Paris, méridien intellectuel de l’Amérique latine ?
1Une grande partie des travaux de recherche — menés en France sur la littérature et la culture hispano-américaines —, porte sur une perspective comparatiste : il s’agit moins de comparer les différentes œuvres littéraires, indépendamment les unes des autres, que de témoigner de leurs rencontres, multiples et variées, tout au long de leur histoire commune.
2Deux ouvrages nourrissent cette perspective. D’une part, Paris, capitale littéraire de l’Amérique latine, écrit par Jean-Claude Villegas, a été publié par les éditions Universitaires de Dijon ; d’autre part, le volume intitulé France – Amérique latine : croisements de lettres et de voies, sous la direction de Walter Bruno Berg et Lisa Block de Behar, édité chez l’Harmattan, constitue les actes du Colloque international tenu à l’université de Fribourg, en 2004.
3Ces deux livres récents illustrent la vitalité d’une réflexion plongeant ses racines dans une longue tradition universitaire en France (Sylvia Molloy, Claude Fell, Fernando Aínsa, Paul Estrade, Axel Gasquet…) qui est pourtant loin d’être tarie. Car la problématique induite est d’ordre méthodologique : comment se prononcer sur l’Amérique latine depuis la France sans tomber dans des postures empreintes de néocolonialisme culturel ou dans des lieux communs maintes fois ressassés ? Ou encore, comment légitimer une approche qui ne soit pas inféodée aux généralités au point de gommer les spécificités propres à chaque nation du continent sud-américain ?
4Jean-Claude Villegas s’est fait le chantre de la littérature latino-américaine en France. L’objectif déclaré de son ouvrage est de dépeindre le lien fondamental instauré entre Paris et les auteurs latino-américains. Avec cette publication, l’auteur poursuit un travail de recherche mené depuis plus de vingt ans. En 1986 il avait écrit La Littérature hispano-américaine publiée en France (CNRS-Bibliothèque Nationale), un ouvrage de référence sur les relations culturelles transatlantiques pour les chercheurs spécialisés en ce domaine. Outre l’exhaustivité de la documentation fournie dans ce premier livre, l’auteur élargit maintenant son objet d’étude : dans ce nouveau volume, il offre plus de place à la réflexion globale des relations franco-latino-américaines, en analysant par exemple les mouvements littéraires, la fonction des revues ou encore le rôle des traducteurs et des institutions — tant publiques que privées.
5Le titre de ce nouvel ouvrage est révélateur du postulat de départ : Villegas utilise la notion de capitale littéraire partant de la proposition originale de Pascale Casanova (La République mondiale des lettres). Il intronise ainsi la capitale française — tout au long du vingtième siècle — comme centre de la géographie littéraire universelle : « Par là même elle devient la capitale excentrée de la littérature latino-américaine. L’essentiel de la création littéraire hispano-américaine “qui compte”, celle qui acquiert une résonance internationale, celle qui induit le cours des littératures nationales et finit par s’ériger en modèle et canon littéraire pour les générations futures, passe inévitablement par Paris ». Bien que cette affirmation à l’origine du livre puisse sembler provocatrice, elle est loin d’être réductrice. En effet, Villegas lui-même n’oublie pas de mentionner les différents visages d’une littérature latino-américaine qui, sans se départir de son attraction pour l’Europe, a épousé le localisme avec quelques romanciers importants — tels Manuel Gálvez en Argentine, ou Alcides Arguedas en Bolivie. Il faut comprendre que l’intention de Villegas est précisément d’exorciser tout complexe de néocolonialisme ainsi que l’opposition trop binaire entre centre et périphérie.
6Le livre est structuré en quatre parties, dont les titres évocateurs ne sont toutefois pas très descriptifs : « Le dénouement littéraire », « Stratégies de reconnaissance », « S’approprier et dire la valeur littéraire », « Le coq sud-américain chantait ».
7Le dénouement littéraire
8Jean-Claude Villegas commence par nous rappeler le décalage chronologique entre l’indépendance culturelle et l’indépendance politique de l’Amérique latine, le Modernismo s’instaurant un demi-siècle plus tard au processus d’émancipation, en tant que mouvement proprement autochtone. Un mouvement dont Villegas signale le paradoxe originel : il s’enracine dans la tradition tout en projetant son imaginaire dans le monde entier. Comme l’auteur explique, « face à un impossible retour vers l’Espagne, alors renfermée sur elle-même et isolée en Europe, les modernistes choisissent Paris, capitale du monde à leurs yeux […] car c’est par là que passent l’universalité littéraire et la reconnaissance internationale ».
