Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Janvier-février 2007 (volume 8, numéro 1)
Alissa Le Blanc

Rire et mythe

Humoresques, n° 24, juin 2006, « Rire et mythe »

1Dans le monde contemporain, le mythe n’est plus pris au sérieux, rappelle Dominique Bertrand dans le texte de présentation de cette nouvelle livraison de la revue Humoresques : il a perdu de sa familiarité. En particulier, dans un contexte chrétien, un fossé s’est creusé entre le mythe et le rire. Ce dernier se voit cantonné dans un rôle démythifiant. Le rapport entre rire est mythe est pourtant plus complexe : au-delà du burlesque mythologique, volontairement écarté de la réflexion, le rire est en effet susceptible d’exprimer dans le mythe une sorte d’élan vital et créateur. Ce numéro d’Humoresques se donne donc pour tâche d’explorer les liens qui se sont tissés entre rire(s) et mythe(s) dans la tradition occidentale, en ménageant une ouverture finale sur la civilisation japonaise. En croisant les approches anthropologiques, littéraires et esthétiques, le parcours, chronologique, entend donner un aperçu de la « polyphonie dynamique » de la présence du rire dans les mythes.

2D’Alcmène à Tirésias, il regroupe une cinquantaine de figures mythologiques appartenant au domaine gréco-romain.

3Le rire rituel, compris comme un rire attendu et prédéfini par le rite, est présent dans les cultes de Dionysos et de Déméter. L’auteur cherche à préciser sa fonction et son sens en s’appuyant principalement sur les deux textes mentionnés.

4Dans un passage de l’Hymne homérique, Déméter, à la recherche de Perséphone, est accueillie par les souverains d’Eleusis ; à force de saillies, la reine Iambè parvient à égayer son hôtesse abattue. Le Pseudo-Apollodore et Lucien relient cet épisode à la fête des Thesmophories, au cours de laquelle les femmes de citoyens disaient des obscénités et manipulaient des figures phalliques. La fonction du rite ne serait pas seulement de stimuler la fécondité, mais aussi de « domestiquer des pulsions sexuelles » en leur donnant à s’exprimer dans le cadre précis de la fête religieuse. Il est possible d’élargir cette interprétation au domaine politique, comme en témoignent les géphyrismes, ces injures rituelles qui accompagnaient la procession lors de la célébration des Grands Mystères éleusiens.

5Après avoir rappelé l’intrigue des Grenouilles, l’auteur détaille le passage de la parodos, marqué par une licence festive qui manifeste une double orientation, érotique et satirique. Selon le néo-platonicien Jamblique, ces obscénités rituelles reçoivent deux explications : au souci de fécondité s’ajouterait une démarche cathartique. Selon A. Ballabriga, le rire serait aussi un moyen de rappeler aux puissants qu’ils forment avec les humbles une communauté. L’auteur conclut en assimilant le rire rituel à un « dispositif de purgation des passions » dans les domaines à la fois sexuel, politique et religieux.

6L’auteur cherche à dégager le caractère particulier du rire panesque, fondé sur une ambivalence. Un rapprochement avec d’autres figures, comme celle de l’Houmbaba mésopotamien, dans laquelle le rictus joue un rôle apotropéen et protecteur, ou celles de Iambè et Baubô, qui parviennent à dérider la déesse Déméter par des plaisanteries obscènes, permet de mettre en évidence la spécificité de Pan, liée à ses attributs caprins et à sa nature mi-partite. Etre hybride et polymorphe, il matérialiserait la complexité de la psyché humaine : son aspect à la fois animal, humain et divin peut recouper la partition freudienne en différentes instances, Ça, Moi et Surmoi. En déformant les traits du visage, le rire panique rabaisse d’abord l’homme vers l’animal. De fait, historiquement, le rire a longtemps été tenu en suspicion : on l’oppose à la sagesse et, au Moyen Age, il est un attribut satanique, qui entre en conjonction avec le bouc et la luxure. D’un côté, Pan incarne donc la part de la chair et des pulsions animales présentes en l’homme, et qu’il s’agit de combattre. Mais son rire exprime aussi la célébration des puissances vitales, exaltant la joie de vivre, l’énergie et la fécondité. Freud a souligné la fonction libératrice du rire, son rôle thérapeutique dans la conjuration des peurs et des fantasmes. Par sa dimension cosmique et démiurgique, le rire de Pan offre une voie vers un haut savoir ; il s’apparente à l’extase gnostique et se charge d’une valeur pédagogique. Médiateur entre animalité et spiritualité, il porte en lui la dualité de Pan, qui est à l’image de la nature humaine.

