Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Mars 2010 (volume 11, numéro 3)
Elena Butuşină

Martinelli — l’homme et son masque

Siro Ferrone, Arlequin, vie et aventures de Tristano Martinelli, acteur, traduit de l’italien par Françoise Siguret, Montpellier : Éditions L’Entretemps, coll. «  Les voies de l’acteur », 2008, 248 p., EAN 9782912877000.

1La vaste étude de Siro Ferrone autour de la figure du créateur d’Arlequin est unique en ce qui concerne sa manière d’organiser, dans un parcours cohérent, les faits divers et dispersés desquels se compose la vie de Tristano Martinelli. Peut-être un des plus méconnus mais, à la fois, des plus importants acteurs de la grande scène théâtrale européenne, Martinelli devient, à travers les présentations et les analyses multiples de Ferrone, le porte-parole d’une série d‘innovateurs anonymes dont les découvertes ont changé la manière de voir et d’interpréter le théâtre. Comme le titre même nous l’indique, il ne s’agit pas d’une monographie ennuyeuse, mais d’une approche où l’aventure devient la vie même, pendant que les parcours existentiel et professionnel s’entrecoupent, en relevant le rapport indissoluble entre l’art et la vie. Comme l’auteur l’admet dans l’introduction de son livre, l’intention n’est pas d’expliciter les théories qui concernent l’évolution des archétypes, ni d’affirmer son adhésion à une hypothèse sur l’origine des masques ; son but académique concerne la manière dont Martinelli construit son personnage, à travers plusieurs actes transgressifs qui ont transformé et concentré ce qui avant circulait de manière diffuse et protéique dans les fables et les rites païens d’Europe. L’héritière directe de la tradition que Martinelli consacre est la pléiade des grands artistes de Commedia dell’Arte, parmi lesquels les plus distingués sont Dominique Biancolelli, Evaristo Gherardi et, plus près de nous, Marcello Moretti et Ferruccio Soleri.

2Le parcours personnel de Tristano Martinelli est emblématique de la quête d’identité du personnage lui-même et aussi des transformations inhérentes le long des siècles, selon les différents paradigmes théâtrales desquels il est nécessairement une partie. C’est pour cela que Ferrone le décrit successivement comme  « mantouan, français, de nouveau bergamasque, puis encore français, russe et naturellement vénitien, surréaliste, biomécanique et postmoderne ». Cependant, le vrai trickster qui se cache derrière Arlequin est le roi des enfers, la figure psychopompe par excellence, menant au-delà du réel ses collègues acteurs morts ou les autres figures illustres du passé auxquels la tradition le lie.

3Pour construire ce cheminement, précaire par défaut de documents, Ferrone compose son livre de quatre grands chapitres suivant les éléments essentiels d’une biographie artistique : l’apparition de l’acteur dans un milieu qui va provoquer plus tard l’émergence du génie créateur, sa naissance proprement dite sur la scène théâtrale européenne, sa consécration devant la famille royale et, finalement, l’impression de ses œuvres, sans lequel nous serions aujourd’hui privés de tout ce qu’il était conscient de laisser à la postérité. En y ajoutant un cahier d’illustrations qui tente de surprendre Arlequin dans des hypostases diverses, l’auteur confirme encore une fois ses sources documentaires centrales; c’est par ces images parfois pleines de grâce, parfois couvertes du doute, qu’on peut observer le mélange entre l’attesté et l’incertain qui anime le personnage d’Arlequin. Son œuvre consiste en actions, postures, gestes et paroles spontanément créés sur et par la scène, mais presque jamais transcrites; comme Ferrone lui-même l’admet, le patrimoine de Martinelli devient synonyme de celui d’Arlequin même si, après des siècles, on le trouve dispersé « avec la cendre de son corps ». C’est une des raisons pour lesquelles l’auteur considère, dès le commencement, la tentative de reconstruction biographique comme voie unique vers la vraie nature d’une telle création artistique, révélant de cette manière, encore une fois, le trait évanescent du théâtre.