9Ce premier mouvement littéraire proprement latino-américain fonde la présence de cette littérature en France. Afin d’en retracer l’histoire, Jean-Claude Villegas poursuit son étude voyageant avec dextérité d’une époque à une autre, du Modernismo aux avant-gardes, le Boom ou la génération de l’exil. L’auteur analyse ainsi les liens historiques entre la production et la diffusion du livre latino-américain jusqu’aux divers comportements des écrivains latino-américains et l’évolution de leur « regard » sur Paris. Il détaille l’évolution de la rencontre des écrivains latino-américains avec la capitale française :
10À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, c’était l’écrivain fortuné et oisif qui voyageait à Paris pour éditer ses œuvres. Or, en dépit l’importance du Modernismo, la littérature hispano-américaine n’arrive pas encore à s’implanter en Europe, « pour la bonne raison que ces publications n’étaient pas diffusées en France ». Peu de modernistes sont reconnus, dont le cas paradigmatique d’Enrique Gómez Carrillo.
11Pendant les avant-gardes, Paris devient lieu de rencontre : les différentes générations coexistent et les frontières s’estompent. C’est surtout la vie mondaine, la fête, et l’esprit des revues qui intéressent les Latino-américains. Pour J.-Cl. Villegas, « deux facteurs les distinguent nettement de leurs prédécesseurs modernistes : une politisation marquée qui contraste avec le désintérêt pour la politique de la génération antérieure, une redécouverte de la réalité américaine, qui désormais s’imposera dans leurs œuvres. » Les contacts mondains entre les deux continents s’avèrent alors féconds, plus collectifs. Néanmoins, on ne peut parler encore de véritables échanges littéraires et très peu d’ouvrages latino-américains sont traduits. La France publie en revanche durant cette période un bon nombre de livres en langue espagnole destinés à l’exportation (sauf pendant l’interruption inévitable de 1914).
12J.-Cl. Villegas définit les années 1936-1940 comme un « cycle nouveau dans les relations littéraires entre la France et l’hispanité en général ». Plusieurs initiatives sont menées à bien, des revues d’échanges littéraires, ainsi que de nouvelles collections voient le jour — les revues Confluences, à Lyon et Lettres françaises depuis Buenos Aires, par exemple, ou les collections « Lettres Nouvelles », « Autour du monde », « Latitudes Sud », « Collections des Œuvres représentatives de l’Unesco », entre autres.
13Mais c’est dans les années soixante que se produit l’essor de la littérature latino-américaine, notamment grâce au succès international du Boom littéraire (dont Villegas rappelle les deux titres fondamentaux : Cien años de soledad, de Gabriel García Márquez, et La ciudad y los perros, de Mario Vargas Llosa) : « D’une façon générale, […] les dix années qui précèdent l’arrivée du Boom sont une période creuse pour la production éditoriale hispano-américaine qui peine à se remettre du retour de l’Espagne [après le parenthèse qu’a signifié la dictature franquiste] sur le marché du livre », explique l’auteur. D’où les trois caractéristiques communes selon lui que présentent les écrivains du Boom : la présence active en Europe, la reconnaissance parisienne obligée et l’écriture rompant non seulement avec la tradition hispano-américaine mais aussi avec celle alors en vigueur à Barcelone — un autre centre de reconnaissance —, comme à Paris. Finalement, suite aux politiques répressives des années soixante-dix/quatre-vingts, ainsi qu’à la globalisation de l’industrie du livre, l’édition américaine passe à nouveau aux mains de capitaux étrangers (allemands, français ou espagnols, avec notamment Hachette, Bertelsmann, Mondadori ou Alfaguara).
14Pendant ce laps de temps, J.-Cl. Villegas observe un changement dans le concept de l’écrivain : la professionnalisation qui avait caractérisé l’écrivain du XXe siècle s’interrompt dans les années soixante/soixante-dix ; rares sont en effet les écrivains susceptibles à cette période de vivre exclusivement de leur art. Par conséquent, les auteurs sont dans l’obligation d’exercer des professions complémentaires, souvent le journalisme, la diplomatie, la traduction et de participer à des prix littéraires, ou de proposer des ateliers d’écriture (ainsi s’explique leur essor dans les années quatre-vingt).
