Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2023
Novembre 2023 (volume 24, numéro 10)
titre article
Matthieu Protin

Beckett autrement : de l’utilité de la correspondance pour dépasser des idées reçues

Looking at Beckett from a different viewpoint: how the edition of Beckett’s letters challenge our prejudices
Samuel Beckett, Lettres, trad. André Topia et Gérard Kahn, 4. vol., EAN 9782070139743 ; 9782070129959, 9782070147571 & 9782072724008.

1Longtemps la correspondance de Beckett s’est résumée, aux yeux du grand public, à une lettre : celle, adressée à Michel Polac, datée du 2 janvier 1952, et envoyée à l’occasion de la diffusion radiophonique de la pièce En attendant Godot. Une lettre, une seule, mais dont l’impression au dos de chaque exemplaire actuel d’En attendant Godot a connu une diffusion d’une extraordinaire efficacité. Grâce à celle-ci, et faute d’une approche critique de l’ethos du naïf déployée dans ces lignes par le dramaturge irlandais, s’est peu à peu bâtie une image quelque peu déformée, pour ne pas dire simpliste, de Samuel Beckett. En effet, la déclaration faite dès le deuxième paragraphe de cette missive destinée à être lue lors de l’émission – « Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas » (t. 2, p. 339) – a parfois été prise un peu trop au sérieux, dans un oubli gênant de la capacité d’auto-dérision de l’auteur, de son goût presque potache du canular et du caractère éminemment stratégique de ses assertions, dans un contexte où dominait l’impératif sartrien de l’engagement. Ainsi s’établit une doxa : Beckett se serait livré, presque par accident, à l’écriture dramatique. Une lettre donc, qui finira par résumer l’auteur et son œuvre la plus célèbre, puisque l’on en fait désormais la quatrième de couverture de Godot. Lettre pourtant suspecte à plus d’un titre : Beckett ne s’y montre pas sincère, la sachant destinée à une lecture publique. L’objectif était clair : brouiller les pistes en brouillant l’épître.

2Beckett fut pourtant loin de n’être l’auteur que d’une seule lettre : épistolier assidu, sa correspondance abondante (plus de 20 000 lettres) a longtemps nourri les travaux de nombreux spécialistes. Donner à un public plus large accès à ces lettres souvent passionnantes, tel était le sens de l’entreprise collective1 menée sous la direction du professeur Dan Gunn (American University of Paris) durant deux décennies. Initiée dans les années 1990, après le décès de Samuel Beckett (1989)2, elle trouva son aboutissement dans la publication, par Cambridge University Press, de 2009 à 2016, de quatre volumes de ces lettres, dont Gallimard assure l’édition en français. Au portrait trop parcellaire livré par l’unique lettre jusqu’alors connue dans le domaine francophone, la publication d’une partie importante3 de la correspondance de l’auteur offre donc un remède : de la même façon que la multiplication des pixels permet de gagner en résolution et d’avoir une image plus nette, aborder Beckett à travers ses lettres, nombreuses, offre une appréhension plus juste de l’auteur. Oui, dans le cas de Samuel Beckett, auteur connu et reconnu mais aussi trop souvent méconnu, résumé à quelques formules – « théâtre de l’absurde », « Godot c’est godasse » – et à quelques clichés – « ses didascalies doivent être respectées et prises au pied de la lettre », « sa mise en scène est inscrite dans le texte4 » – cette publication constitue bien un événement considérable. Si l’on ne peut évidemment occulter certaines velléités commerciales5, la correspondance de Beckett s’avère absolument essentielle pour aborder l’auteur et son œuvre : d’une part parce qu’elle constitue, à bien des égards, l’esthétique ou la poétique que l’auteur n’aura jamais écrite6 ; d’autre part parce qu’elle offre une vision complexe d’un auteur qui s’est avéré peu disert en public mais extrêmement prolixe ; enfin parce qu’elle reste aussi l’œuvre d’un écrivain qui, même en écrivant des lettres, ne cesse jamais de cultiver un goût du style et de la formule qui font de lui un grand épistolier. Sans doute les lettres de Samuel Beckett ne seront-elles jamais inscrites au programme de l’agrégation… toutefois, elles recèlent, pour le lecteur assidu, bien des plaisirs et des découvertes. Ce sont ces dernières que je vais tenter de mettre ici en évidence7.

