Claude Simon : nouvelles perspectives
1Dans sa dernière livraison, la revue de l’Association des Lecteurs de Claude Simon, les Cahiers Claude Simon, continue d’ouvrir les perspectives des études simoniennes. Après un numéro (n° 3, 2007) où elle apportait, notamment, un éclairage neuf sur les rapports entre Simon et Sartre1, elle met maintenant au jour ceux qui relient l’œuvre simonienne à la pensée de Georges Bataille et, plus largement, au Collège de Sociologie. Elle propose également, dans une autre perspective, trois lectures de L’Herbe, roman de 1958 quelque peu négligé par la critique, souvent éclipsé par La Route des Flandres (1960), et dont elle révèle l’importance en regard de l’œuvre simonienne telle qu’elle s’est constituée par la suite. En plus de ce riche dossier critique, le quatrième numéro des Cahiers Claude Simon offre une réédition d’un texte de Simon paru en 1960 dans les Lettres nouvelles, « Matériaux de construction ». Y figurent finalement une critique de L’Herbe par Charles Camproux, parue dans Les Lettres françaises en 1959, qui frappe par sa perspicacité et sa compréhension du style simonien, et un texte de l’écrivain autrichien Bodo Hell, « Lisant dans un paysage », qui porte sur la composition des Corps conducteurs et de la signification qu’y revêt l’image centrale d’Orion aveugle.
2Dans sa présentation du texte de Simon, Jean-Yves Laurichesse précise d’abord le contexte de sa parution dans les Lettres Nouvelles. Le numéro dans lequel est paru « Matériaux de construction 2 », en effet, revêtait un caractère exceptionnel, annonçant en couverture des textes, des chroniques et des essais de « Quelques-uns parmi les “121” ». Laurichesse rappelle le rôle important joué par Maurice Nadeau, directeur des Lettres Nouvelles, dans la diffusion de la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », couramment appelée « Manifeste des 121 », que Simon avait signée en septembre 1960. Dans son introduction au numéro, Nadeau réaffirme la « vocation avant tout “littéraire” » des Lettres nouvelles. Conformément à ce principe, qui lui est cher, de séparation de la politique et de la littérature, Simon produit pour ce numéro un texte qui, comme l’indique son titre, « émane du chantier de l’écriture » (p. 21), selon les termes de J.-Y. Laurichesse. « Matériaux de construction » est constitué de trois textes courts, portant sur des sujets différents, qu’il réunit sous la forme d’un triptyque. Laurichesse analyse ces trois textes en situant chacun d’entre eux dans la genèse de l’œuvre simonienne. Le premier texte, qui n’a jamais été repris, présente un tableau du Jura qui s’ajoute à ceux que produira par la suite Simon, dans Triptyque (1975), L’Acacia (1989) et Le Jardin des Plantes (1997). Le deuxième texte fait découvrir la genèse du personnage de l’oncle Charles, qui apparaîtra pour la première fois dans Histoire (1967). Le troisième texte sera intégré presque en totalité dans Le Palace (1962), selon des modalités dont Laurichesse mesure la portée. Laurichesse s’intéresse finalement aux personnages de ce troisième texte, deux émigrants « de ce type méditerranéen, sombre, taciturne patient et famélique », issus de « générations de conquérants ou pirates arabes tout le long des côtes » ; ces deux hommes, qui apparaissent comme « les frères de ces Algériens auxquels le numéro des Lettres nouvelles est dédié », peuvent apparaître du même coup, suggère-t-il, comme le « signe ténu mais bien présent d’un “engagement” du texte hors de tout discours engagé » (p. 27).