7Les Métamorphoses laissent apparaître des structures narratives récurrentes et des motifs privilégiés. On remarque ainsi que le rire est y associé aux métamorphoses animales, selon trois configurations : un rire impie est puni par la perte des traits humains ; l’humanité se voit caricaturée par le rictus ; ou bien au contraire, le rire fonctionne comme un révélateur de cette humanité. Le contexte est généralement celui d’une transformation pénible, qui vient interrompre un rire insolent : un personnage devient lézard ou belette pour avoir offensé une divinité. Le châtiment aboutit souvent à la perte de la beauté, dégradée dans l’image grotesque du rictus qui caractérise Io devenue génisse, Callisto métamorphosée en ourse, Hécube en chienne, Scylla en chien monstrueux.

8La métamorphose oscille entre mort et renaissance, et possède parfois une fonction libératrice : c’est le cas des matelots changés en joyeux dauphins ou des paysans lyciens devenus grenouilles hilares et médisantes. La métamorphose, fondée sur une détermination métaphorique, fait alors ressortir la nature profonde de l’individu. Libérateur des pulsions et révélateur des identités, le rire a bien partie liée avec la métamorphose. Et, en dernière instance, derrière la malice des dieux, c’est le rire du poète qui se fait entendre et nous invite à aborder pleinement ces récits dans leur dimension poétique et ludique.

9La nymphe Salmacis avait supplié les dieux de l’unir à Hermaphrodite, le fils d’Hermès et d’Aphrodite. Ils l’exaucèrent malicieusement, de sorte que la nymphe et le dieu ne font plus désormais qu’un seul et même être, doté d’une double nature sexuelle. Après avoir évoqué quelques exemples d’hermaphrodites historiques et légendaires, l’auteur montre que l’hermaphrodite est devenu un sujet comique dans les discours libertins et dans la littérature burlesque et satirique. Chez Girolamo Preti, traducteur de la fable ovidienne, le rire charmant du jeune dieu devient un signe annonciateur de la perte de sa virilité. Au XVIe siècle, il est appréhendé comme un objet de raillerie, comme une créature sans grâce, aux deux sens du terme. Dans la satire, le mot prend une coloration politique et en vient à désigner le parti des « Politiques » ou à fustiger le caractère efféminé d’Henri III dans tel pamphlet. Hermaphrodite est donc lié à un rire désacralisant et libertin, fondé sur l’équivoque langagière, justement réprouvée au XVIIe siècle, tant sur le plan moral que stylistique. Dans sa XIIe satire, Boileau qualifie l’équivoque de « bizarre hermaphrodite » et la condamne. L’hermaphrodite cristallise la hantise de la duplicité, qu’elle soit de nature sexuelle ou concerne la disjonction entre les paroles, les pensées et les actes. Pendant la Fronde, Mazarin est ainsi associé à la fois à la bisexualité et à un discours à double entente.

10La pensée libertine fait un usage polémique des références païennes. C'est le cas des références ovidiennes récemment mises en évidence chez Cyrano de Bergerac, par exemple dans l'histoire des Arbres amants tirée des Etats et Empires du Soleil. Dans cet épisode, un arbre pédant gratifie le narrateur d'une logorrhée embrouillée et prétendument savante. La cible de la dérision n'y est pas tant le mythe antique que la Bible assimilée à la fable. Comme le remarque Paul Ricœur, on assiste à une inversion de paradigme : le refus du mythe au nom de la raison par les apologistes chrétiens est ici retourné contre le christianisme lui-même. Chez Cyrano, le mythe lié au rire acquiert une fonction apotropaïque et régénératrice. La Bible est discrètement raillée par l'amalgame de références païennes et chrétiennes, qui sous-entend qu'elles relèvent du même type de croyance. Si la Chute donne lieu dans l'ensemble de l'œuvre à un traitement burlesque appuyé, la subtilité de la parodie caractérise la réécriture du récit originel dans le passage des Arbres amants. L'absorption du fruit y devient un bienfait et il n'y est plus question d'un quelconque Créateur. La parodie des mythes bibliques et ovidiens laisse ainsi transparaître des intentions libertines, sans pour autant aller de pair avec un rejet du mythe. Le discours de l'arbre devient un foyer de concentration des thèmes épars dans l'œuvre, notamment le refus de l'autorité paternelle, qui se fait au profit d'une « étiologie matérialiste » dégagée de la causalité divine. L'inventaire des formes de sexualité déviante, qui célèbre la force dynamique du désir, va dans le même sens. En définitive, on note la richesse de la pratique ironique qui caractérise la parodie : par le rire, elle confère au mythe une puissance subversive qui sert la cause du discours libertin.