Où s’offrira une vision différente d’un auteur que l’on croyait connaître…

3Publier, éditer, ce fut pendant longtemps mettre en lumière : et c’est effectivement toute une part d’ombre que l’édition des lettres de Beckett vient ramener au jour. Non pas la dimension obscure, axiologique, moralisatrice que l’on prête parfois à ce genre d’entreprise, mais, très concrètement, le fait de donner à voir et à lire un pan de l’activité de Beckett jusqu’alors inconnue du public, hormis le cercle des spécialistes. Les lettres sont partie prenante des archives et elles sont décisives parce que Beckett s’y montre sous un jour tout autre que dans ses prises de parole publiques. Si, dans certains échanges, il se montre toujours discret, voire taquin, c’est le plus souvent avec beaucoup de plaisir qu’il détaille les enjeux de son travail, explicite sa conscience des effets produits par son œuvre. Bref, loin de l’apparente légèreté que laissait supposer la lettre à Michel Polac, c’est un artiste parfaitement conscient qui se révèle, qu’il s’agisse de réflexions autour d’œuvres romanesques ou bien théâtrales. Ramener au jour ce corpus, c’est aussi ramener au jour un Beckett moins austère, qui ne craint pas de se livrer à des jeux de mots faciles, rabelaisiens, ou bien qui témoigne de son émotion devant certaines œuvres, et qui parle aussi, beaucoup, de plaisir. Par ailleurs, ce n’est pas le moindre enjeu que de rappeler à quel point il pouvait se montrer soucieux de la réception de ses œuvres. Ses remarques peuvent aussi concerner la lecture : ainsi, Beckett tient à la préservation de certains échos dans la présentation de Godot, quand il demande à Barney et Loly Rosset de ne pas substituer de simples premières lettres à la reprise en entier des noms des personnages dans les didascalies :

Mais je préfère le nom en entier. Leur répétition, même quand les paroles qui leur correspondent ne font pas plus qu’une syllabe, a sa fonction en ce qu’elle renforce le texte répétitif. Les symboles introduisent de la variété et l’ensemble est sous le signe de la monotonie. (t. 2, p. 432)

4D’autres observations concernent la scène, comme lorsque Beckett s’inquiète de l’ennui possible qui pouvait surgir devant certains commencements, tels celui de Dis Joe. Écrivant à son metteur en scène américain Alan Schneider, il commente quelques-unes des innovations trouvées lors de la mise en scène :

À Londres, le seul son en dehors de la voix était celui des rideaux et de l’ouverture et de la fermeture de la fenêtre, de la porte et du placard. Mais à Stuttgart nous avons ajouté le son des pas quand il se déplace et nous avons rendu cela intéressant en lui laissant une chaussette à moitié enlevée et une chaussette et une pantoufle. Chaussette à moitié enlevée parce qu’au début il est en train de l’enlever pour aller se coucher quand il est soudain interrompu par l’idée ou l’impression qu’il entend un bruit et qu’il ferait mieux de faire un dernier tour pour s’assurer que tout est en ordre. (t. 4, p. 120, je souligne)

5La lettre, on le voit, témoigne encore d’un tout autre Beckett que celui qui serait à la fois fermé à toute modification par rapport aux didascalies initiales – on remarque ici qu’il modifie les différentes actions scéniques – et incapable d’en dire davantage sur ses créations – il justifie parfaitement l’action avec une motivation interne digne de la vraisemblance classique. Surtout, en projetant de « rendre cela plus intéressant », Beckett pense à la fois au rendu sonore – le contraste entre le bruit du pied chaussé d’un chausson et celui à moitié enfoncé dans une chaussette – et à l’image ainsi façonnée, qui, par son incongruité, suscitera des interrogations chez le public : pourquoi Joe interrompt-il son action ?