15Autre paramètre, la révolution cubaine marque un nouveau moment dans les relations littéraires. Au moins jusqu’à l’affaire Padilla en 1971, qui « préfigure la fin des utopies révolutionnaires et du mythe romantique du libérateur » ; beaucoup d’écrivains et d’intellectuels français soutiendront la « voie cubaine ». Ensuite, les années soixante-dix où « après l’enthousiasme cubain, les drames chiliens, uruguayens et argentins remettent l’Amérique latine au premier plan de l’actualité ». J. –Cl. Villegas fait alors référence à la France en tant que terre d’asile de toute une génération d’intellectuels du Cono Sur qui devaient fuir leurs dictatures respectives.
16Finalement, les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix représentent pour J.-Cl. Villegas l’internationalisation du marché, avec des grandes maisons d’éditions qui dominent la production, sans pour autant empêcher l’apparition en France de nouvelles initiatives éditoriales plus petites (Actes Sud, Editions de l’Aube, Editions MEET, Le Serpent à Plumes, Indigo, Phébus, Verdier…).
17Stratégies de reconnaissance
18Une interrogation est à l’origine de la deuxième partie de l’ouvrage : « Comment exister en tant qu’écrivain dans un univers d’isolement et de dénuement ? », question inspirée d’Octavio Paz (El laberinto de la soledad) et que, selon Villegas, « se pose toujours l’écrivain hispano-américain ». Cette interpellation ouvre sur d’autres questionnements : les notions de post-colonialisme, assimilation et rejet, européanisme et américanisme. Un critère les concilie au-delà de l’opposition civilisation/barbarie, le syncrétisme, une alternative que signale l’auteur, avec la fusion des deux pôles opposés.
19Comme il l’avait fait dans la première partie, Villegas revisite l’histoire du XXe siècle pour en déduire l’évolution du sens de ces notions :
20Si l’adoption du modèle français par les modernistes est extrême, elle répond à un besoin d’émancipation, affirme l’auteur. « Ce dépaysement n’est en rien un exotisme gratuit. Il est au contraire, paradoxalement, l’affirmation même d’une américanité marquée. » Paris, face à Madrid, « reste le berceau de la pensée politique révolutionnaire ». L’auteur fait référence aux polémiques entre Juan Valera et Rubén Darío et celles opposant Remy de Gourmont et Miguel de Unamuno, pour illustrer la lutte de pouvoir entre l’Espagne et la France, chacune revendiquant l’hégémonie culturelle, notamment en ce qui concerne la littérature latino-américaine. Ainsi Juan Valera qualifie-t-il l’écriture de Darío de « gallicisme mental » ; J.-Cl. Villegas explique cette critique de l’espagnol au poète nicaraguayen, parce que « Darío ouvre la voie à une sécularisation de l’écriture américaine, se libérant ainsi d’une double tutelle, linguistique et morale. » Ainsi, « plutôt que de quitter sa langue pour le français, il préfère travailler à forger les bases d’une langue littéraire nouvelle : l’espagnol des Amériques, construit, quoi qu’on en dise, sur les solides fondements de l’espagnol classique. » Pour sa part, Unamuno qualifie Darío de « néo-espagnol », critique à laquelle Remy de Gourmont ne daigne pas répondre à cette image anachronique d’une Espagne coupée de l’Europe. J.-Cl. Villegas conclut : « Cette polémique franco-espagnole sur la langue est la claire manifestation d’une lutte pour l’appropriation d’un univers littéraire émergent. Elle traduit l’opposition entre une volonté espagnole, qui aspire à réintégrer les littératures nationales naissantes des Amériques dans le giron espagnol, et quelques esprits français, défenseurs d’un cosmopolitisme dont le centre exclusif ne peut être que Paris. »
21Or, l’auteur démontre que le défi de la réussite parisienne n’est pas aussi simple. Au mythe du Paris sensuel et raffiné des modernistes, s’est substituée ensuite l’image d’une ville difficile, où l’écrivain se doit d’être rigoureux et discipliné. Hormis la perception mythique de la capitale française, l’auteur insiste sur les réalités plus concrètes, sources d’attraction pour les écrivains latino-américains : des réalités culturelles, économiques et politiques. Concernant les facteurs économiques et culturels, il rappelle que, jusqu’en 1980, l’Espagne, resta prisonnière du régime franquiste ; les attraits d’ordre politiques, sont fondés sur une tradition historique — le siècle des Lumières, la révolution française : « La France est par tradition pays de libertés et terre d’asile. ».
