lecteur de Nietzsche : une force, dont ni l’origine ni la nature n’intéressent vraiment la littérature, qui ne relève ni d’un désir ni d’un vouloir-dire (« il n’y a de “vouloir-dire” qu’après coup ») ; la force qu’engage la formation d’une phrase n’est que « l’élan de sa profération » : la phrase vient donc rythmer un élan, sans chercher à le représenter ou à l’imiter, pour donner la mesure de ce qui en lui excède toute limite.

Il y a phrase quand l’élan de la profération, sa démesure et sa retombée deviennent pulsation, quand un dispositif rythmique porte l’affirmation. Instaurant la mesure, chaque phrase est sa propre unité de mesure. (28)

14Le ton tient dans la courbe ou le pli que prend, en retombant, l’élan de la profération. L’ancienne rhétorique a dressé le registre de ces tonalités, et P. Alferi peut en donner cet abrupt sommaire :

Dans l’ironie, l’élan s’inverse, dans l’ellipse il s’interrompt, dans le paradoxe il diverge, dans la correction il se reprend, dans la concession il fléchit, etc. (29)

15On ne confondra pas toutefois de tels tons avec des formes de phrases toujours-déjà disponibles : chaque phrase invente rétrospectivement la courbe qu’elle projette à rebours sur l’élan de la profération comme son origine ; elle y trouve ou y gagne alors sa singularité.

16Car cette « instauration rétrospective », où l’origine se confond avec le résultat, décide aussi des autres aspects de la mesure dans la phrase : de sa forme syntaxique concrète, de la source de la profération aussi bien, en optant pour l’une ou l’autre des formes de l’interlocution (narration à la première personne ou compte rendu impersonnel, dialogue, etc.), comme de sa finalité, en recourant aux formes de l’éloquence (sort fait au destinataire, appel à l’émotion, à l’approbation, au rejet, etc.) ; le sens lui-même, tel que la phrase cherche à le produire, se trouve fixé rétrospectivement, « par les relations rythmiques que [la phrase] établit terme à terme dans son lexique, et par l’agencement rythmique de tous les éléments » (courbe ou ton, source de la profération fixée ici ou là, finalité explicite…). Au terme de la série d’assertions qui forment le chapitre 2, P. Alferi peut ainsi soutenir que le sens d’une phrase n’est rien d’autre que « l’effet global son rythme ».

La phrase prend corps, ou sens, dans un rapport rétrospectif à la force indéterminée qui l’anime. (31)

17Il est à peine besoin de souligner que l’idée d’un sujet de l’énonciation, d’un « auteur » comme d’un vouloir-dire antérieur au phraser, n’a de place dans pareille théorie de la phrase que comme l’un des effets de « l’instauration rétrospective ». L’idée d’un sujet de l’énonciation, mû par un désir de dire, se forme également après coup.

L’illusion que ce sujet, ce désir et ce vouloir-dire existent avant la phrase n’est que l’image déformée, passivement contemplée de cette première rétrospection active. Ce qui semble déterminer la phrase de l’extérieur en fait partie. L’instauration de la phrase est la phrase. (32).

18En quoi la phrase ainsi entendue mérite-t-elle alors d’être regardée comme le lieu d’une expérience ? Il serait plus juste de dire que la phrase est en elle-même ou par elle-même une expérience : on ne peut faire d’expérience sans la dire ; c’est dans la phrase qu’elle s’achève, ou qu’on la mène à son terme. « L’expérience ne passe pas dans une phrase » : la phrase s’impose comme « seule forme capable de contenir son propre passé » (41).

La phrase fournit la forme syntaxique qui définit l’expérience, et elle la fait ainsi, rétrospectivement, la produit en la projetant dans un passé toujours présent. (35)

19Ici encore : il ne faut pas être dupe de l’illusion que la phrase décrit des choses connues, évoque des expériences passées — un substrat qui lui préexisterait.