6Bien sûr, l’édition restant fidèle à la volonté de Beckett, on ne verra pas ramené à la surface les échanges les plus personnels et les plus intimes : restera donc dans l’ombre une autre part de Beckett, celle de l’homme privé. Sans totalement renouer avec le débat Proust contre Sainte-Beuve, on peut craindre que ce partage quelque peu artificiel entre le privé et le public, entre le personnel et l’artistique, ne nous ait privé de quelques stimulants documents, tant les deux dimensions peuvent se mêler. Il n’en reste pas moins que l’énorme quantité de lettres mises au jour par l’édition de Gallimard contribue à ouvrir des perspectives nouvelles, sinon pour les spécialistes, du moins pour un public plus large. Au fil des années et des lettres, se façonne peu à peu un autre Beckett : la publication de la correspondance favorise ainsi un dépassement de certaines idées reçues, cultivées justement par la lettre écrite par Beckett à Michel Polac.

De l’auteur qui « ne connaît rien » à l’un des derniers encyclopédistes

7Si l’on considère l’affirmation de Beckett citée plus haut, celle de sa méconnaissance totale du théâtre (« je n’y connais rien », « je n’y vais jamais »), force est de constater que la correspondance montre plutôt à quel point Beckett non seulement connait le théâtre (rappelons qu’il donna un cours sur Racine au Trinity College et qu’il écrivit8 The Kid, une parodie du Cid de Corneille lorsqu’il était jeune étudiant), mais qu’il s’y rend régulièrement, et qu’il aime en parler et se tenir au courant de l’actualité. C’est le cas, par exemple, en 1930 lorsque l’auteur se trouve encore en Irlande :

J’ai vu une « comédie poétique » solitaire d’Austin Clarke, le « Hunger Demon », au Gate. Vraiment pernicieux. Et une reprise de Dervorgilla par la vieille poisse Gregory. Un débris de caniveau. Conçu vulgairement et écrit vulgairement et bien sûr en renfort l’ineffable garce Crown, jouant l’amante royale comme Frau Lot pétrifiée en une condamnation symbolique du Libre Échange. (t. 1, p. 140)

8C’est encore le cas lorsqu’il voyage en Allemagne, au milieu des années 1930, comme en témoigne une lettre à Mary Manning Howe :

J’ai vu Maria Stuart de Schiller au Schauspielhaus. La pièce reste vivante pendant 4 actes sans trahir par quels moyens elle continue à vivre. Puis Werner Krauss dans Gyges de Hebbel qui est de la si bonne poésie que ça ne prend absolument jamais vie. Krauss est un grand acteur, le meilleur que j’ai vu. (t. 2, p. 479)

9C‘est encore et toujours le cas, à Paris, dans les années 1950, quand Beckett annonce à Pamela Mitchell, dans une phrase en elle-même savoureuse par la conjonction clownesque qu’elle façonne : « Je vais au Cirque Médrano ce soir avec Lucky, pour voir Buster Keaton » (t. 2, p. 446 ; lettre du 12 janvier 1954). Cette fréquentation assidue ne se démentira pas par la suite. Ainsi dans les années 1960, Beckett se rend-il aux lectures des œuvres d’Arrabal organisées par Jean-Marie Serreau, comme il le raconte à Barney Rosset dans sa lettre du 20 mars 1959 : « Je suis allé écouter la lecture d’Arrabal au Montparnasse Poche et j’y ai pris grand plaisir, très bien présenté par Serr[e]au et d’autres, des extraits, rien du Cimetière qui je pense est probablement le meilleur, même si Les 2 Bourreaux devrait bien rendre » (t. 3, p. 299).