4« De Mantoue à l’Europe », Ferrone suit Tristano Martinelli dès sa naissance, lorsqu’il arrive à certifier son statut d’acteur au moyen des déclarations écrites qui ont survécu aux siècles. Son statut est ambigu dans ce moment là, son identité reste ingrate — ainsi déterminée par le contexte familial et social. Dans ce premier chapitre de la biographie, l’auteur imagine toute une série de scènes, des quiproquos, des noms, acceptant volontairement l’obscurité de ses sources et l’incapacité de l’historien du théâtre, que seule l’imagination peut remplacer. Deux dimensions temporelles se rencontrent ainsi — celle des personnages qui forment ce monde qu’on tente reconstruire et celle de l’auteur qui doit traverser des espaces et des époques pour les rejoindre. Alors que la première est dominée par des peurs, des craintes et les bizarreries de l’histoire, accélérée en permanence sans laisser de temps à la remise en question ou à l’écriture, la seconde, celle de Ferroni, devient celle qui cherche les associations les plus exactes, la mise en lumière de ces personnages autrement demeurés inconnus, en méditant toujours sur les limites de sa méthode, mais aussi sur la singularité et la nécessité de sa tentative.

5Dans ce portrait de groupe où seules les hypothèses restent valables, on nous présente les comédiens comme « échappant à une histoire plus grande qu’eux », animés par leurs ambitions, angoisses, famine, pariant toujours sur la vie et la mort pour pouvoir survivre. Parfois vus comme des saltimbanques ou des fous, ils deviennent tous les messagers d’un monde à l’envers qui guérit toutes les peurs en les libérant sur des scènes improvisées dans les marchés ou dans les foires. Comme on le verra plus tard, ils vont parfois apparaître orgueilleux et sophistiqués devant les rois qui, eux-mêmes, auront besoin de cette dimension thaumaturgique que l’art leur promet. Telle qu’on la voit d’aujourd’hui, l’existence de la troupe de Tristano Martinelli exaltait le présent pour faire obéir le futur et pour dépasser d’une manière tragicomique le passé et la mort. Leurs improvisations et leurs scenarios, vus aujourd’hui, préfigurent l’absurde du 20ème siècle, l’équivalent de la découverte d’un monde nouveau à l’intérieur de nous-mêmes. Les scénographies de la fiction que les acteurs créent surprennent tous les instances du dialogue que ce livre tente de réaliser – le publique, les acteurs, la mise-en-scène et, bien sur, la perspective du spectateur contemporain.

6Dans ces moments-là, Martinelli présente déjà les traits que son personnage va consacrer (l’instabilité, l’exclusion, l’équilibre faible entre sa parfaite honnêteté et ses fictions), montrant l’autoréférentialité imminente de chaque démarche artistique. En même temps, la scène est devenue un microcosme concentrant simultanément les histoires personnelle et collective. Suivant les routes d’Anvers, Lyon ou Londres que les comédiens parcourent, Ferrone cherche avec son imagination, les voies de fuite possibles de Martinelli. Dans un monde ou les autorités religieuses associaient les péchés, la peste, le deuil avec la persistance des comédies, Martinelli cherche des débauchées à la cour royale ou dans les zones franches. Même si défamiliarisé ainsi, il se rapproche du public comme d’un miroir qui lui permet de s’observer, de se censurer, selon les circonstances, ou de déguiser l’érotisme qui suscitait, à la fois, la fascination et l’opprobre du public. Il y a une fiction générale de la scène et une, allégorique, du personnage, qui en se superposant, resteront telles jusqu’à nos jours. La duplicité, le jeu incessant, le travestissement, le changement des noms, des villes et des histoires s’y ajoute et forme la légende de ce que deviendra Arlequin.

7Dans le contexte de fêtes organisées par Catherine de Médicis dans les années 1563-1564 pour exorciser le mal et la mort, Martinelli est invité à la cour pour guérir la mélancolie avec son pouvoir maïeutique et démiurgique. Ses acrobaties et ses trucs se développent au milieu de la frénésie des fêtes carnavalesques et des mascarades, régénérant le monde avec une force vraiment apotropaïque. Utilisant ses ressources corporelles et spirituelles, il lutte contre les moralistes du temps et féconde le monde, en lui offrant l’élan vital et le rire libérateur. En vue de la consécration du personnage, les deux frères — Tristano et Drusiano Martinelli — ont choisi la direction d’une légitimation agressive, « enfourcher le scandale et en faire l’instrument du succès ». Dans ce but, tout ce que les conflits de la branche signifiaient (l’adversité avec les Gelosi ou les Confidenti) devient l’outil de popularisation mené jusqu'à des conséquences extrêmes. Le diabolique, l’infâme, l’adversité sont instrumentalisés en vue de produire des effets contraires. Involontaire ou non, cette technique justifie les attaques, les rumeurs et la destitution des conventions que le théâtre a toujours causée.

