
Substance du féminin : le corps dénudé
1Il s’agit pour Laurence Pelletier, dans ce livre adapté de sa thèse de doctorat, d’entreprendre l’étude d’une absence : celle de la femme en philosophie. Non que les femmes n’apparaissent pas dans le discours philosophique : l’autrice rappelle, dans les premiers chapitres de son œuvre, l’omniprésence des femmes, ou plutôt des images de femmes dénudées, dans des projets philosophiques aussi différents que ceux de Friedrich Nietzsche, Georges Didi-Hubermann, Jacques Lacan et Giorgio Agamben. Mais, avance-t-elle, les femmes en tant que telles, au sens d’une réalité matérielle, d’une ontologie, n’existent pas en philosophie, qui ne veut surtout pas s’embarrasser du corps des femmes nues. Ainsi, la réification des femmes par leur image est un tour de passe-passe qui permet aux hommes philosophes de les congédier une bonne fois pour toute de leur domaine :
La nudité féminine fait ainsi œuvre de diversion, de détournement. Son apparition dans les discours et les représentations institutionnalisées fait croire à la « Femme », à cet idéal, alors que les femmes n’y sont pas. En ce sens, elle réitère et reconduit une division sexuelle à même les instances de pouvoir. (p. 13)
2Cette critique, qui concerne la philosophie antique jusqu’à Nietzsche, possède une longue généalogie dans laquelle Laurence Pelletier s’inscrit, à l’exemple de Luce Irigaray qui a bâti toute son œuvre sur l’étude critique de la différence sexuelle au sein de la langue philosophique (voir notamment Ce sexe qui n’en est pas un, 1977 ; Amante marine, 1980.) Mais l’autrice de Nudités féminines prend acte d’une histoire plus récente de la philosophie, par rapport à laquelle elle se positionne ; elle prend en compte les riches entreprises philosophiques des quarante dernières années et articule ainsi ces enjeux ontologiques avec des préoccupations encore marginales au moment où Irigaray écrit, comme la transidentité et la race1. Ce qui différencie également cet ouvrage de beaucoup d’autres écrits féministes, c’est sa volonté de réfléchir selon les catégories d’une éthique de la différence, s’inscrivant dans la lignée de la philosophe Catherine Malabou. Le projet est le suivant : penser le « féminin » comme une catégorie ontologique possible, en respectant « la double contrainte qui incombe à la théorie féministe de refuser l’essentialisme (plus précisément le déterminisme biologique) de la femme en même temps que de refuser la neutralisation du féminin » (p. 39). Par « neutralisation » du féminin, elle entend son incorporation, ou plutôt son idéalisation, en tant que figure de l’indifférenciation sexuelle ; autrement dit, la catégorie femme devient, par exemple chez Derrida et Deleuze, « une position théorique assumable par tous les sexes et ne revient plus en propre aux femmes » (p. 37). Il s’agit dès lors de cesser de penser la femme comme une négativité, le grand Autre, l’envers du masculin en donnant forme à ce concept de « féminin ». Cette ligne de crête paraît difficile à suivre depuis les critiques de Judith Butler qui récuse la possibilité d’existence d’un « féminin » qui ne soit pas aussi l’effet de normes sociales ancrées dans la matrice hétérosexuelle et patriarcale. Plutôt que d’aborder le corps directement, Pelletier construit son analyse par rapport au regard dans la constitution de l’image. Dans la situation où un homme regarde une femme :
ce qui pose problème dans ce rapport, ce n’est pas qu’un homme regarde une femme ; c’est plutôt que l’expérience ontologique du sujet regardant est, au mieux, neutralisée sexuellement et, au pire, réservée exclusivement au sujet masculin. (p. 33)
3Ainsi, le texte de Laurence Pelletier pose concrètement la question du « regard des femmes sur cette femme dénudée, refusant ces idéaux [de vide, de négativité], […] non par pure provocation, ni par principe d’opposition, mais bien parce qu’elles savent que “ce n’est pas ça” » (p. 11). C’est bien de cette position, située et subjective, revendiquée comme telle, de femme philosophe, que l’essai parle. Mais si l’essai thématise forcément la question du gaze, en particulier du male gaze2, il ne se restreint pas à la réflexion sur cette notion qui n’occupe qu’un chapitre ; au contraire, il la prend comme point de départ, afin de proposer quelque chose qui ne se nomme pas female gaze, dans l’essai — peut-être à cause de la critique de sa dimension essentialisante conduite récemment par Émilie Notéris3 — mais qui s’en approche en considérant la philosophie et la littérature sous ce prisme, afin de donner à notre regard des exemples d’élargissement de la catégorie du « féminin » qui prenne en compte des féminités jusque-là exclues — Judith Butler dirait même constitutivement exclues — du féminin universaliste : les femmes transgenres, et les femmes noires, afin de donner une nouvelle substance à cette catégorie.