11Après avoir rappelé le mépris pour les mythes antiques affiché par Fontenelle dans De l'origine des Fables, l'auteur s'intéresse à un texte du même Fontenelle, plus difficile d'interprétation, à savoir l'églogue « La Statue de l'Amour », qui évoque le sourire ambigu d'une statue oraculaire. Difficile de déterminer en effet si l'objet de la moquerie est le personnage du berger, le genre pastoral ou encore la crédulité face au discours mythique. Ce sourire qui ne va pas jusqu'au rire est à mettre en relation avec le souci du premier XVIIIe siècle d'adapter la fable au goût gracieux, qui hésite entre dérision et réinvestissement de la mythologie.

12La peinture du temps est ainsi prise entre distanciation ironique et évocation d'un charme persistant, ce qui se traduit par une surenchère dans l'ornementation mythologique. Coupée de leur dimension narrative, les références sont accessoirisées et tendent à se fondre dans l'univers de la pastorale, comme c'est le cas chez le graveur Chédel. Dans cette perspective, l'œuvre de Chardin, dont les natures mortes atteignent à la même force émotionnelle que la peinture d'histoire, peut se lire comme la revendication d'une nouvelle mythologie, où le rictus de la raie remplace celui de Méduse. L'auteur revient ensuite à Watteau pour analyser son Jugement de Pâris ; le recours à la notion de persiflage permet de mettre en évidence un « dispositif ironique de la toile », où l’on décèle une véritable pulsion scopique, d’ailleurs présente dans bien d'autres tableaux du maître. Le persiflage n'est jamais loin dans les toiles à sujet mythologique où domine la thématique sexuelle : à l'instar des toiles de Boucher, le spectateur est invité à rire des dieux dans l'Hercule et Omphale. Pour finir, la comparaison du traitement de ce sujet par différents peintres vient souligner « l'ambiguïté du génitif » dans l'expression « rire des dieux » à l'âge rococo.

13L'œuvre non conventionnelle de Patricia Eakins amène à remettre en cause l'opposition traditionnelle entre rire et mythe. L'auteur met au jour l'artifice du mythe, en particulier son fonctionnement inductif. Cette démystification est prolongée par un mouvement de démythification qui dépouille le mythe de ses valeurs pour le tourner en dérision. C'est le cas par exemple dans la nouvelle The Hungry Girls, qui met en scène un processus de génération et de destruction simultanées, ou dans Auravir, fondé sur l'exténuation et la parodique du mythe de Prométhée, transformé en singe. Le lien entre univers mythique et registre comique est assuré par la figure du Trickster. Lectures comique et mythique se superposent et cohabitent, comme dans Auravir. Le travail de « bricolage » sur les matériaux linguistiques se rapporte à l'une comme à l'autre. Les nouvelles se caractérisent par un mouvement perpétuel d'inflation et de déflation du mythe par le rire.

14Rire et mythe se rejoignent ici dans la notion de « crotesque », qui désigne jusqu'au XVIIe siècle « des peintures bizarres où se mélangent silhouettes animales et humaines, prolifération et dissolution, le comique et l'inquiétant ». Les créatures hybrides, le refus de la linéarité du récit, l'agrammaticalité de certains énoncés témoignent de la singerie de la création divine par le biais du grotesque. La mimésis se parodie elle-même, d'où sans doute l'importance des figures simiesques dans l'œuvre d’Eakins. En pratiquant le néologisme et les ruptures syntaxiques, en jouant des mots avec une jubilation rabelaisienne, en forgeant des représentations incongrues, notamment dans le domaine corporel, son œuvre maintient sans cesse une tension entre rire et mythe.