22Si pour les modernistes Paris signifiait avant tout la possibilité de contacts réels avec des maîtres ou des modèles littéraires, J.-Cl. Villegas dénote qu’à une époque plus récente, « l’écrivain hispano-américain contemporain se discipline et se professionnalise. Il rompt de la sorte avec le mythe romantique de l’écrivain inspiré en même temps qu’avec l’ancien “complexe de Paris”. » Ainsi, pour l’auteur, la génération du Boom illustre un certain cosmopolitisme et une projection internationale qui ne se limite donc pas au seul univers littéraire. D’autant que, comme il le souligne, « les échanges à Paris entre différentes nationalités hispano-américaines sont plus faciles et plus naturels qu’en terre américaine ». C’est-à-dire que l’expérience parisienne aurait engendré un nouveau regard du continent latino-américain dans son ensemble. Paradoxalement, J.-Cl. Villegas reconnaît le danger que peut signifier la distance pour certains écrivains, à savoir un regard déformé, « francisé » et la perte de contact direct avec la réalité latino-américaine.
23À la fin de cette deuxième partie, Jean-Claude Villegas passe révision par différentes notions : le changement de langue de certains écrivains (par reconnaissance, nécessité, idéologie, etc.) ; le nouveau regard, croisé ou inversé entre l’ici et le là-bas (et en conséquence, le nouveau langage latino-américain qui dépasserait ce qu’il appelle le syndrome de Cortés) ; d’autres idées encore, telles révolution et littérature, ou écrivain centré et excentré…
24S’approprier et dire la valeur littéraire
25L’auteur consacre la dernière partie de son livre à l’importance des instances de reconnaissance en France. Depuis la fin du XIXe siècle, le rôle de promoteur des lettres latino-américaines fut fondamental en dépit d’une connaissance finalement limitée de cette littérature jusqu’au milieu du XXe siècle. Dans cet esprit, J.-Cl. Villegas signale l’importance des « figures emblématiques » dans les relations littéraires entre la France et l’Amérique latine, telles celles de Remy de Gourmont et Valéry Larbaud, ou ensuite Jean Cassou, Mathilde Pomès, Marcelle Auclair, Francis de Miomandre, Georges Pillement, Roger Caillois, Maurice Nadeau… Mais il n’oublie pas de souligner l’importance des anonymes, ceux qui ont participé à la diffusion de cette littérature de manières très diverses, par exemple avec des traductions ou des créations de collections. En effet, si ces « figures » ont pu exercer leurs rôles, c’est grâce à certaines infrastructures, notamment l’existence des revues, des organismes et des institutions, promouvant échanges et publications. En fin de compte, J.Cl. Villegas brosse ici le tableau complet des mécanismes qui se mettent en place lors de la diffusion de la littérature, depuis les écrivains jusqu’aux traducteurs, et les différents moyens d’autoriser et légitimer un auteur (maisons d’éditions, presse, université…).
26Le chapitre et le livre s’achèvent sur le constat — sous la forme de prédiction — de la perte progressive de la place hégémonique occupée par Paris vis-à-vis de la littérature latino-américaine. Paris est supplantée de plus en plus par d’autres capitales européennes, notamment par les deux rivales espagnoles : Barcelone et Madrid, « devenues désormais les nouvelles fabriques de l’universel littéraire hispano-américain ».
27Finalement, au-delà du processus complexe qu’implique la diffusion littéraire, la reconnaissance d’un écrivain en tant que tel, le lecteur prend conscience des phénomènes géopolitiques et des rapports de force qui entrent en jeu dans le lien France/Amérique latine. Un contexte mondial où s’élabore le futur de ces relations.
28Une deuxième publication vient enrichir/compléter ce panorama. En effet, France – Amérique latine : croisements de lettres et de voies constitue une approche différente sur les relations entre la France et l’Amérique latine. Dès la préface, Walter Bruno Berg et Lisa Block de Behar réfutent toute tentation d’hégémonie culturelle selon laquelle Paris occuperait une place mythique et centrale, tandis que le continent latino-américain ne serait qu’un disciple de l’Europe. C’est pourquoi, au terme « influences », ils préfèrent des expressions telles que « aspects clairement interculturels » et « réversibilité entre deux mondes ».