4Nudités féminines est déroutant par sa forme ; par rapport à la thèse de doctorat qui est consultable en ligne, il simplifie parfois des clarifications qui auraient pu dissiper certains malentendus à la lecture : puisque l’essai ne commence pas sur une définition de la féminité hégémonique, définie dans sa thèse comme « une femme, belle, jeune, de race blanche, à la silhouette svelte, aux proportions normatives, dont le corps et le sexe se révèlent ou se dérobent au regard, dont les vêtements s’entrouvrent, se referment, tombent ou s’enlèvent » (p. 3) on peine d’emblée à saisir de quoi on parle et contre quoi l’on se bat. Ceci apparaît en creux, cependant, dans le choix du corpus de textes sur lequel Laurence Pelletier travaille : surtout des écrivaines, comme Kathy Acker, Christine Angot, Marguerite Duras, Jamaica Kincaid, réunies ici car elles abordent la nudité dans leur œuvre, bien que l’on peine à saisir la cohérence de les mobiliser d’un même mouvement. Ce corpus est à prendre au sens littéral, tout comme sa lecture : l’autrice s’intéresse, dans la perspective d’une critique des nouvelles normes de la sexualité (« l’impératif de tout dire et de tout montrer de la sexualité », p. 12) post-libération sexuelle, à des incursions réelles dans l’art de corps féminins qui ne seraient pas captifs sous le voile de l’image idéale de la nudité féminine médiée par un regard masculin.
5Le livre s’articule en trois parties : les quatre premiers chapitres s’ancrent dans une réflexion sur un corpus d’œuvres philosophiques masculines afin d’en produire une critique et de placer les fondements d’une définition du « féminin » qui leur échapperait ; les chapitres suivants (5 à 8) proposent une lecture littérale de ces corps dans des œuvres diverses, tandis que les derniers chapitres (9 à 14) élargissent cette catégorie aux transféminités puis aux féminités racisées.
Une femme regarde des hommes regarder des images de femme (I-IV)
6Cette première partie recense la critique détaillée de Laurence Pelletier par rapport aux figures de nudité qui apparaissent dans les corpus philosophiques. Sa thèse est la suivante : les auteurs masculins ayant réfléchi à la nudité en philosophie, par exemple Didi-Hubermann dans Ouvrir Vénus et Giorgio Agamben dans Nudités, ont dans leur travail une tache aveugle : le genre. Ce chapitre offre une conceptualisation rigoureuse du concept de gaze. Avec John Berger et Kenneth Clark, elle nous rappelle « l’enjeu ontologique que recèle la mise en spectacle de la nudité » (p. 20) : le regard ne se fait pas sans désir, désir qui reconduit la différence sexuelle. Cependant, chez ces auteurs, la dimension genrée de ce désir est forcément passée sous silence : de manière jouissive, elle établit une critique de la tache aveugle de leur travail philosophique en soulignant que le « nu féminin est le produit d’un désir hétérosexuel » (p. 22), qui est constitutif du féminin en tant que l’acte d’être regardée par un homme ; c’est ce qu’a montré Laura Mulvey avec sa théorisation du male gaze qui « condamne, ni plus ni moins, à vivre [la] féminité comme un spectacle, un déguisement, une mascarade » (p. 23). Une telle échappée ouvre une belle porte sur la théorie butlérienne. Dans la perspective poststructuraliste de Judith Butler, le sujet n’est pas le point de départ mais résultat de normes et de relations de pouvoir ; ainsi, le sujet « femme », par exemple, est le résultat d’une « construction politique qui se fait à des fins précises d’exclusion et de légitimation4 ». Ainsi, la féminité est une catégorie construite, un précipité qui se crée par itération et une « stylisation genrée du corps5 » qui s’approche de la mascarade, comme le montre le phénomène de la drag queen, figure paradigmatique du genre comme performatif.
