Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Octobre 2023 (volume 24, numéro 9)
titre article
Lénaïg Cariou

Réinventer la fiction, réinventer nos vies

Reinventing fiction, reinventing our lives
Nancy Murzilli, Changer la vie par nos fictions ordinaires. Du tarot aux rêves éveillés, comment nous mettons nos avenirs en jeu, Paris : Premier Parallèle, 2023, 200 p., EAN 9782850611278.

1Dans son livre Changer la vie par nos fictions ordinaires, Nancy Murzilli propose un manuel théorique et pratique d’analyse des fictions qui peuplent nos vies quotidiennes, et invite lectrices et lecteurs à prendre conscience de leur influence sur nos vies. Pour ce faire, elle identifie un « panel de pratiques fictionnelles » (p. 17) — lire l’avenir dans les cartes de tarot, s’inventer des ami·es imaginaires, jouer aux jeux de rôles, mentir, réécrire son histoire personnelle, pratiquer la sorcellerie, dialoguer avec les morts — qu’elle explore successivement dans les différents chapitres de l’ouvrage, structuré par des questions, à la manière des livres de développement personnel.

« Un peuple de fictions »

2L’autrice part du constat initial suivant : « Trop longtemps, nous ne nous sommes intéressés aux fictions que pour leur usage esthétique. » (p. 14) Or, « la fiction n’est pas seulement ce travail de l’imagination, mais aussi un moyen de performer le possible » (p. 15). Partant de cette hypothèse de départ, Nancy Murzilli forge le concept de « fictions ordinaires », qu’elle oppose aux fictions artistiques ou littéraires. Les fictions ordinaires, écrit-elle, sont « celles que nous produisons sans intention artistique, uniquement pour nous donner les moyens de nous orienter dans le chaos de l’existence » (p. 12) : ce sont des « expériences de pensée » (p. 12) que nous faisons tous et toutes au quotidien, sans même nous en rendre compte.

3Un des objectifs du concept de « fiction ordinaire » est de porter un regard critique sur le « mythe de l’autorialité » (p. 16), qui fait des fictions le privilège de quelques-uns, dont on retiendra le nom et la signature, mais qui oublie trop souvent « la contribution de ceux qui les font exister ex post et ex ante, ceux qui les inspirent, ceux pour qui on leur donne naissance, ceux qui en sont la cause, ceux qui les fabriquent avec nous, ceux qui les essaient, les prolongent, les réalisent, ceux qui les transforment, les déforment, les contrarient, ceux qui en font l’ordinaire et leur propre ordinaire » (p. 16). Les fictions ordinaires démocratisent la notion de fiction.

4Penser la fiction ordinaire, nous dit Nancy Murzilli, c’est redonner à la fiction sa dimension foisonnante et dissidente, se rappeler que nous vivons, tous et toutes, à chaque instant de nos vies, au sein d’une forêt d’arborescences fictionnelles qui peuplent nos esprits et nos actions. C’est re-collectiviser la fiction, aussi : lui ôter le vernis du génie pour la remettre en circulation, et reconnaître qu’elle circule en réalité de main en main ; « nos fictions, toutes nos fictions, sont ordinaires : ordinaires, car ordinairement partagées, ordinairement présentes dans nos vies, pleines de nos petites joies et misères quotidiennes » (p. 16).

5Ce « peuple de fictions » (p. 9) que décrit ici l’autrice, a pour intérêt tout à la fois de proposer une définition élargie de la notion de fiction, et de l’ancrer dans nos vies.

Performativité de nos fictions ordinaires

6Nancy Murzilli déplace par ailleurs la question de la fiction de la question ontologique de sa véridicité ou de sa vraisemblance à celle, pragmatique, de son agentivité. Pour ce faire, elle s’inscrit dans la lignée des philosophes du langage ordinaire et du courant pragmatiste : Austin, Wittgenstein, Dewey, Rorty. La fiction, nous dit-elle, « fait être ce qui est dit » (p. 13) ; elle est davantage du côté de l’action que de la contemplation. Nos fictions ordinaires sont à la fois performatives et prédictives : « en présentant les choses et les événements comme s’ils existaient (avaient existé ou existeraient), les fictions les inscrivent dans notre temporalité » (p. 11).

7Nous sommes nombreux·ses, parmi les littéraires, à avoir la certitude intime que certains livres ont changé nos vies, à avoir cherché, page après page, dans les romans de notre enfance, les réponses aux questions que nos existences posaient ; mais peut-être a-t-on plus de mal à reconnaître la manière dont nos constructions mentales, « ces fictions que nous bricolons au quotidien pour vivre et survivre » (p. 12) influent sur notre avenir et ré-inventent notre vie. Calvin, le héros de la bande dessinée de Bill Watterson Calvin et Hobbes, se raconte que son tigre en peluche est vivant ; il lui parle, fait les quatre cents coups avec lui, en fait son compagnon de jeux et d’existence. Ce faisant, il s’invente un ami qui modifie totalement son expérience du monde, sa manière d’agir au quotidien – dès lors, est-il nécessaire de se demander si le tigre est réel ou fictif ? Pour les parents, c’est un simple doudou, pour Calvin, son meilleur ami félin ; l’auteur préserve volontairement l’ambiguïté, en alternant, dans ses dessins, entre l’un et l’autre.