29Partant de cette hypothèse de travail, l’ouvrage contient des textes écrits soit en espagnol soit en français. Il s’agit de treize articles au sujet hétérogène, une hétérogénéité propre au colloque d’où ils ont été extraits. Les disciplines abordées sont multiples — la linguistique, la philosophie, la littérature, le théâtre —, ainsi que les pays concernés et les époques évoquées. L’unité et la cohérence du livre sont issus du postulat de départ axé sur les « croisements » actifs ; une conception d’échange culturel ne se limitant pas au passé, mais en se projetant vers le futur. Cette déclaration d’intentions redonne à la culture une dynamique d’ouverture, de mouvement, de dialogue et de risque, dans laquelle on inscrit, en effet, les différentes participations.
30Le premier article, signé Jacques Rancière, est consacré à deux figures centrales de la littérature tant d’un point de vue national qu’international : Borges et Flaubert. Dans « Les Déplacements de la littérature (Borges et l’idée « française » de la littérature) », l’auteur rapproche deux conceptions apparemment contradictoires. En effet, c’est Borges lui-même qui oppose « l’excès » des mots chez Flaubert, à l’intrigue « parfaite » qui caractérise selon lui l’Invention de Morel de Bioy Casares : « En liquidant l’excès des mots, explique Rancière, le conte liquide les marques de la prétention auteuriste. […] Le conte est ce que l’on raconte parce que cela est déjà matière de récit, déjà raconté. » Pour Rancière, cette opposition se retourne contre Borges car tous les deux, Borges et Flaubert, se retrouvent captifs de la « mésentente », condition même de l’écriture. Flaubert étant en même temps le « porte-drapeau du réalisme » que le « champion de l’art pour l’art » ; il chercherait moins à faire valoir l’ingéniosité de l’intrigue qu’à miner de l’intérieur la construction de celle-ci.
31Dans cette perspective, la « mésentente » rendrait manifeste la suppression de l’écart entre les mots et les choses. Rancière conclut avec une double affirmation — très borgésienne, il faut le dire — qui installe fiction et réalité dans une même dimension : « Borges ne fait que mettre en fiction et en théorie le rêve des “Français” » et, par conséquent, « Borges n’est qu’un rêve de Flaubert ».
32Dans « Julio Cortázar desde el fuego central », Julio Ortega propose une relecture « ni sentimentale ni philosophante » de son œuvre capitale, Rayuela. Pour cela il estime convenable de partir d’une nouvelle interprétation de Paris, la ville inspiratrice du roman. Paris n’y serait pas présente en tant que discours dominant, mais comme rupture permettant la libre exploration de l’écriture. La rayuela (la marelle) constituerait un jeu gratuit, un « despropósito sin propósito », telle une métaphore de l’écriture : forme ludique qui proposerait une théorie du roman en tant que possibilité de réhabilitation. Dans ce jeu, Paris en serait l’emblème : « Como si París tuviese que ser el último bastión contra la mecanización no de la obra de arte sino del mundo contemporáneo, amenazado de convertirse en mercado literal. » Cortázar introduit la subjectivité au cœur même de la voix, pour éluder ainsi toute possibilité d’inscription de l’écriture dans la « marchandisation ». Paris, dans son œuvre, s’érigerait ainsi contre la société mercantile et le système de production capitaliste dominant, en tant que : « Espacio mismo de las revelaciones durables, del diálogo contaminante y el saber dilapidado. »
33Or, si Cortázar n’échoue pas dans une posture anticapitaliste pseudo romantique, c’est, d’après Ortega, parce qu’il réalise l’exploration du langage à partir non seulement de l’écriture, mais surtout de la « tachadura », des ratures du texte. Dans ce roman, Cortázar écrit ainsi à la marge : « Se propone rehacerlo todo para recomenzar fuera de la literatura, desde donde los surrealistas dejaron la poesía. » Il se situe, selon Ortega, dans la pratique de la contre-écriture, « la “ contranovela ” ». C’est ainsi qu’il instaure le principe originaire, la possibilité d’un recommencement, d’un futur constant dont le pouvoir est offert au lecteur.
34Vittoria Borsò consacre son article « Charles Baudelaire et la modernité en Amérique latine » à la réception de Baudelaire en Amérique latine en tant que représentant de la modernité. Selon l’auteur — pendant la première phase du modernisme hispano-américain —, la diffusion de l’œuvre de Baudelaire est trop rapide voire superficielle. On admire « la beauté du vers, le rythme, la sensualité, la synesthésie et l’exotisme, mais on condamne le mal impliqué dans cette beauté. » Le modernisme latino-américain « laisse donc intact le temple du langage ; il est […] encore romantique ».