7Mais l’ambition de Laurence Pelletier est de s’extraire de cette perspective poststructuraliste et de réfléchir à un sujet au sein d’une philosophie qui se fonde sur la matière : elle s’intéresse à la subjectivité d’une expérience féminine qui pourrait être encore possible au sein de ce régime du nu, qui reconduit « des relations de pouvoir et particulièrement des conflits de genre » (p. 23), constituant ainsi le féminin d’un point de vue hégémonique (blanc, hétérosexuel, etc.). Il faut attendre la fin de son livre pour qu’elle souligne que l’étude du « nu » a été une sorte de « prétexte » :
celui me permettant de penser un espace pour la pensée, la critique et l’écriture des femmes. Qu’elle apparaisse dans un texte sous forme de trope, métaphore, allégorie, ou sur la pellicule comme figure, la nudité féminine circonscrit voire proscrit l’énonciation des femmes, blanches et racisées, et leur accès aux champs de la connaissance et de la pensée à cause de leur sexe et de leur race. (p. 239)
8Dès lors, cette envie de réfléchir un espace qui appartiendrait en propre au féminin part du paradigme du nu en philosophie, qui sert donc de « principe épistémologique qui porte le sujet faisant face à la nudité à l’appréhension d’une connaissance de la condition humaine et subjective » (p. 27), en somme une métaphore abstraite du principe de dévoilement qui permet d’accéder à l’être. Dès lors, le féminin est réduit à « l’instrument, [au] support ou [à] l’écran d’une expérience ontologique se voulant universelle et sexuellement neutre qui précéderait l’ordre social » (p. 31). La critique féministe de cette subsumation universaliste d’un féminin qui disparaîtrait dans le point de vue masculin est monnaie courante depuis Luce Irigaray au moins ; mais Laurence Pelletier avance que ce n’est pas l’unique problème. À partir du tournant de la French Theory — qui n’est désignée que par un auteur, Jacques Derrida — on aurait affaire à la « féminisation » de la philosophie, qui serait une deuxième manière d’organiser la disparition du féminin, laquelle coïncide, relève Pelletier, avec la deuxième vague du féminisme qui visibilise la catégorie politique de « femme » dans le monde matériel (p. 50).
