
Les perroquets philosophes, des miroirs de l’humanité ?
« Les perroquets, nous leur apprenons à parler : et cette facilité, que nous reconnaissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l’astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, témoigne qu’ils ont un discours au-dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. »
Montaigne, Les Essais, II, 12.
1Dans son ouvrage Le Perroquet. Entre Orient et Occident, paru aux Presses Universitaires de Rennes (2025), Patricia Victorin nous ouvre les portes de son enfance, nous invitant à partager un rêve vert et bavard né sous le ciel guyanais (p. 142). Tel un fil d’Ariane tissé de plumes et de mots, ce livre relie la petite fille qu’elle fut, bercée par la promesse d’un oncle aimant, à la chercheuse passionnée qu’elle est devenue1 — un « je » se déploie avec discrétion tout au long du texte. Si le perroquet tant espéré n’a jamais franchi le seuil de sa réalité d’enfant, il a trouvé refuge dans les pages de cet ouvrage, devenu à la fois madeleine de Proust et toile vivante. Sous le regard bienveillant de Caspar Netscher, dont le tableau Femme nourrissant son perroquet s’étale sur la première de couverture, Patricia Victorin a donné vie à l’oiseau de ses rêves, le parant des plus belles couleurs de son imagination et de son érudition. Ce perroquet littéraire, fruit d’une promesse jadis envolée, se pose désormais avec grâce sur son perchoir de lignes, à mi-chemin entre Orient et Occident, invitant le lecteur à un voyage tendre et savant à travers les cultures2 et les époques, sur les ailes d’un souvenir d’enfance transformé en une œuvre aussi touchante que rigoureuse.
Le perroquet à travers les âges : de l’Antiquité au Moyen Âge
2L’évolution de la perception du perroquet, du psittacus antique au « papegai/au » médiéval3, reflète une fascination croissante de l’Occident pour cet oiseau exotique, qui a le don de « fabloyer. » Introduit par les expéditions d’Alexandre le Grand, il suscita d’abord une fascination teintée d’incompréhension, décrit comme un rapace à voix humaine (p. 11). Cette ambivalence est illustrée par Philon d’Alexandrie (vers 20 av. J.-C. et vers 45 apr. J.-C) qui l’assimilait aux animaux dépourvus de raison (p. 22). Au Moyen Âge, bien qu’absent de la Bible, il fit l’objet d’une interprétation chrétienne dans les bestiaires (p. 23), qui privilégiaient une finalité didactique et morale (p. 25). Sa représentation littéraire évolua, notamment dans Le Chevalier errant de Thomas de Saluces (p. 43), et paradoxalement, c’est dans un récit proche du fabliau qu’il acquit son image d’oiseau associé à la répétition, tout en refusant de répéter ce qu’il avait vu et entendu (p. 43). Son importance sociale et esthétique s’accrut, devenant un symbole de richesse et d’exotisme (p. 11 et 32). Il apparaissait dans les manuscrits et sur les tapisseries, comme auprès de la Dame à la Licorne, et des personnalités comme René d’Anjou qui en collectionnaient (p. 32). Les récits d’explorateurs à l’instar de ceux de Marco Polo (p. 32-33) et l’importation de spécimens vivants (p. 35) permirent à l’Europe de découvrir la diversité des perroquets au-delà du seul perroquet vert bien connu (p. 36). Les découvertes du Nouveau Monde révélèrent de nouvelles pratiques, comme l’ars plumaria des Tupi (p. 33-34), transformant le perroquet en une sorte de tableau vivant et enrichissant encore la perception de cet oiseau curieux qui, selon certains textes, pouvait même saluer spontanément les rois et les empereurs (p. 33).
3La métamorphose de l’image du perroquet, des temps antiques à l’ère médiévale, a jeté les fondements d’une réflexion plus approfondie sur la nature même de cet oiseau aux couleurs vives. Au-delà de son statut d’animal exotique et de symbole de richesse, le perroquet est progressivement devenu un sujet d’étude philosophique et scientifique, incarnant des questionnements fondamentaux sur le langage, la raison et la société humaine. Ainsi sommes-nous amenés dès lors à examiner comment le perroquet, par ses capacités uniques, est devenu un véritable miroir de l’homme, reflétant nos propres interrogations sur la nature de l’intelligence et de la communication.