20Et l’on ne confondra pas davantage la référence avec une imitation (41). Au chapitre « des choses » (chap. 3), s’esquisse ainsi une curieuse proposition quant à la référence : ce qui est objet d’expérience, c’est tout à la fois le mouvement d’une apparition (« une chose tombe sous les yeux, sous le sens ») et le jeu ténu de la référence (« un mot vient indiquer la chose dans son lieu propre ») ; P. Alferi nomme « cellule ryhtmique » la façon dont ces deux mouvements se mesurent l’un à l’autre dans la phrase : « celui d’une chose venant à la rencontre, celui d’un mot pointant vers elle », la chose n’étant rien d’autre que ce « battement entre apparition et référence », pulsation élémentaire que la routine de la perception rend imperceptible et que seule une phrase peut maintenir.

Chaque cellule rythmique minimale se trouve alors [entraînée dans la courbe ou l’élan de la phrase], prise dans un jeu de contrastes, d’anticipations, de rappels. Ces relations internes qui font le rythme de la phrase ne décrochent pas le mot de la chose, elles n’entament pas la référence. […] Pourtant, ce rythme syntaxique, tout en faisant jouer la référence, lui impose une tension telle que les choses se soulèvent légèrement, décollent légèrement de leur lieu, emportées elles aussi. La présence tranquille où elles s’installaient, objet d’une certitude qui faisait oublier la contingence de leur apparition, cette présence est provisoirement suspendue. La syntaxe réanime les cellules rythmiques élémentaires. La phrase fait scintiller la référence : elle crée ainsi un flottement dans les choses. (38)

21Si la phrase doit à la syntaxe tout à la fois « le rythme qui l’entraîne » et le battement de la référence par lequel « elle entraîne les choses », et si « toute pensée s’articule d’emblée de façon syntaxique », la pensée est donc « partie prenante de la phrase entendue comme opération, comme mise en rythme dans la langue » (45). Or les pensées ont leur lieu dans ce qui excède la langue comme ensemble de phrases déjà formées et prononcées : la pensée est « l’avance que le langage prend sur lui-même : du langage possible », si bien qu’il faut postuler la stricte coïncidence de l’invention d’une pensée et de l’invention d’une phrase — « penser veut dire : chercher une phrase ».

22On est là au centre de l’éventail de thèses proprement théoriques que déploie l’essai de P. Alferi, et sans doute au plus près de l’expérience la plus commune (ces pages du chapitre 4 sur « l’invention » sont aussi les moins abstraites de l’ouvrage). Qui s’est mis une fois en situation d’écrire partagera cette évidence qu’« on ne peut chercher une phrase qu’au moyen d’une autre phrase » (46). La phrase recherchée se dérobe dans un premier temps, en pré-venant chaque pensée ; s’en suit un déroutant désordre pour qui cherche : le désordre de toutes les phrases « qui affluent pour la remplacer à titre provisoire », et qui viennent spontanément à l’esprit parce qu’elle furent déjà employées — « elles reviennent sous l’effet d’une force d’inertie du langage, mémoire anonyme ou usage passif » ; en regard de la phrase pour l’instant seulement pressentie, les formes disponibles familières paraissent d’avance usées, et partant : inutilisables. Chercher une phrase, c’est choisir, mais c’est d’abord devoir refuser — révoquer les phrases évoquées (la conscience d’écrire s’inaugure dans un tel refus). « Une phrase nouvelle s’invente à partir de ce qui s’éloigne », toutes ces phrases que l’on tient à distance, qui apparaissent comme des variations sur un thème encore absent et que l’on ne peut approcher qu’en les éloignant. Non qu’il s’agisse de contourner seulement un obstacle : évoquant puis révoquant la série des phrases qui se présentent, on isole de l’une à l’autre certain rapport entre les mots ; on traque les affinités qui les lie entre elles, qui commande le retour de telles formes plutôt que de telles autres, et qui tient à « un rapport entre des rapports » — en d’autres termes : à une analogie.