9La critique de la « déconstruction » derridienne va comme suit : si le féminin est pensé comme une « dérobade » (p. 36) au régime phallogocentrique, la catégorie « femme » disparaîtrait puisqu’elle ne serait plus associée à une position socio-historique, mais à un signifiant théorique que n’importe qui peut investir, selon la critique de la philosophe matérialiste Françoise Collin :
La dissémination de la différence sexuelle vise, bien sûr, à dépasser la logique binaire d’un système de pensée, mais cela a pour conséquence une démultiplication des identités et donc l’évacuation et l’effacement des conditions sociohistoriques des femmes en tant que dominées, et des violences qu’elles subissent comme groupe social. (p. 38)
10Nous voyons ici la difficulté conceptuelle d’une telle critique. Dans cette phrase, le rapport de cause et de conséquence établi entre la multiplication des identités possibles et l’effacement des dimensions matérielles de l’oppression peut se lire d’une manière conservatrice. En effet, un tel positionnement oublie, par exemple, l’origine de la critique butlérienne de la catégorie « femme », qui visait à la désessentialiser afin de dénoncer sa nature foncièrement excluante (pour les femmes trans, pour les femmes noires, pour les femmes lesbiennes, etc.). Cette critique ne renie pas la nécessité d’utiliser la catégorie comme opérateur politique, mais le fait dans une conception foucaldienne de l’identité. Autrement dit, elle considère que le corps est toujours-déjà pris dans un réseau de pouvoir6. La critique de Butler insiste sur la nécessité de prendre les situations particulières, historiquement gommées par l’analyse matérialiste qui fait du terme « femme » un groupe homogène.
11En contrepied, Laurence Pelletier veut s’intéresser à la matière des corps et proposer une pensée féministe différentialiste, « revisitée et réarticulée » (p. 38) dans un paradigme post-déconstructionniste : il s’agit « d’insérer la réalité anatomique et culturelle des femmes dans ces discours » (p. 39). Une telle démarche peut faire grincer des dents dans l’interprétation immédiatement essentialiste qu’elle convoque. Pour ce faire, l’autrice propose de penser d’un geste commun « l’ontologie et la théorie des genres » (p. 39) : si « le genre est l’essence de la femme », sa définition en tant que « construction à la fois culturelle et subjective [doit] être considérée [en] fonction de la situation sociohistorique » (p. 39). Autrement dit, il s’agit de donner à la femme et au féminin « une essence vidée mais résistante » (p. 39), quelque chose de l’ordre d’une forme sans contenu, afin de lutter contre la dématérialisation du féminin et de fournir à ce concept des armes ontologiques.
12Ceci vise à proposer une solution au paradoxe que représente la nudité féminine dans le discours philosophique hégémonique : constitué en tant qu’Autre, il doit sans cesse être repoussé dans les limbes de « l’inconnaissabilité » tout en étant un des fondements du discours philosophique, reléguant ainsi l’être de la femme, son ontologie, dans un non-être, car « son existence matérielle est assimilée à son idéalisation » (p. 45). Autrement dit, elle n’existe pas en dehors de cette idéalisation. C’est ici que Laurence Pelletier, en reprenant les travaux de Catherine Malabou, propose de résoudre l’aporie différemment, à travers le concept de « plasticité. » Forgée à partir d’Hegel, la plasticité vise à substantialiser et à matérialiser la forme philosophique, ici le nu féminin, en renversant le rapport du paraître à l’être7.
13En effet, pour Laurence Pelletier qui se livre à une lecture de la philosophie de Malabou, l’être est d’abord paraître, il est « une mise en forme [qui] ne peut être appréhendé[e] dans un processus fantastique/fantasmatique » (p. 48), ce qui implique que la notion de forme possède une matérialité en tant que constitutrice de l’objet lui-même et de son ontologie. Ainsi, il s’agit de réfléchir à la matérialité à partir de l’image de la femme :
Dans cette optique, j’avance que l’image d’une femme convoque bel et bien l’existence des femmes, leur réel ; cela les concerne, cela les regarde. La forme, et plus précisément la mise en forme des signifiants qui nous présentent une femme, a une consistance matérielle, une valeur de phénomène, une valeur référentielle sensible et empirique. (p. 50)
14Il s’agit donc de valoriser un regard différent, celui d’une femme qui regarde des autres femmes, et qui perçoit cette une matérialité grâce au regard inévitablement situé qu’elle possède en tant que femme. En d’autres termes, et bien que Laurence Pelletier ne s’inscrive pas explicitement dans cette tradition épistémologique, il y a bien la possibilité d’une identification qui produit un savoir spécifique à la situation. Ceci reflète les théories bien documentées d’une épistémologie féministe du point de vue situé, qui refuse de voir l’objectivité comme un point de vue surplombant8.