35L’influence de Baudelaire, en tant que poète de la modernité, serait évidente uniquement dans la période post-moderniste. Comme Octavio Paz, elle reconnaît dans le paradoxe la vraie nouveauté de Baudelaire. Mais elle outrepasse la définition du Mexicain, et identifie le paradoxe avec une indétermination du langage, fondée sur l’altérité et l’étrangeté : « “L’autre” attaque directement et fortement le sujet, tandis que l’écriture est l’expérience de cette rencontre, où le sujet est assujetti à l’autre, et où il se trouve littéralement regardé, touché et même attaqué par l’autre. » La modernité de Baudelaire répondrait donc à une pratique esthétique mais surtout éthique. Aspect que Borsò retrouve dans l’œuvre de certains poètes mexicains comme José Gorostiza, Salvador Novo et les Contemporains. Avec eux, la poésie perdrait son aura et l’autorité d’une éternité présupposée, pour regagner définitivement « le sens du temps moderne et contemporain. »
36Dans « Le passé est à venir. Primitivisme et modernisme dans les avant-gardes françaises et brésiliennes », K. Alfons Knauth étudie la relation de l’Europe et de l’Amérique latine entre modernisme et primitivisme. Il compare l’expression « Je suis un nègre » de Rimbaud avec l’expression « Somos os primitivos duma era nova » de Mário de Andrade pour conclure que la première est métaphorique tandis que la deuxième est métonymique. « Face à l’Europe décadente, qui veut se ressourcer aux énergies primitives des cultures tropicales, l’Amérique latine se réapproprie le primitivisme et le revendique comme partie intégrante de son propre patrimoine culturel. » Ce processus de construction d’un nouveau Brésil et d’une nouvelle culture nationale se caractérise par sa propre remise en cause et sa déconstruction. Knauth se réfère à la « dialectique de la “demoliçao et construçao” » comme procédé de transformation propre des modèles identitaires entre modernisme et primitivisme. L’ordre et le désordre, le passé primitiviste et l’avenir moderniste, le double mouvement d’attraction et de répulsion, d’affirmation et de subversion, auraient caractérisé, selon l’auteur, les relations du Brésil avec la France pendant la période évoquée.
37En complémentarité, Tania Franco Carvalhal propose une interprétation du mouvement de renouveau qu’incarne « l’Anthropophagie » brésilienne, à la fin des années vingt, comme un processus d’assimilation et d’appropriation des avant-gardes françaises. Son article, « La littérature française et le modernisme brésilien : échos et transformations », part de la thèse selon laquelle la caractéristique la plus importante du modernisme serait le fait d’avoir adopté une « orientation “anthropophagique” », c’est-à-dire, d’assimilation et de transformation, afin de rénover et de créer par la suite de façon originale. L’auteur reprend une définition d’Oswald de Andrade — l’un des initiateurs et animateur du mouvement —, qui résumerait ainsi le contenu de l’article : « Qu’est-ce que l’anthropophagie ? Le fait de dévorer l’ennemi vaincu pour que ses vertus passent en nous. Une communion. Nous absorbons le “Tabou” pour le transformer en “Totem” : l’ennemi sacré qu’il faut transformer en ami. »
38Dans « Santiago de Liniers et Paul Groussac : aspects d’une généalogie paradoxale », Walter Bruno Berg établit la différence entre l’assimilation unilatérale et l’assimilation multilatérale, cette dernière étant celle dont « l’acquisition et l’échange des biens culturels cessent d’être liés à un “territoire” (symbolique ou réel) ; les biens culturels commencent à se “déterritorialiser” ». Paul Groussac, Français naturalisé Argentin, se trouve à mi-chemin entre les deux. En effet, s’il utilise un cadre théorique — et des réflexions métadiscursives qui signent ses origines européennes —, il se doit, en tant qu’historien de l’Argentine, de « tuer le Français que [il] je porte au fond de [soi] moi-même ; celui-là, un cadavre déterritorialisé […] sur le sol argentin ».