3L’article de Wolfram Nitsch (« Une poétique de la dépense. Claude Simon et le Collège de Sociologie ») interroge les rapports qu’entretient l’œuvre simonienne avec les œuvres de deux des fondateurs du Collège de Sociologie, Georges Bataille et Michel Leiris. Le Collège de Sociologie, rappelle W. Nitsch, a été fondé « à la veille de la Deuxième Guerre mondiale par un groupe d’anthropologues et de surréalistes tardifs pour explorer le rôle du sacrifice, de la dépense et de la transgression dans le monde moderne » (p. 33). Selon W. Nitsch, les romans de Simon, en regard des affinités qu’ils présentent avec certains essais de Bataille et d’une certaine « emprise » qu’a pu avoir sur eux l’œuvre de Leiris, peuvent être lus « à la lumière d’une poétique de la dépense » (p. 35), dont il esquisse les contours à partir d’une lecture, qui se veut exemplaire, d’un passage de La Bataille de Pharsale (1969). W. Nitsch identifie au cœur des romans de Simon une tension entre deux poétiques différentes, comprises dans la figure d’Orion aveugle, figure par excellence du romancier : une poétique de la recherche, qui renvoie à l’errance d’Orion, voyageur égaré cherchant son chemin « à tâtons », et une poétique de la dépense, qui renvoie à la violence subie autant que prodiguée, « dépensée » par Orion. Simon, remarque W. Nitsch, lorsqu’il commente la figure d’Orion, ne renvoie le plus souvent qu’à la première de ces poétiques. C’est afin d’expliciter cette poétique de la dépense, qui demeure implicite chez Simon, mais à laquelle le romancier renvoie bel et bien à travers la figure d’Orion, que Nitsch remonte à l’esthétique du Collège de Sociologie. Si à la poétique de la recherche correspond une écriture « nomade », à la poétique de la dépense correspond une écriture sacrificielle, définie par Leiris sur le modèle de la corrida espagnole, modèle que W. Nitsch met en lumière au moyen de la notion de « dépense » proposée par Bataille. Afin de cerner ce double mouvement de l’écriture simonienne, W. Nitsch étudie minutieusement la description du guerrier nu, luttant contre une nuée d’ennemis imaginaires dans le dortoir d’une caserne, dans la deuxième partie de La Bataille de Pharsale. Il montre comment, dans cette description, les digressions successives concourent à une accumulation et à une intensification qui fait de cette apparition du guerrier nu « le comble de toute une série d’actes sacrificiels » (p. 44). Or cette violence du spectacle qu’offre le guerrier nu se dévoile comme étant celle de l’écriture elle-même, qui éprouve le guerrier comme le lecteur, les entraînant dans son mouvement : à la dépense du guerrier nu correspond la dépense de l’acte sacrificiel d’écrire comme dépense verbale. Si le guerrier nu « s’impose comme figure allégorique de cette écriture » (p. 52), c’est bien, conclut W. Nitsch, en tant que figure double : car il est comparé, à la fin de la description, à « “Orion tituba[n]t en aveugle sur les monumentales assises de ses pieds” 3 » (id.). Il préfigure ainsi « ce géant mythologique qui […] présentera un modèle à double face pour la poétique simonienne » (id.).
4L’article d’Aurélie Renaud (« L’Espagne de Claude Simon sous la lumière de Georges Bataille ») porte sur l’Espagne simonienne, et tente d’en cerner les caractéristiques à partir de la pensée de Georges Bataille. Comme W. Nitsch, A. Renaud rappelle les réticences exprimées par Simon à l’égard du Collège de Sociologie et, plus particulièrement, de Bataille. Elle affirme cependant que, au-delà des « logiques différentes » (p. 56) qui sous-tendent l’écriture des deux écrivains, et dont il convient de tenir compte, des affinités réelles demeurent entre l’image de l’Espagne qui se dégage des essais de Bataille et celle que présentent les fictions simoniennes. C’est à partir de la notion de dépense, « clé de voûte de la pensée de Bataille » (p. 54), que A. Renaud définit l’Espagne simonienne. Elle cible trois aspects de celle-ci, qui apparaissent comme trois modalités de la dépense : la description des rituels espagnols, les portraits d’anarchistes et le traitement de la ville de Barcelone. A. Renaud montre la proximité des deux premiers de ces aspects chez Simon et Bataille, et relève qu’ils s’inscrivent dans la continuité de la tradition romantique, qui a mis de l’avant l’« altérité foncière » (p. 57) de l’Espagne et son outrance généralisée, violente. Pour Renaud, l’originalité de Simon réside dans le traitement qu’il accorde à la ville de Barcelone. La Barcelone simonienne, montre A. Renaud, est une ville complexe et ambiguë, caractérisée en tous points par l’excès. Ville moderne, ouverte à la croissance démesurée, d’une part, elle refuse la « dépense improductive », et donne ainsi lieu à des formes dégradées de la dépense, auxquelles correspond, par exemple, le luxe bourgeois. Cependant, la Barcelone simonienne est aussi, d’