15Cependant, à cet endroit, on peine encore à percevoir la manière dont cette matérialité s’exprime et l’avantage analytique et conceptuel d’un tel projet. Car s’il entend resubstantialiser le féminin (par opposition à la « femme » modelée par l’homme) sans pour autant l’essentialiser et le figer dans une matière qui serait identique à elle-même, transhistorique et incapable de métamorphose, bref, en défendant une conception dynamique de la matière, la conclusion à laquelle l’autrice aboutit entend faire du féminin une « instance stratégique et désymbolisante » (p. 56), c’est-à-dire une effraction du réel dans le discours, plutôt qu’un inconnaissable Autre qui suscite le désir des philosophes. Les limites d’un tel projet, cependant, serait qu’il reconduit la binarité corps/féminin et esprit/masculin : en ramenant le féminin du côté du corps, d’un principe corporel (même s’il n’est que peu défini), n’est-ce pas rejouer, à un autre niveau, le binarisme métaphysique contre lequel les tenants et tenantes de la philosophie queer se sont ardemment battus9 ?
16Pelletier tente d’échapper à ce réductionnisme de la matière au corps lorsqu’elle précise sa définition du réel : suivant les travaux de Braidotti et Deleuze, il s’agit d’un ensemble contenant l’actuel et le virtuel, soit autant ce qui existe que ce qui se retrouve pris sous forme de virtualités (fantasmes, illusions, souvenirs). Le féminin existerait alors dans le réel comme virtuel, comme vecteur de potentialités (p. 66). Mais une telle conception large du réel ne résout pas l’aporie du projet intellectuel entrepris : si le féminin représente un virtuel, un devenir possible, il est renvoyé vers une forme d’idéalité, même atténuée.
Une femme qui regarde des femmes (V-VIII)
17Après nous avoir exposé les fondements de sa critique de la « féminisation » de la philosophie qui n’accueillerait l’image de la femme que pour la reléguer du côté du non-être et de l’irreprésentable, la philosophe s’intéresse ensuite à des exemples concrets. Le dénominateur commun de ses exemples est leur représentation de la nudité féminine, qui s’éloigne de la pulsion scopique du sujet regardant masculin. Face aux objets littéraires et cinématographiques qu’elle convoque, l’autrice prend la défense de ce qu’elle nomme en convoquant Susan Sontag une « lecture littérale » de l’œuvre, lecture située revendiquée comme telle qui est encore un geste rare et bienvenu dans les travaux universitaires de grande ampleur.
18Ce paradigme refuse l’herméneutique comme dévoilement d’une vérité cachée par l’œuvre d’art afin de sortir d’une « posture de suspicion et d’insatisfaction par rapport au réel et à son expérience » (p. 63). C’est en ce sens qu’il faut entendre la lecture littérale comme
une réflexion qui refuse l’idéalisation. Le sens littéral est contingent de l’acte d’énonciation. Il est situé (historiquement, culturellement, économiquement, sexuellement, racialement) et résiste au sens commun, au consensus. Il dénote un champ d’expérience absolument singulier, subjectif. Le sens littéral découle d’une expérience première, immédiate d’un sujet qui lit, d’un sujet qui voit, d’un sujet qui est touché. Comme ce sujet n’est jamais neutre, le sens littéral offre la possibilité de retourner l’image vers l’acte même de la lecture, vers le regard d’un sujet affecté par la différence. (p. 64)
19Cette idée d’une lecture littérale des œuvres vise à offrir un contrepoint face aux dynamiques de métaphorisation et d’idéalisation du nu féminin qui se retrouve toujours dans un rapport différé au réel. Il s’agit de défendre un aspect affectif de la lecture : la situation historique d’un sujet qui lit et qui voit, littéralement, grâce à sa position située de femme, non pas un nu féminin en tant que produit du regard masculin, mais bien un corps de femme nue, qu’elle décrit afin de donner à voir ce qu’est le « désirer être » du féminin. Mais les prémisses intéressantes de la lecture affective déçoivent justement à l’usage.