39« Recodification postmoderne du théâtre français par “ Periférico de Objetos ” : Jarry, Artaud, Koltès et le théâtre argentin actuel en marges », tel est le titre de la participation de Alfonso de Toro. Il analyse la recodification que le groupe de théâtre argentin Periférico de Objetos réalise de Jarry, Artaud et Koltès. Des stratégies théâtrales et des notions telles que le grotesque, le théâtre de Guignol, l’hyper réalité, ou la re-contextualisation, « que l’on croyait déjà dépassées […] sont plus actuelles que jamais ». Pour l’auteur, grâce à la recodification que le groupe argentin PO fait de ces notions, « l’esthétique de la représentation passe à une esthétique de la présentation ». Pour asseoir son hypothèse, l’auteur décrit en premier lieu les stratégies de chacun des trois auteurs français contre les conventions d’un théâtre réaliste et mimétique. Il met ainsi en exergue l’auto-référentialité du théâtre comme caractéristique partagée par les auteurs français et le groupe argentin PO, pour mieux en souligner la différence. Pour de Toro, le but réel de ce théâtre n’est conquis qu’avec PO, car ni Jarry, ni Artaud, ni Koltès ne parviennent vraiment à en détruire l’origine mimétique. Chez ces auteurs, les éléments de rupture utilisés font partie de la propre représentation mimétique que, paradoxalement, ils contestaient. En revanche, PO évolue à partir de ces mêmes constantes, mais arrive à les dépasser en poussant le théâtre « à la limite de la possibilité de la représentation ». Au-delà des concepts propres du théâtre, de Toro parle donc de « spectacularité hyperréaliste ».
40Avec son texte « … se former en République sous la domination d’une même langue — La pensé linguistique française du XVIIe siècle et les langues en Amérique latine », Johannes Kabatek situe son article dans l’histoire des idées linguistiques, et plus particulièrement dans l’étude de l’impact de la révolution française en Amérique latine où il observe « l’adoption d’un certain jacobinisme linguistique dans les nations américaines indépendantes ».
41À partir d’une étude de la presse de l’époque, l’auteur analyse l’évolution de la conscience linguistique en Amérique latine, notamment lors de la révolution mexicaine dont l’esprit du discours serait inspiré par celui de la révolution française. Ce qui serait parfaitement compatible avec la société coloniale est l’idée révolutionnaire de l’unité linguistique des nations.
42L’auteur présente Jacobo Villarrutia en tant que porte-parole d’un jacobinisme linguistique, qui « transforme presque systématiquement les idées de la révolution française en discours national mexicain ». Kabatek nous rappelle ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle, la grande majorité de la population mexicaine ne connaissait que les langues autochtones, et que « cette nouvelle défense de la langue comme langue nationale qui s’associe à l’indépendance et à la révolution ouvre le chemin à une vraie “castillanisation” du pays ».
43Lisa Block de Behar, dans « De nombres propios y ajenos : les fantaisies françaises de Adolfo Bioy Casares », analyse les jeux de déplacements et de substitutions — tant littéraux que métaphoriques — effectués par l’écrivain argentin avec les noms propres de ses récits. Block de Behar démontre ainsi que « les déplacements de noms et d’identités nourrissent son œuvre et, en même temps, l’entourent de cette atmosphère étrange que les filtres d’un humour indéfinissable contribuent à raréfier ». Les noms propres évoquent « les traces du vécu », et encore « grâce au dédoublement référentiel et sémantique du nom, ou par son apparente vraisemblance, déplace l’identité en altérité ». Moyennant une approche plutôt psychanalytique de l’œuvre de Bioy, l’auteur conclut sur le statut paradoxal et plurivalent des noms propres : « Du vide significatif à la plénitude référentielle, le Nom requiert l’absence initiale pour se remplir dans la situation idiomatique et particulière dans laquelle on l’utilise. »
44Face à l’idée reçue selon laquelle la langue maternelle serait la langue idéale pour la création littéraire, dans « Modernisme et surréalisme au Pérou. Ruptures et transmissions dans la langue poétique de César Moro », Daniel Lefort propose un cas singulier. César Moro, en effet, choisit sa langue : son usage du français n’est « ni une exclusivité, ni une constante. Il s’agit plutôt d’une alternance — comme une oscillation de pendule — déterminée par les circonstances, soit de sa vie extérieure [….] soit plutôt de sa vie intime avec ses sentiments les plus déchirants et ses pulsions les plus profondes. » Le poète choisit la langue sans une stratégie préalable, mais selon « l’impulsion du moment ». Or, Lefort démontre le caractère unitaire de l’œuvre du poète péruvien, car, dit-il, « c’est la poésie qui fait la langue, et non l’inverse ». L’article fait de ce poète bilingue le poète du futur, libre de choisir la langue de ses poèmes sans contrainte géographique ou nationale.