Le perroquet comme miroir de l’homme : langage, raison et société
4L’étude du perroquet comme miroir de l’homme révèle une progression complexe dans la compréhension du langage, de la raison et des structures sociales. La faculté d’élocution de ce volatile a engendré des débats philosophiques substantiels, notamment illustrés par les réflexions de Buffon sur la distinction entre le simple bavardage et la véritable parole, impliquant intelligence et communication (p. 20). Cette dialectique s’est étendue à la question de la raison chez les animaux, allant jusqu’à l’attribution d’une « raison proférée » au perroquet (p. 21), remettant ainsi en question la conception anthropocentrique de l’intelligence. Les travaux novateurs de l’éthologue Irène M. Pepperberg sur Alex, son perroquet gris du Gabon, ont marqué un tournant significatif dans notre appréhension des capacités cognitives de ces oiseaux (p. 42). L’évolution qu’a pris le perroquet dans nos sociétés est caractérisée par son embourgeoisement progressif au début du xviiie siècle (p. 58), reflétant des mutations dans la perception et l’accessibilité de ces créatures exotiques. Dans le domaine littéraire, l’œuvre de Flaubert, « Un cœur simple » (1877), confère au perroquet une dimension symbolique profonde, incarnant l’exotisme et transcendant son statut animal pour devenir une figure quasi spirituelle (p. 62). Cette représentation trouve un écho dans l’art pictural du xixe siècle, où le motif de la dame et de son perroquet se développe considérablement (p. 63). Paradoxalement, la transmission répétitive du savoir sur le perroquet a donné naissance au concept de psittacisme (p. 17). L’évolution de la connaissance scientifique, initiée par les observations de Pierre Belon (p. 37) et poursuivie par les études empiriques dans les ménageries, comme le souligne Michel Pastoureau (p. 45), a contribué à remettre en question les croyances héritées de l’Antiquité. La Renaissance voit l’émergence d’un genre littéraire particulier : l’éloge funèbre de l’animal domestique, s’étendant aux perroquets (p. 52-53), témoignant de l’importance croissante de ces animaux dans la sphère affective. Au xviie siècle, les travaux de Claude Perrault (frère du célèbre conteur !) et les réflexions de Madeleine de Scudéry (p. 57) illustrent la diversité des approches scientifiques et philosophiques concernant l’intelligence animale, contribuant ainsi à l’évolution de notre compréhension du perroquet comme miroir complexe de l’humanité.
5L’exploration du perroquet comme miroir de l’homme a mis en lumière la complexité des relations entre l’humain et cet oiseau singulier. Cette réflexion sur le langage, la raison et la société ouvre la voie à une analyse plus large de la symbolique du perroquet dans la culture occidentale.
Le perroquet comme symbole : entre sacré et profane
6Le perroquet, en tant que symbole, incarne une dualité entre le sacré et le profane, reflétant l’évolution des perceptions culturelles et de nos sociétés, de l’Antiquité à nos jours. Son association avec l’iconographie religieuse, notamment comme attribut de la Vierge Marie dans La Madone aux Perroquets de Hans Baldung Grien (entre 1484 et 1485-1545) (p. 100), coexiste avec son rôle dans la satire anticléricale, illustré par les jeux de mots de Rabelais (p. 107). Cette ambivalence s’étend à sa symbolique amoureuse, où il représente tantôt le discours séducteur (p. 119), tantôt un substitut érotique, comme dans le cas de Vert-Vert de Gresset (p. 105). Dans les ménageries princières, le perroquet devient un symbole de pouvoir et d’exotisme, reflétant les relations diplomatiques avec l’Orient et la domination symbolique du souverain sur le monde (p. 45-48). Sa présence dans l’entourage royal, liée aux compagnies commerciales (p. 56), illustre son statut d’objet de désir et de marqueur social. La Renaissance est donc un tournant dans la perception des perroquets du Nouveau Monde, contribuant à l’élaboration de nouveaux codes culturels (p. 49-50). Parallèlement, le perroquet évolue comme métaphore de critique sociale, notamment dans les fables de La Fontaine (p. 82), et comme symbole du psittacisme à la cour (p. 73). Son parcours linguistique et culturel, de l’Orient à l’Occident, se reflète dans l’évolution de son nom (p. 87), soulignant sa capacité à incarner les transformations culturelles à travers les époques. Cette progression d’idées démontre comment le perroquet, de simple curiosité exotique, est devenu un symbole complexe, un miroir magique, reflétant les mutations sociales, religieuses et culturelles de la société occidentale.
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7Ainsi, le perroquet, véritable miroir de l’humanité, a-t-il traversé les époques en se métamorphosant constamment dans notre imaginaire collectif. De simple curiosité exotique à compagnon philosophe, cet oiseau fascinant incarne la dualité entre nature et culture, entre instinct et raison, nous invitant à repenser notre place dans le monde vivant. Sa capacité unique à imiter la parole humaine a suscité des débats profonds sur la nature du langage et de l’intelligence, remettant en question les frontières entre l’homme et l’animal. Oscillant entre sacré et profane, le perroquet illustre la complexité de nos relations avec le monde animal, devenant tour à tour symbole religieux, objet de satire, métaphore amoureuse ou critique sociale. Sa polyvalence en tant qu’oiseau exotique, animal de compagnie, sujet d’étude scientifique et figure littéraire en fait un prisme idéal pour explorer la richesse et la complexité des interactions entre l’homme et l’animal.
8Nous savons gré à Patricia Victorin d’avoir écrit une étude aussi stimulante, tout en rendant très souvent hommage aux critiques comme Michel Pastoureau, enrichissant ainsi notre compréhension de cet oiseau emblématique et de son influence sur notre culture. Un dernier point sous forme de regret, pourtant… On ne peut s’empêcher d’exprimer une certaine déception de ne pas avoir eu toutes les représentations des perroquets en couleurs (il y en a quelques-unes cependant au cœur du livre), car comme il est si justement souligné dans l’ouvrage, le perroquet est la palette vivante du peintre et de l’écrivain, un kaléidoscope d’émotions et de symboles dont les nuances auraient mérité d’être pleinement déployées sous nos yeux.