20L’« usage théorique » (p. 231) que Laurence Pelletier fait des textes et de ces œuvres (dont je n’aborderai que trois cas) aboutit à une lecture de ces expériences de lecture relativement déroutante ; paradoxalement, l’effet de retour à la matérialité du corps passe par une sensation, en tout cas du point de vue des études littéraires, de défamiliarisation totale des textes de leur contexte. Un exemple de cela se trouve dans son analyse du court texte controversé de Marguerite Duras, La Maladie de la Mort (1982) : ce texte met en scène un homme, qui en désire d’autres, qui paie une femme afin qu’elle reste nue dans son lit pendant plusieurs jours. L’usage que Pelletier fait du texte vise à montrer la manière dont la nudité de cette femme désamorce le régime d’un désir qui passerait par l’acte de dévoilement et de prédation :
La nudité féminine, et la profondeur factice du sexe de la femme — ce trou-là — renvoient au regard et corollairement au désir de capture. Au regard de ce désir, le roman de Duras l’encadre d’une aura suspecte qui en dévoile l’artificialité : en reportant, en étendant et en faisant déborder de notre vue le corps blanc de la femme, l’origine de l’image perd son socle. (p. 76)
21Pourtant, une telle analyse ne fait pas mention du scandale lié à la représentation de l’homosexualité dans le texte, qui s’est accompagnée de déclarations ambigües de la part de Marguerite Duras10. Dès lors, n’aurait-il pas été pertinent de souligner que c’est justement parce que c’est hors de cette mécanique hétérosexuelle — le protagoniste masculin étant homosexuel — que le corps apparaît ici comme cette instance « désymbolisante et désignifiante » ? Car le regard d’un homme désirant les hommes sur le corps d’une femme ne serait, en vérité, être le regard d’un homme sur une femme ; on pourrait soutenir qu’à l’instar des lesbiennes, les homosexuels, par leur existence même, font apparaître et contestent la matrice hétérosexuelle11. De plus, ce non-dit reconduit le stéréotype de l’homosexualité comme une hétérosexualité ratée, faisant de l’autre non pas la femme mais l’homosexuel.
22De manière surprenante, un autre problème de ce type apparaît dans l’un des exemples mentionnés : dans un extrait du Plaisir du texte (1973) de Roland Barthes convoqué et cité de manière partielle, les vêtements à travers lesquels le regard guette le corps sont des vêtements qui sont plutôt attribués au masculin : « la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) » (cité p. 61). Dès lors, ceci pose le problème que, dans certaine situation, ce désir de dévoilement peut se déployer dans des contextes différents que celui du dévoilement de la vérité philosophique défendu par une pulsion épistémologique masculinisée — par exemple, comme l’a montré Eve K. Sedgwick, ce régime de voilement/dévoilement est aussi celui qui permet de lire entre les lignes de récits sexuels, parfois, non-hétérosexuels dans un régime du dicible qui n’est pas celui du xxe siècle. Dès lors, si ce régime est en effet pris dans un rapport de pouvoir, et que le voilement est toujours une manière d’exclusion, l’« usage théorique » du point de vue unique du lieu de l’énonciation de la personne qui lit semble réduire le texte plutôt que l’ouvrir.