8Outre l’exemple marquant de Calvin et Hobbes, que propose Nancy Murzilli au chapitre 3 (qui traite des ami·es imaginaires), le livre regorge d’exemples divers et variés, empruntés à la culture populaire comme à la littérature, qui illustrent l’agentivité de nos pratiques fictionnelles. L’exemple le plus frappant demeure celui du tarot divinatoire (au chapitre 2) qui, en interrogeant l’avenir, s’avère être « un moyen de réintroduire du possible, du hasard dans nos vies » (p. 15‑16). Dans le dialogue entre les cartomanciens et leurs consultants, nous dit l’autrice, se négocie une réponse commune à la question posée, qui dès lors influera sur la manière dont la consultante vivra les expériences futures qui se présenteront à elle. C’est le cas de Cléo, dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, qui commence par un tirage de tarot : parce qu’elle a lu dans les cartes la menace de sa propre mort, Cléo vit les heures qui suivent avec une intensité toute particulière.

9Si les fictions ordinaires ont, selon Nancy Murzilli, le pouvoir de (nous) changer, c’est parce qu’elles nous affectent ; ce sont des « expériences affectives de pensée » (p. 29). Peu importe, en réalité, que la prédiction se réalise ou non : le fait même de se projeter et de l’éprouver modifie le cours des événements qui vont suivre. Ainsi, nos fictions ordinaires « réforment le visible en donnant vie à ce qui est invisible » (p. 14) et, comme la divination, font advenir par la parole de nouveaux possibles.

Politiques de la fiction

10« Nos fictions ordinaires, écrit Nancy Murzilli, nous construisent en tant qu’êtres sociaux et exercent nos compétences relationnelles. » (p. 66) Tous les actes fictionnels décrits impliquent en effet un dialogue : entre cartomancien·ne et consultant·e, sorcière et malade, vivant·es et mort·es, entre l’enfant et son ami imaginaire, les différents PJ (personnages joueurs·euses) de jeux de rôles. Ce sont des manières de créer du lien, de se mettre d’accord sur une lecture commune de la réalité ou de l’avenir, et de co-construire ensemble un récit. Nos fictions ordinaires sont toujours déjà relationnelles : il s’agit bien ici de créer du commun.

11Toutefois, la manière dont Changer la vie par nos fictions ordinaires s’applique à reprendre et parodier les méthodes en douze étapes, le storytelling des entreprises ou des personnalités au pouvoir, en dit long sur la dimension éminemment politique de la fiction. L’autrice le rappelle, elle est un « pharmakôn, à la fois poison et antidote » (p. 157). À l’heure où la fiction est instrumentalisée pour contrôler, asservir ou simplement abrutir, Nancy Murzilli propose de se réapproprier la fiction pour « lutter contre l’aliénation sociale » (p. 155) : user des techniques du storytelling pour régulièrement réécrire sa propre vie — « gymnastique mentale à la fois déstabilisante et salutaire » (p. 145) —, sauver nos relations en perte de vitesse, ou créer des espaces de résistances aux normes dominantes.

12L’autrice retrace ainsi à la fois la volte-face du storytelling de l’entreprise McDonald’s après le succès du film Super size me qui a fait de McDonald’s l’incarnation de la malbouffe, et l’importance du storytelling dans la campagne de Barack Obama qui s’est présenté durant toute sa campagne comme le président des minorités. Mais là encore, Nancy Murzilli s’attache à ramener ce travail de fiction à hauteur d’homme (et de femme) : nos fictions « sont parfois sans éclat, parce qu’ordinaires, le plus souvent mineures, précaires, anonymes » (p. 156). Comme celles d’Ornella et Ferruccio, les deux « fous » (p. 156) d’un village italien, qui leur permettent de trouver leur place dans ce petit écosystème portuaire. Elles nous aident à « déjouer la stigmatisation sociale et improviser d’autres modes d’existence » (p. 165).

Incarner la fiction

13L'une des grandes forces de l’étude de Nancy Murzilli tient dans sa manière d’ancrer son discours dans l’expérience individuelle. Du récit des tirages de tarots qui ont ponctués la relation avec sa mère et changé le cours de sa vie amoureuse aux années passées à observer son frère se livrer aux jeux de rôles sur table, en passant par les exercices proposés aux lecteurs et lectrices à la fin de chacun des chapitres, le livre ne cesse de « conjuguer la fiction et la vie » (p. 39) : la sienne, la nôtre. D’où la première personne du pluriel, présente dès le titre ; il s’agit bien ici d’« essayer ensemble des manières de faire fiction » (p. 17). Et si le nous, malgré sa volonté indéfectiblement inclusive, semble parfois à géométrie variable, le savoir, lui, est la plupart du temps incarné – ce qui permet à l’ensemble de se lire comme un roman.

14Au-delà de la dimension personnelle du récit, Nancy Murzilli propose ici une réhabilitation de la fiction à une époque où elle est devenue plus que douteuse, en insistant sur son ambivalence : amie ou ennemie, duel ou duo, la fiction, si elle est souvent instrumentalisée, gagne à être apprivoisée par celles et ceux à qui on en refuse l’autorialité. Le concept de « fiction ordinaire », qui démocratise celui de fiction, permet à l’autrice de démontrer la place de ces opérations imaginaires dans nos vies, et, plus encore, leur pouvoir autoréalisateur et émancipateur. Cette analyse de l’agentivité de nos fictions ordinaires amène Nancy Murzilli à tirer des conclusions quant aux pouvoirs des récits littéraires, trop souvent relégués au rang d’artefacts de l’imagination coupés de notre réalité : « les fictions artistiques, plus que des reflets du monde, en sont des bâtisseuses » (p. 15). Changer la vie par nos fictions ordinaires propose donc de « prendre la fiction au sérieux » (p. 37) pour réenvisager la manière dont elle nous offre, jour après jour, des prises sur nos existences ; une proposition particulièrement inspirante, s’il en est.