10La comparaison de lettres appartenant à des périodes différentes permet de saisir, sur le long terme, que le lien de Beckett avec le théâtre tel qu’il se joue et tel qu’il se crée ne se relâchera jamais – bien au contraire. Cela favorise aussi une meilleure compréhension de la récurrence de certains questionnements chez l’auteur, mais montre aussi les limites d’un titre comme « les années Godot » (t. 2). Nombre des lettres les plus riches et les plus intéressantes concernant l’œuvre interviendront en effet dans les années 1960 et 1970, à des moments où Beckett assume, en Allemagne, lui-même la mise en scène de la pièce, ou travaille avec le San Quentin workshop sur des projets de reprise. La correspondance témoigne d’une curiosité insatiable, et ce qui vaut pour le théâtre vaut d’ailleurs pour tous les domaines artistiques. On trouvera aussi bien des lettres consacrées à la peinture, à la musique, au ballet, à l’opéra, à des poètes, à des romanciers, français, anglais, irlandais, italiens, espagnols… Bref, tout ce qui contribue à faire de Beckett l’un des derniers auteurs encyclopédiques du xxe siècle. Son érudition le hisse sans peine au rang des Rabelais, Queneau et autres grands amateurs de connaissances et d’arts.

De l’auteur qui refuse l’explication à l’auteur soucieux d’être compris

11Mais la publication de la correspondance ne donne pas seulement à voir l’étendue de la culture de Beckett et la régularité de sa fréquentation des théâtres : elle est aussi l’occasion d’observer la mise en place, par l’auteur lui-même, d’une véritable exégèse de certaines de ses œuvres, tout en témoignant d’une conscience indéniable des effets et de la rhétorique. On trouve ainsi des passages très éclairants sur les effets de structure dans Murphy, notamment dans une lettre à Thomas MacGreevy datée du 7 juillet 1936, où Beckett expose les enjeux compositionnels de la fin de son roman, avec une clarté que ne renierait pas un théoricien classique :

Très tôt, lorsque les scènes de la morgue et du Round Pond me sont venues à l’esprit comme la fin nécessaire, j’ai vu la difficulté de suivre autant le « fin » de Murphy lui-même. Il semblait y avoir 2 issues. L’une était de laisser la mort parvenir à son aboutissement dans un véritable paroxysme, le reste étant clairement un épilogue (par certains des moyens que tu suggères. J’ai pensé par exemple à mettre là la partie d’échecs comme une section autonome). Et l’autre, que j’ai choisie et sur laquelle j’ai essayé de jouer, était de ne pas donner trop d’importance à la mort et de continuer de façon aussi détachée et de finir aussi brièvement que possible. J’ai choisi cette solution parce qu’elle me semblait plus cohérente avec le traitement de Murphy tout au long du roman […]. » (t. 1, p. 412‑413)

12On peut également mentionner, à propos de la question du passage de l’anglais au français comme langue de création littéraire, la célèbre lettre à Axel Kaun du 9 juillet 1937 (t. 1, p. 561‑564), ou encore des listes très précises adressées aux metteurs en scène, comme la lettre du 14 décembre 1955 destinée au metteur en scène américain Alan Schneider, et qui contient, enclose, une autre lettre, également datée du 14 décembre, adressée à Peter Hall, metteur en scène de la première londonienne de Godot. Il serait trop long de reprendre l’intégralité de leurs contenus, on observera seulement que, contrairement à ce que Beckett déclarait à Michel Polac – « Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention » (t. 2, p. 339) –, l’auteur a bien quelques idées à partager, par exemple sur la chanson qui ouvre l’acte II : « La chanson. Air ci-joint. Vladimir devrait avancer tout à fait sur le devant de la scène, parodier l’attitude de la cantatrice amateur et chanter avec une émotion exagérée. Ce qui l’arrête, c’est le mot tombe. Il rumine sur la mort. » (t. 2, p. 565) Donc non seulement Beckett voit avec beaucoup plus de précision qu’il ne le prétend dans sa lettre de janvier 1952, mais il s’intéresse à l’intériorité des personnages, à leurs pensées, ce qui va à l’encontre, ici encore, d’une autre déclaration : « Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive » (t. 2, p. 565).