23Le parti pris de la lecture « littérale » ne semble pas forcément non plus évident dans l’interprétation que la philosophe fait du film Blue Velvet (David Lynch, 1986). L’analyse de la séquence d’ouverture, qui se clôt sur l’image d’une oreille coupée figure selon l’autrice le rapport entre nudité féminine et le son, régime « moins codifié par le pouvoir » (p. 91). Ces analyses convoquent une multiplicité d’angles et donnent à voir une image de la féminité dans laquelle le corps dénudé de Dorothy Vallens révèle un corps tuméfié qui montre les signes de la violence conjugale. Mais on échoue à voir en quoi cette expérience de la nudité donne une forme au sujet féminin par le son, compris dans sa matérialité. Enfin, le paradigme d’effraction dans le réel apparaît également dans l’analyse du SCUM Manifesto (1967) de Valérie Solanas, où le corps butch de Valérie apparaît sous forme de terrorisme dans le monde symbolique masculin qu’elle vit sous le mode de la « privation, en fonction d’une proscription » (p. 104), mais sans pour autant la définir non plus clairement comme positivité. On aurait aimé dès lors une clarification des différentes postures et définitions de ce féminin hors du régime de l’altérité.
Une femme se transforme (IX-XVI)
24Le propos se clarifie dans les analyses de My Mother. Demonology (1994) de l’autrice américaine féministe Kathy Acker qui réfléchissent à la nudité comme « ce que c’est d’être un corps, et plus précisément, être un corps sexué » (p. 122), dans un mouvement de « décentrement identitaire, sexuel » (p. 122) qui est celui de la rencontre sexuelle en elle-même. Cette valorisation de la sexualité en tant que rapport sexuel produit dans le texte un effet de défamiliarisation quant au corps lui-même et une « désorganisation de l’unité organique » (p. 126). En sortant complètement d’un régime phallique, l’héroïne de My mother. Demonology suit le principe qui suit : « If you can’t be it, fuck it !12 » (cité p. 139) En mettant en scène une sexualité qui se base sur une plastique en métamorphose, elle célèbre une sexualité qui « court-circuite » (p. 149) le rapport identitaire.
25Ce passage par la matérialité du désir et de la figuration des organes sexuels lui permet d’établir une critique bienvenue du concept de « transsexualité » chez Baudrillard, utilisé par l’auteur comme synonyme d’un principe d’artificialisation et de décadence de la société qui passerait par une indifférenciation sexuelle, sans égard pour la réalité matérielle et politique des personnes trans (p. 155). Prenant le parti inverse, Laurence Pelletier propose une lecture convaincante de l’impact des corps trans, sujet brûlant qui mérite d’être incorporé en philosophie, sur ce régime épistémologique de la vérité comme dévoilement : la dé-coïncidence entre les organes génitaux et le genre de la personne souligne une vision transféministe de la femme comme hypothèse, comme un advenir, ce qui lui permet d’articuler clairement le contenu du féminin : « l’objet d’un désir en tant qu’il est un exercice transformatif et qui n’implique pas nécessairement la réification d’un système binaire. » (p. 171) On ne voit cependant pas tellement l’aspect matérialiste d’une telle analyse, alors que des travaux sur le matérialisme trans existent13. Cette définition permet en effet d’éviter de percevoir les sujets trans, dans la lignée des critiques formulées par Jack Halberstam14, comme des « abstractions théoriques » (p. 169), soit un simple lieu idéal pour penser la dissociation entre organes génitaux, sexe (comme construit médical) et genre (comme construit social). Cependant, une telle critique relève encore d’une conception tronquée de la théorie du genre butlérienne. En effet, en pointant son aspect performatif, l’autrice de Gender Trouble n’affirme justement pas que le genre est « unilatéralement oppressif et aliénant » (p. 169) ; bien au contraire, si le genre est une suite de gestes appris qui modèlent le corps, il a un impact concret sur le réel — n’est pas une fiction théorique — mais possède par lui-même sa capacité à être réitéré sans s’inscrire immédiatement dans les codes de l’oppression — comme dans le cas des féminités trans.