45Raymond Bellour écrit « L’Amérique du Sud pour Henri Michaux ». Il explique que pour Michaux, l’Amérique du Sud représente un espace de transformation et de métamorphose. Il décrit les « trois grand moments » de son voyage : à savoir, son voyage en Equateur en 1927, son voyage en Argentine et en Uruguay en 1936 et enfin celui réalisé au Brésil en 1939. Après sa première étape, Michaux publie Ecuador, journal de voyage. Pour l’auteur de l’article, son expérience équatorienne se manifeste par une esthétique de la confusion, « le décentrement, le désœuvrement, et l’extraordinaire afflux de matières qui lui vient du voyage […] la rêverie immobile ». Lors de son deuxième séjour, Michaux écrit quelques textes (« Un peuple et un homme », « Je vous écris d’un pays lointain », « la Ralentie »). C’est, explique Bellour, le voyage des expériences amoureuses déchirantes (Angélica Ocampo, Susana Soca) ; mais, surtout, il brosse un portrait des Argentins dans « Un peuple et un homme » qui soulève l’opprobre de certains critiques dont Henri Michaux tire quelques conséquences : « Michaux s’avoue ainsi coincé, en quelque sorte, par la question du portrait, la faisant vaciller de l’individuation subjective à la collectivisation objective d’une nation, d’un peuple, d’un territoire et d’une identité nationale. » Finalement, son troisième voyage lie les deux derniers moments, matière des deux plaquettes qu’il écrit alors : Au pays de la magie — selon Bellour « sans doute le livre qui touche le sommet le plus dur de l’invention imaginaire de Michaux » — Arbres des tropiques ainsi que le texte « L’étrangère raconte ».
46Pour Bellour, l’Amérique du Sud s’avère l’espace réel, géographique, où naquit un des deux mouvements clés dans l’œuvre de Michaux : l’« abandon forcené à l’imagination de soi », opposé à celui « de quête, de pensée et de méthode de méditation » que l’écrivain développera plus tard dans son œuvre.
47« Florence, Cendrars : l’invention pseudo photographique du Brésil » de Charles Grivel traite de la photographie et de la représentation du Brésil. L’auteur explique que la photographie, invention française, a été introduite au Brésil en 1840 par l’abbé Compte qui figeait sur plaques de verre des paysages de Rio et des temples indigènes. Conséquence directe de cette découverte photographique du Brésil, naquit alors en France le désir de s’y rendre afin de voir “pour de vrai”. Ce désir s’accompagna cependant d’un sentiment de refus, un double mouvement que Grivel décrit en mettant en parallèle la redécouverte du Brésil par la photographie d’Hercule Florence (Nice, 1833) et le procédé du « copier-coller contre-coller » de Blaise Cendrars, cent ans plus tard, dans Histoires vraies. En dépit des efforts d’Hercule Florence pour appréhender le Brésil, le décrire, en créer une « représentation véridique », il ne parvient pas à développer et à faire connaître son procédé. Il devient ainsi, conclu l’auteur, « découvreur de la photographie » avant la lettre.
48À son tour, Blaise Cendrars écrit des reportages où le Brésil reste toujours aussi insaisissable : « Comment faire rentrer le Brésil dans un tableau “correct” ou “convenable”, “vrai”, du monde, telle est la redoutable question. »
49Chez Florence, le succès de l’œuvre photographique n’eut pas lieu et il est resté méconnu. Quant à Cendrars, il réalisa « un écrit substitutif, “rapporté”, emprunté, copié et recopié, de réalités qu’il n’a jamais pu voir ou qu’il ne contemple pas comme il l’écrit, bref : ainsi que je l’ai dit, un faux ». La conclusion de Grivel souligne l’impossibilité de représenter de manière objective la réalité, car « la vérité est d’un innommable ordre scripturaire ». « Unifier, classer, définir [Florence] ou alors défaire, désunir, creuser, pénétrer par le puits que fait le regard [Cendrars] », il s’agit, dans les deux cas, de mettre en place un procédé d’invention qui créerait une tension entre l’idée de capturer ce qui est objectif et de se laisser capturer par l’imagination.