De l’auteur solitaire à l’auteur inscrit au sein d’un réseau non négligeable

13Toute correspondance s’inscrit dans un réseau de relations et d’échanges, et ce n’est pas le moins fascinant d’observer la manière dont Beckett se situe face à ses relations nombreuses, complexes, et se montre tout à fait conscient des logiques à l’œuvre dans le champ littéraire et artistique de son époque. Ainsi constate-t-il rapidement l’échec de sa tentative d’entrer dans ce champ par le biais des Temps Modernes : la lettre de septembre 1946 qu’il adresse à Simone de Beauvoir, à la suite de la décision de la revue de ne pas publier la seconde partie de sa nouvelle Suite, en témoigne : « J’ai suffisa[m]ment confiance en vous, finalement, pour vous dire tout simplement mon sentiment. Le voici. Vous m’accordez la parole pour me la retirer avant qu’elle n’ait eu le temps de rien signifier. Vous immobilisez une existence au seuil de sa solution. Cela a quelque chose de cauchemar-[d]esque » (t. 2, p. 136). A contrario, on observera la solidité du compagnonnage que Beckett saura établir avec tout un réseau de femmes et d’hommes de théâtre, liés par des expériences multiples, souvent façonnées pendant la Seconde guerre mondiale, et que l’on retrouvera au fil des ans. Roger Blin, bien sûr, mais aussi Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, Pierre Chabert, Jean-Marie Serreau, trop souvent réduit au rôle – déjà important – de propriétaire du Théâtre de Babylone où se jouera la première de Godot, mais qui collaborera aussi par la suite à de nombreuses reprises avec Beckett, notamment sur Comédie – et ce n’est là que le versant français de ce réseau. Il y a bien là, pour les sociologues de la littérature et du théâtre, et pour les historiens de l’édition, des éléments passionnants à explorer. Preuve, s’il en était besoin, que si cette correspondance offre un aperçu inédit sur la figure de Beckett, elle constitue aussi un outil et un atout pour les chercheurs.

Où l’on comprendra en particulier ce qu’écrire du théâtre veut dire… et ce qu’une correspondance peut apporter aux études et aux recherches

14Si la correspondance permet de rompre avec la conception d’un Beckett uniquement réduit à son statut d’auteur de théâtre, et davantage encore d’auteur de Godot, on pourra cependant observer (mais peut-être est-ce dû aussi aux centres d’intérêts de l’auteur de la présente recension) que les lettres sont particulièrement précieuses pour rompre avec la vision d’un Beckett qui serait tyrannique dans le domaine théâtral. Beckett a, certes, ses exigences, mais l’on voit aussi à quel point il sait et peut travailler de façon collective, une dimension essentielle de l’activité théâtrale. Cela ne supprime nullement les tensions qui peuvent exister, mais montre encore une fois un autre visage de Beckett. Surtout, cela rappelle à quel point, dans son cas, l’écriture est toujours restée profondément liée à l’activité scénique. Ce lien apparaît très clairement dans une lettre, importante et pourtant relativement inconnue, adressée par au danois Christian Ludvigsen, le 8 décembre 1966 :

Godot à mon avis est insuffisamment « visualisé » dans son écriture. Les autres pièces, je les ai vues plus clairement, comme le montrent les indications scéniques.
La scène mentale sur laquelle on se meut en écrivant et la salle mentale d’où on la regarde sont des substituts très inadéquats à la chose elle-même. Et cependant, sans elles, il est impossible d’écrire pour le théâtre. Mon expérience est que la vision mentale et les indications scéniques qui en découlent sont valables dans l’ensemble mais doivent souvent être rectifiées, voire modifiées, en fonction non seulement de l’espace réel du théâtre, mais aussi des interprètes. C’est ainsi que dans notre dernière production de Endgame, avec les acteurs irlandais, j’ai jugé nécessaire de simplifier très considérablement le mime d’ouverture (fenêtres, escabeau, etc.). Ça a indiscutablement gagné dans cette mise en scène, mais aurait pu avoir un effet négatif dans une autre. Il est vraiment impossible de savoir avant d’être dans le théâtre, avec tous les éléments en place. (t. 4, p. 149)