8Parmi les éléments qui ont contribué à la fascination exercée par Martinelli et sa troupe, Ferrone analyse aussi le moment existentiel où l’étranger devient l’ailleurs, c’est-à-dire l’instant où tout ce que les méridionaux apportaient à la cour royale française avec leur énergie inépuisable, toute leur étrangeté devenait source de fascination. Les mécanismes artisanaux, improvisés, instinctifs ont conduit à cette construction d’Arlequin à laquelle la crainte et la complicité des spectateurs étrangers ont contribué. Les comédiens menés par Martinelli actualisaient une tradition déjà existante, cachée dans l’imaginaire du public (celle des personnages masqués, des diableries populaires) et, en la réveillant, ils réussissaient à faire surgir l’inconnu à l’intérieur de chacun. Les fantômes, les démons, les spectres, toutes « les apparitions nocturnes et hivernales d’un ailleurs indéfini » qui forment la bande maléfique dirigée par Arlequin exhibent les zones instinctuels du public même. Ce qui rend le processus encore plus incitant est le fait qu’en faisant ça, Martinelli interprète son propre rôle, devenant le voyageur d’un autre monde, imaginaire, à la frontière du réel et de la fantaisie, capable de parler tant la langue des gens simples que celle des aristocrates. Ainsi, le langage aussi devient l’instrument fallacieux de la communication. C’est dans cette hypostase que Siro Ferrone arrive au point de considérer Arlequin comme le vrai maître des dimensions spatiales et temporelles — de l’enfer et de l’air, du terrestre et du démoniaque.

9La troisième partie du livre présente le personnage vers la fin de sa vie, presqu’oublié, effrayé de la solitude, fait montré tant par ses essais (moitié biographiques, moitié professionnels), que par son énergie créatrice au sens strictement mondain. L’incertitude vis-à-vis de son propre statut est accentuée par les changements apparemment injustifiés et très rapides de ses testaments. La scène de la vie devient le lieu où tout espoir doit être concrétisé violemment et reproduit avec vitesse. C’est ainsi que Martinelli devient père d’un nombre impressionnant d’enfants, eux-mêmes les vrais héritiers de son énergie créatrice. Comme l’érotisme était devenu un instrument de promotion théâtrale pendant sa carrière, Martinelli retrace symboliquement dans sa vie particulière tout ce qu’il avait vécu sur la scène. Dans cette logique, traverser l’Achéron devenait synonyme de traverser la Seine, pendant que les faubourgs et les salons de la cour devenaient « les raccourcis symboliques du travestissement social auquel il était habitué ». La liaison entre les micro- et les macro-espaces est renforcée par la ressemblance entre la ville et le théâtre dans lequel les acteurs représentaient parfois les témoins involontaires des disputes idéologiques.

10Dans ces moments-là, vers la fin de sa vie, l’écrire devient pour Martinelli le substitut de l’agir, l’occasion pour réfléchir et pour trouver un prototype de méta-théâtralité ; en se détachant du jeu, Martinelli ne cesse pas d’assommer l’identité de l’Alter. La force avec laquelle il pouvait communiquer ses émotions et ses angoisses aux autres, tout ce conflit qui auparavant s’extériorisait par les nerfs, la tension des muscles, le profil, les costumes, rend maintenant paradoxal l’état narratif que Martinelli atteint, intériorisant cette fois son énergie. Le geste d’écrire porte en soi une énergie qui transcrit, à la fois, « l’idéogramme d’un mouvement spirituel ». Le dédoublement de chaque mouvement, qui relâchait le conflit intérieur et qui transgressait et sapait le nœud narratif, même en l’obéissant, est la vraie marque d’Arlequin — le corps étranger et le regard singulier qui réussit à coexister dans une aventure commune aux autres. Ses fils sont ceux nés par son épouse Paola, mais aussi Sancho Panza ou les figures similaires qui entreront dans le canon théâtrale et littéraire. Avec des racines dans la tradition latine (voir « Miles Gloriosus »), Arlequin va influencer avec sa force perturbatrice mais, en définitif, vitale, les iconographies de la démence purificatrice que Ferrone rappelle toujours dans les pages de son livre. Finissant avec les appréciations positives sur Martinelli faites par l’un des autres grands noms de l’histoire du théâtre, Andreini, Ferrone accentue la force que les lazzi de Commedia ont pour transmettre, au-delà du texte improvisé, leurs messages simples mais profonds — les liens mondains avec la joie de vivre, car la fertilité et la vitalité de Martinelli, telles que les décrit l’auteur, lues entre les lignes des canevas, nous rapprochent d’Arlequin et nous le rend plus humain que n’importe quel autre masque.