La pensée qui relie ainsi plusieurs phrases usées coïncide avec la phrase recherchée, avec la phrase se profilant, passant de l’ombre à la silhouette. La possibilité d’une phrase consiste seulement dans le mouvement de sa recherche ; c’est en cela qu’elle est une pensée. (48)

23Traiter comme des phrases usées celles qui se présentent spontanément à l’esprit, c’est les placer assez loin pour qu’elles désignent comme leur centre la phrase imprononcée qui est aussi la pensée inédite : « l’objet encore absent de la recherche oriente [celle-ci] comme si elle la précédait » (49).

En faisant reculer les phrases, puis en suivant comme un souvenir ce qui n’est qu’un pressentiment, la pensée dégage donc une possibilité enfouie, commune à tel ou tel ensemble de phrases. Il ne s’agit pas d’une moyenne ou d’un compromis entre les phrases usées, mais d’une possibilité nouvelle tenant à certains traits de leur syntaxe, d’une possibilité extrême à laquelle chacune ne répond que partiellement : leur fine pointe syntaxique, leur possibilité de pointe. […] Lorsqu’une possibilité de ce genre est pensée jusqu’au bout, une nouvelle phrase se forme. (ibid.)

24À condition de « ne rien lâcher », de ne pas céder au souci de « correction » — qui n’est jamais que la « moyenne des phrases déjà formées sanctionnées par l’usage » —, à condition donc de rester fidèle aux possibilités du langage plutôt qu’à son usage établi.

25À ce prix seulement, la phrase nouvelle se donnera comme nécessaire ; reconnaître alors, à réception, qu’« on ne pouvait mieux dire », c’est refaire le chemin : remplacer la phrase neuve par les phrases usées — c’est le temps premier de la compréhension (la paraphrase) —, puis retrouver en elles l’analogie singulière qui signale leur « possibilité de pointe », et finalement identifier cette dernière dans la phrase lue, et elle seule, dès ce moment-là irremplaçable.

Il y a littérature quand cette seconde évidence, celle de la nécessité de la phrase, l’emporte sur la compréhension. (52)

26Si la pensée est une phrase possible, elle est donc aussi la mise au jour de cette possibilité. « La littérature est de la pensée pure, c’est-à-dire libre », délivrée d’un ensemble de phrases usées.

27La clarté dès lors ne saurait venir de l’adéquation entre une phrase et un vouloir-dire, et pas davantage entre le langage et le dehors des choses : on éprouvera comme claire la phrase où se manifeste la capacité du langage à « déployer ses propres possibilités » (58) — clarté toute de surface, « platitude » où le langage se déclare comme tel.

Une phrase est claire lorsqu’elle est fidèle à sa propre possibilité dans la langue. (60)

28Fidélité qui n’est nullement celle que prescrit la grammaire, et qui ne se confond pas davantage avec la « simplicité » ; est claire la phrase qui vient mettre au jour la possibilité enfouie dans d’autres phrases usées d’avoir été trop employées ; et parce qu’elle réalise une possibilité commune aussi bien qu’inédite, qu’elle apparaît même comme la seule forme imaginable de cette possibilité, elle se donne comme « rétrospectivement nécessaire » dans le temps de la compréhension — quand on évoque d’autres phrases pour l’interpréter « et qu’on se trouve forcé de revenir à elle » (60).

29Mais ne lit-on bien que de simples phrases ? Cette théorie qui identifie la littérature au seul art de la phrase a-t-elle quelque chose à nous apprendre de ce que, comme lecteurs, nous concevons comme l’unité supérieure, et la seule qui vaille : le texte, l’œuvre ? Le chapitre 6 vient offrir une dernière thèse sur la cohérence ou l’unité textuelle ; il y faut une ultime notion, que le philosophe avance avec plus de prudence et d’hésitation peut-être que toutes les autres : celle de « voix » ; il n’y a de texte qu’instauré par une « voix », soutient P. Alferi qui pense en poète, ici plus qu’ailleurs et contre toute une tradition philosophique (ou contre une interprétation de toute cette tradition…), en affirmant que « l’écrit est la seule forme possible de présence d’une voix ».