15Il y a plusieurs raisons de citer ce passage aussi longuement. D’une part, l’extrait montre le caractère réducteur du titrage du second volume de l’édition de la correspondance, « Les années Godot », puisqu’en réalité, comme je l’évoquais précédemment, on trouvera aussi bien des développements éclairants dans les lettres plus tardives, notamment à partir des années 1960-1970 où Beckett met en scène ses propres pièces, dont Godot au Schiller-Theater de Berlin. D’autre part, cela donne un aperçu plus clair du ton du « Beckett au travail », qui diffère de l’adresse publique où il adopte volontiers un ton badin, voire provocateur, dont la dérision est trop souvent mal perçue9. Quand Beckett s’adresse à d’autres artistes, il leur parle avec une grande clarté. Son concept de « scène mentale » n’est pas sans rappeler la scène « modèle » évoquée par Dort – « [u]ne scène imaginaire – un modèle – est, en quelque sorte, antérieure au texte dramatique et le régit » (Dort, 1995, p. 253) – et s’avère particulièrement éclairant pour les chercheurs en études théâtrales.

16La publication de la correspondance de Beckett n’est donc pas qu’un événement pour le grand public des amateurs de théâtre, qui trouveront ici matière à mieux appréhender et aimer Samuel Beckett. Elle constitue aussi une ressource précieuse pour la recherche, en donnant accès à de nombreux documents, et surtout en arrachant ceux-ci aux archives, dont on reconnait le charme, mais qui posent des questions d’accessibilités et de coûts qui ne sont pas négligeables. Une édition favorise ainsi les travaux actuels et vient aussi nourrir des travaux futurs, tant la richesse de cette correspondance est encore loin d’avoir été épuisée…

Où l’on constatera cependant quelques manques dans cette édition, mais plus largement dans la diffusion et l’édition des archives beckettiennes en France

17Redisons-le, cette publication est, évidemment, une excellente nouvelle, et ce autant pour les amateurs éclairés, les néophytes, ou pour les spécialistes les plus acharnés. Chacun y trouvera matière à réflexion, à étonnement, et, tout simplement, un indéniable plaisir. Cependant, une telle édition ne va pas sans faire naître quelques regrets.

18Un premier regret, qui pourra sembler paradoxal, concerne le choix éditorial de ne pas conserver (contrairement aux éditions anglaises) le plurilinguisme à l’œuvre dans la correspondance. La traduction française, de très bonne facture au demeurant, donne ainsi l’impression d’une unité linguistique quand le choix fait par les anglo-saxons de conserver les lettres dans leur langue originale, en y ajoutant au besoin une traduction, favorisait une compréhension plus nette des enjeux de l’utilisation des différents idiomes. Des différences peuvent en effet exister entre l’écriture anglaise et française, et on voit aussi s’affirmer une écriture allemande, qui jouait notamment un rôle central dans le passage de Beckett à la mise en scène. Bien sûr, le choix d’un maintien des langues originales aurait un coût, puisque l’ajout de traductions contribuerait à augmenter significativement le nombre de pages. Toutefois, cela permettrait de conserver le plurilinguisme de Beckett – un phénomène important dans l’œuvre de l’auteur, qui a souvent été étudié10. Le conserver, c’est faire le choix de respecter cette spécificité, même s’il faut noter que l’édition française mentionne à chaque fois la langue d’écriture originale de la lettre. Mais le notifier ne suffit pas à le faire ressentir. Ainsi, il n’est pas anodin que la lettre à Axel Kahn sur le passage de l’anglais au français comme langue d’écriture soit rédigée en allemand, et il est important, pour certains passages traduits, de pouvoir se référer au texte anglais pour retrouver certaines nuances. Par exemple, le caractère métathéâtral des expressions choisies pour analyser les œuvres romanesques11, pourtant très important quand on travaille sur la génétique de Godot, disparaît dans la traduction française, alors que les termes anglais évoquent bien un spectacle : « the ironical replis and giving away of the show pari passu with the show » (Beckett, 2009, p. 129). Une traduction littérale, bien que sans doute moins élégante, parlerait alors de « dévoiler le spectacle pendant le spectacle » : une expression tout sauf anodine s’agissant d’écritures romanesques du xviiie siècle qui sont irriguées par une indéniable théâtralité, et qui innervent l’écriture théâtrale de Beckett, comme en témoigne une œuvre inachevée comme Human Wishes. Le choix de l’uniformisation linguistique n’est donc pas anodin. Assurant un indéniable confort de lecture, il amoindrit malgré tout l’intérêt de cette publication pour celles et ceux qui voudraient y puiser des documents pour la recherche. Un choix a été fait, ici, et il n’est pas sans conséquences. Il s’accompagne en outre d’un certain nombre d’erreurs dans la constitution des index, outil pourtant essentiel pour naviguer parmi les milliers de pages des quatre volumes. Pour ne prendre qu’un exemple, le recensement du nom « Diderot » dans le premier volume est fautif. Il manque plusieurs occurrences, non des moindres, et la page citée ci-dessus, où le nom de Diderot apparaît deux fois, ne fait pas partie des quatre occurrences mentionnées dans l’index. Une rapide comparaison avec l’index de l’édition anglaise, où le nom de Diderot est mentionné six fois, et uniquement dans les lettres12, aurait suffi à susciter des interrogations sur l’exhaustivité de l’index en question. Gageons que ces erreurs seront corrigées à l’occasion de rééditions futures : elles n’en demeurent pas moins gênantes.