26Cette incorporation de la matérialité des corps trans s’effectue par l’analyse de deux scènes de dénudements de corps transféminins, l’un avec pénis (The Crying Game, Neil Jordan, 1992) et l’autre après une opération de réassignation de genre (Tangerine, Sean Baker, 2015) (p. 158-159). Laurence Pelletier y voit la subversion de ce dévoilement épistémologique lié au corps féminin dénudé. Cette vision lui permet de proposer une réconciliation entre les tenantes d’un féminisme de la déconstruction qui désarticulerait la matérialité du corps de son genre, à l’opposé du cis gaze défini récemment par McKenzie Wark15 qui doit faire correspondre le genre perçu et l’anatomie, et les féministes issue du différentialisme de la deuxième vague qui voient dans les évolutions récentes le danger de la perte du « féminin »16. Selon Pelletier, inclure le féminin dans le féminisme, en considérant le transféminisme comme désirant le féminin compris en tant qu’« espace émancipateur pour les personnes trans » (p. 172), est montré comme une voie pour une vision plus inclusive du féminisme. Mais qui inclut-on ? Car il ne semble pas que les théories du genre performatif excluent, diabolisent, ou condamnent le féminin, en font une catégorie essentiellement mauvaise, ou visent à l’exclure des luttes féministes — ce que font, en revanche, les féministes qui se réclament du mouvement trans exclusionary, qui refuse de considérer les femmes transgenres comme appartenant à la catégorie de femme. L’abondance d’images du féminin, dans la théorie sous forme des figures de la drag queen17 et dans les communautés sous formes des figures ultra féminines et des catégories femme créées par la communauté ballroom essentiellement racisée, est souvent masquée par la réduction de ce dernier à une image unique, celle précisément que Pelletier désire éclater, diversifier et multiplier. En somme, si le postulat théorique diffère entre l’idée d’un genre performatif et d’une plasticité du féminin, les résultats semblent se rejoindre, avec un plus grand risque d’essentialisation du côté d’une théorie qui insisterait sur la matérialité des corps.
Définir est toujours exclure
27Mais le féminin exclut aussi d’autres femmes, comme les femmes noires, prises au piège entre un rapport d’hypersexualisation et de désexualisation. D’une part, la figure de la Sapphire, mauvaise, licencieuse, et vicieuse, est perçue comme une menace pour la femme blanche au sein du foyer conjugal (p. 187). D’autre part, la figure de la Mama, bestiale et asexuelle, se rapproche du corps virilisé des femmes esclavagisées18. Afin d’étudier la subversion de ces figures, Laurence Pelletier donne à voir la diversité de peaux qui peuvent s’exposer nues, en mobilisant des travaux photographiques de Deana Lawson, qui représente des corps noirs hors de cette épistémologie raciale (p. 201-207) et le roman de Jamaica Kincaid Lucy (1990) qui présente une femme noire vivant dans une posture de différenciation, mais d’égalité, avec les riches bourgeoises blanches qui l’entourent (chap. XVI).
28Après avoir mis sous nos yeux d’autres féminités, la question de la définition reste toutefois ouverte et peut-être encore caduque, car elle soulève le problème de l’exhaustivité. Que dire de la situation particulière des femmes lesbiennes ou bisexuelles qui posent sur les autres femmes un regard implicite ou explicite de désir, et de leurs écritures du corps ? Que dire de la défense de la féminité chienne d’Itziar Ziga, qui relève d’une conception du genre en tant que « copie sans original » qui laisse voir toutes ses ratures19 ? Que dire enfin des féminités associées aux représentations masculines, par exemple les fairies de Larry Mitchell20 ? La clôture de l’essai laisse un léger goût d’arbitraire, en le défendant jusqu’au bout, mais échoue à convaincre entièrement de la nécessité de construire une « définition “indéfinie” [du féminin] pour éviter l’uniformisation et en montrant les différentes formes et significations » (p. 235) : l’énumération forcément forclose confère à l’exclusion. La catégorie queer, nous semble-t-il, a été inventée exactement pour cela : signifiant vide que chacun et chacune peut investir à sa guise, elle accueille en son sein toutes les expressions du féminin comme du masculin.