30La « voix » nomme la tresse de formes syntaxiques, de mises en rythme muettes, qui confère à un texte sa cohérence minimale. Voix toujours singulière, « entrelacement singulier de traits langagiers », qui ne peut que s’écrire, voix « détimbrée » — « dans la parole, la voix idiomatique s’écrit déjà, en ce sens qu’elle s’abstrait des qualités sonores » (65) — par quoi la littérature fait entendre dans la langue « une résonance chaque fois nouvelle ».

31Dans l’émission d’une voix, la logique de la tresse n’est pas du même ordre que celle qui régissait l’invention d’une phrase : il ne s’agit plus seulement de découvrir telle affinité entre quelques phrases usées, à l’échelle de quelques traits et au bénéfice d’une forme syntaxique unique, mais d’entrelacer un grand nombre de traits, de laisser proliférer les analogies de telles sortes qu’elles ne se rassemblent plus dans aucune phrase, ne se laissent plus subsumer sous aucun rapport.

La cohésion n’est pas affaire d’identité, mais de densité. (67)

32Les traits d’une voix sont certes de nature syntaxique, et la tresse se forme bien par la reprise d’une phrase à l’autre de traits lexicaux, rhétoriques, sémantiques, etc., mais l’entrelacement de ces traits ne se laisse pas ramener à un fait de syntaxe.

Un texte est plus qu’une grande phrase, ou une grande forme, car, dans l’agencement de ses phrases, son idiome se donne toujours comme capable de produire d’autres agencements et d’autres phrases. […] [Une voix écrite] est la même comme la corde est la même, sans qu’un seul fil la parcoure de bout en bout. (68)

33La voix est ainsi ce qui tisse un réseau de relations entre des phrases non contiguës, étranger à l’exigence de l’enchaînement narratif ou argumentatif — ce qui plane immobile au-dessus du déroulement linéaire du discours ; un texte n’est rien d’autre que cette « tessiture » :

Par la voix qui l’investit, le texte s’expose en toute clarté comme un ensemble simultané de phrases entretenant des relations de parenté dans l’espace instantané du langage. […] La présence en bloc de l’écrit n’est pas l’image arrêté d’un déroulement. C’est la présence même, la seule possible, de la voix. (69)

34De là que la lecture puisse prolonger la tresse, laisser le réseau s’élargir alentour comme les cercles à la surface de l’eau, « relancer le procès » : « la lecture commence où l’écriture finit », car « le texte lui-même n’épuise pas les relations de parenté qu’il établit entre les phrases ».

35Dira-t-on que se trouve ainsi assez exactement défini ce qu’on nomme généralement un « style » ? P. Alferi juge triviale cette « illusion d’une voix personnelle et ornementale », qu’on voudrait être le reflet d’une psychologie, quand l’évidence de la voix n’appartient à personne (« n’écrit que celui ou celle à qui la voix fait défaut ») et ne se laisse pas fragmenter en un répertoire de constructions, un choix de lexique, etc.

La tâche de la littérature n’est donc pas de produire des “effets de style” au gré du caprice de “l’auteur”, mais d’imiter une voix qu’elle trouve peu à peu, à distance, en écho, dans la langue. (74)

36La tâche de la littérature est en définitive une tâche « lyrique », si l’on nomme lyrisme, non l’expression des sentiments, la régression « vers la chimère d’un timbre infra-linguistique », mais le désir « d’imiter une voix » comme une tresse formelle possible, voix anonyme aussi bien qu’inaudible, voix non vocale et qui ne peut que s’écrire.