15La parodie de Phèdre par la Société des Loufoques (S.D.L.) trouve peut-être son pendant iconographique dans la cinquantaine d'estampes publiées par Daumier dans Le Charivari de 1841 à 1843 sous le titre d'Histoire ancienne. On peut aussi évoquer, plus proche de nous, l'album intitulé La Mythologie de Dubout. Le parallèle entre les deux artistes est intéressant : d'un côté, des caricatures, de l'autre, des dessins humoristiques. Il est important de prendre en compte le contexte qui a présidé à la création de ces deux ensembles. Daumier pourfend l'idéal classique prôné de son temps, la gravure « Œdipe chez le Sphinx » démarquant par exemple le tableau d'Ingres, tandis que Dubout vide le mythe de tout récit, au profit d'une réappropriation qui joue souvent sur le calembour et les facéties langagières (« Remue-ménage à Troie »...). La foule est chez ce dernier un motif récurrent. Sa facture se caractérise par la prédominance du trait, la stylisation et l'absence de modelé. Daumier joue sur les chairs distendues, et, au contraire de Dubout, affiche peu d'intérêt pour le monstrueux. La dimension ludique du travail de Dubout appelle le rapprochement avec l'esthétique surréaliste, tandis que les estampes de Daumier entretiennent souvent un lien immédiat avec l'actualité : le détour par la mythologie est aussi une façon de contourner la censure.

16Après avoir souligné que le rire n’est pas réservé à l’homme, mais qu’il caractérise aussi les dieux, l’auteur rappelle l’épisode du mythe de Déméter et de Baubô, pour le mettre en parallèle avec un mythe shintoïste du VIIIe siècle, dans lequel la déesse du Soleil Amaterasu se voit elle aussi déridée par l’intervention d’esprits divins secondaires, les kami. Il est possible que le mythe japonais ait été transmis en Europe par le biais des conquêtes alexandrines, mais il s’agit plus probablement d’une coïncidence qui témoigne de l’universalité d’un inconscient collectif mettant en jeu un rire archétypal. Le rire est un moyen de chasser les peurs et il a parfois le pouvoir de dissiper les contrariétés divines. Dans une perspective jungienne, l’humour apparaît comme la manifestation de notre part d’ombre, de notre face cachée. Le rire possède ainsi une fonction libératrice, qui nous invite à renouer avec les profondeurs de l’être.

17Comme la contribution précédente, cet article compare deux épisodes mythiques marqués par des similitudes structurelles frappantes et où le rire joue un rôle crucial : d'une part celui qui met en présence Déméter et Baubô, d'autre part, le mythe shintoïste dans lequel la déesse du Soleil, Amaterasu, sort de sa caverne et reprend ses fonctions vitales pour l'univers grâce à l'intervention malicieuse de kami.

18Dans le mythe japonais, la parure végétale d'Okamé, le kami féminin qui effectue une danse à la fois sacrée et obscène, matérialise le lien fort qui unit dans la plupart des mythes sexe féminin et fécondité végétale. De même, le dénouement de la crise dans le mythe de Déméter s'accompagne du double retour de Perséphone et de la végétation. Même si, dans le mythe d'Amaterasu, le rire participe d'une ruse plus vaste pour faire sortir la déesse de sa claustration, dans les deux cas, il contribue fortement à rétablir l'équilibre du monde en inversant l'humeur des divinités mères. Les mystères d’une part, et la liturgie du culte shintô de l’autre, prolongent également le mythe par le rite.

19Si l'on étudie les censures et déformations diverses qu'ont subies ces deux épisodes mythiques dans leur transmission et leurs interprétations, on remarque qu'à une édulcoration pudique du passage de l'exhibition du sexe, succède ensuite au contraire une mise en valeur de ce passage dans les temps modernes, une fois les tabous sexuels dépassés. Cependant demeure la question du sens du rire, qui résiste au déchiffrement. Il s'agit en tout cas d'un rire pancosmique qui marque la réconciliation avec l'univers et entretient un lien fort avec une dyade féminine. Tout comme l'Hadès où est retenue Perséphone, la caverne d'Amaterasu symbolise la matrice, le ventre féminin. La sexualité féminine est associée aux forces du cosmos et, comme dans l'épisode rabelaisien « Comment le petit diable fut trompé par un laboureur du pays des Papefigues », le rire marque dans ce contexte la victoire de la femme et de la vie sur le mal et sur la mort.