19Ces deux regrets pourraient sembler constituer des détails – et l’on me dira, sans doute, une fois encore, que les spécialistes auront tout loisir de consulter les versions anglo-saxonnes, voire de se rendre aux archives. Sans doute. Il n’en reste pas moins qu’étant donné le retard colossal pris dans la publication des archives de Beckett en France, on aurait pu espérer qu’un soin tout particulier soit pris à l’édition de la correspondance, justement parce que cela constitue un événement, et un événement extrêmement rare dans le domaine francophone. Non que l’édition de cette correspondance n’ait pas constitué aussi un événement important dans le domaine anglo-saxon : mais il y existait déjà, en langue anglaise, l’intégralité de la correspondance de Beckett avec Alan Schneider (Harmon, 1998), les carnets de mise en scène en fac-simile avec reproduction intégrale des modifications textuelles apportées aux œuvres (Gontarski, 1992 ; Knowlson, 1985, 1992 ; Knowlson et McMillan 1993), le carnet de voyage de Beckett en Allemagne (Nixon, 2011) et le recensement intégral de la bibliothèque de l’auteur (Von Hulle et Nixon, 2013) ; ainsi que, en langue allemande, des documents sur sa mise en scène de Fin de partie (Haerdter, 1969) ; ou bien, en anglais à nouveau, les premiers carnets, ceux notamment du Dream Notebooks (Pilling, 1999). En France ? Rien. En français ? Quasiment13 rien. Il y a là un problème important que la publication de la correspondance ne suffit pas à résoudre.

20Il manque, en France, une véritable politique d’édition savante de Beckett. La France est le pays où cet auteur irlandais s’est métamorphosé en auteur de théâtre parisien d’avant-garde. Mais c’est aussi le pays où cet auteur fécond, qui n’aura eu de cesse de penser et repenser son œuvre, de la faire évoluer, de la réécrire au fur et à mesure que s’approfondissait sa relation avec la scène, s’est, en définitive, fossilisé. Certes, la correspondance permet de dépasser, un peu, l’image de Beckett qu’entretient année après année la lettre à Michel Polac apposée par les éditions de Minuit sur toutes ses éditions. Mais cela ne suffit pas, et c’est justement parce qu’une publication comme celle des lettres change bien des choses, qu’il est nécessaire qu’existent enfin, en langue française, des éditions critiques, savantes, tenant compte des variantes et des changements apportés aux textes, de tout ce qui, enfin, fait la vie artistique d’une œuvre. C’est aussi cela que vient rappeler cette correspondance et que nous avons, en France, oublié, depuis trop longtemps déjà, quand il s’agit de Samuel Beckett.