Du nouveau sur l’avenir. Lectures prospectives et heuristiques de la fiction d’anticipation française
1Derrière ce titre clin d’œil signé par une chercheuse qui compte dans le champ des études stendhaliennes se cache un livre aux proportions qui dépassent de très loin non seulement le seul cas stendhalien, mais aussi le cadre référentiel dix-neuviémiste et, même, les orientations thématiques et chronologiques définies par le sous-titre : Quand la fiction futurologique française prophétisait des lendemains qui (dé)chantent (1800-1975). Non seulement parce que l’auteure, toujours attentive à confronter sa lecture aux auteurs phares anglo-saxons (Mary Shelley, Bellamy, Huxley, Orwell...) ou est-européens (Čapek, Zamiatine) du genre, ne s’interdit pas des incursions, ni du côté de la littérature belge ni du côté des francophonies du Sud, mais encore parce que l’étude déborde des deux côtés les limites qu’elle affiche : en amont, en plongeant ses racines dans l’humanisme de More comme dans le rationalisme du xviie siècle et des Lumières, pour ne rien dire du référent platonicien ; en aval en s’ouvrant au romanesque le plus contemporain, les univers d’Abdourahmane Waberi, Léonora Miano, Johan Heliot, Pierre Bordage, Laurent Gaudé ou d’Alain Damasio, pour s’en tenir aux plus visibles, fournissant de judicieux contrepoints qui viennent appuyer les lignes de force d’une réflexion dont la cohérence des analyses se vérifie en très longue diachronie.
Au commencement était la Révolution
2Si, comme Laure Lévêque achève de nous en convaincre au fil des quelque 850 pages d’un essai substantiel à tous points de vue, « le regard prospectif porté sur le futur est foncièrement tributaire de la relation que les auteurs entretiennent avec le passé » (p. 677) et que, plus profondément, « c’est le rapport à la Révolution de 1789 qui engage la vision de l’avenir que portent ces textes » (p. 677‑678), il ne saurait y avoir de « prophétie de l’avenir1 » qui n’appelle une radioscopie de la société française postrévolutionnaire, « désormais laïcisée et eschatologiquement en panne » (p. 14). Celle-ci se trouve pour cela traversée d’angoisses que rien ne vient plus rédimer et dans la nécessité « d’opérer une recharge téléologique à même de symboliquement rabouter la chaîne des temps et de rester en prise sur la postérité, rouvrant l’avenir » (p. 14‑15), sauf à laisser consciences et imaginaires dans la plus totale déréliction.
3Cette question du retentissement de la Révolution, sur le politique, le champ social, les mentalités et les visions du monde, est familière à l’auteure, spécialiste de la réception littéraire de la Révolution, au cœur du Roman de l’histoire (2001) et de Penser la nation. Mémoire et imaginaire en révolutions (2011). Elle en fait dans ce nouvel opus un fil rouge permettant de se repérer au sein d’un corpus que les positionnements politiques avoués des auteurs s’avèrent inopérants à éclairer. Ces derniers, recompositions et « bricolages idéologiques qui tiennent parfois du grand écart » (p. 397), transcendant les traditionnels clivages « gauche / droite », sont au contraire de règle pour « rester en prise sur le cours de l’histoire » (p. 263). Maintes collusions contre-nature en donnent la mesure, expressions des contradictions qu’affronte une époque où les logiques monolithiques ont fait preuve de leur impéritie, ouvrant la porte à des réponses « rouge-brun » (p. 22, 678) dont on découvre que le pouvoir de séduction opère au-delà du seul moment boulangiste où il est connu — des affrontements qui divisent le mouvement quarante-huitard à l’interprétation totalitaire des lendemains qui chantent collectivistes que donne, après Elsa Triolet, Robert Merle dans les années 1970 en passant par les syncrétismes hardis qu’elles inspirent à Robert Randau dans les années 1930.
4L’archéologie du savoir remonte d’ailleurs bien plus haut que le terminus a quo révolutionnaire dans cet ouvrage qui, au-delà des options politiques que traduit l’attitude face à la Révolution, montre combien la vision du futur est aussi informée par un imaginaire à la fois technique et éthique auquel elles se combinent. Largement construit dans les milieux humanistes et rationalistes des Temps Modernes, cet imaginaire s’est cristallisé dans la doctrine de la perfectibilité et dans la foi dans le progrès, toutes deux d’abord acceptées sans trop de discussion avant de faire l’objet d’un rigoureux droit d’inventaire qui met en lumière leur face cachée, leurs impostures ainsi que les risques systémiques, humains, sociaux et environnementaux qui y sont attachés. Une telle remise en perspective se retrouve tant chez un Robida mi-figue mi-raisin que dans la prose catastrophiste d’un Cousin de Grainville ou d’un Gaston de Pawlowski que l’auteure a eu la bonne idée de rapprocher de la littérature d’idées contemporaine (Fourier, Nodier, Huzar, Michelet...), ainsi que des analyses critiques les plus récentes (Jarrige, Fressoz, Bonneuil...). En effet, s’observe à travers celles-ci ce qui se joue de spécifique dans le discours de la fiction de l’époque, que l’on découvre beaucoup plus conscient, critique et combatif qu’il est de règle de le dire.
Un très riche corpus méconnu
5Il faut au reste souligner le volume énorme de lectures qu’a réclamé un ouvrage de cet acabit dont l’information est impeccable, ainsi qu’en témoigne la richesse des notes de bas de page qui donnent la mesure du travail de recherche véritablement colossal qui a conduit à cette somme.
6Car, par-delà le dépouillement d’une littérature seconde des plus nourries, ce sont pas moins de cent titres qui sont passés au crible dans cette étude, certains revenant à des auteurs connus comme Charles Nodier, Théophile Gautier, Jules Verne, Albert Robida, J. H. Rosny, Anatole France, René Barjavel, Elsa Triolet ou Robert Merle ; d’autres portant des signatures aujourd’hui un peu oubliées — ainsi de Jean-Baptiste Cousin de Grainville, Gaston de Lévis, Gabriel Tarde, du Capitaine Danrit, Louis Boussenard ou Daniel Halévy... — ; d’autres enfin sortant de plumes que la postérité n’a pas retenues, qu’il s’agisse de Charles Barbara, Hippolyte Mettais, Léonie Rouzade, Georges Pellerin, Neulif, Émile Thirion, Alain Le Drimeur, Albert Quantin ou Pierre Billaume...
7C’est dire que la plongée dans un massif très largement exotique pour le profane réserve quelques belles surprises dans un essai qui fait expressément le choix de ne pas hiérarchiser les textes en fonction de la notoriété de leur auteur mais de leur donner voix en fonction de leur intérêt propre, de leur singularité, bousculant et redessinant au passage bien des palmarès. Quantité de microlectures sont ainsi proposées à la curiosité du lecteur qui découvre la force d’interpellation du réel de textes aujourd’hui injustement oubliés, qu’il s’agisse du Dernier homme de Cousin de Grainville, des Voyages de Kang-hi de Gaston de Lévis, du Roman de l’avenir de Félix Bodin, du Monde tel qu’il sera d’Émile Souvestre, du « Major Whittington » de Charles Barbara, d’En 1900 de Pierre Véron, d’Ignis de Didier de Chousy, du Voyage au pays de la quatrième dimension de Gaston de Pawlowski... Et c’est assurément là un point essentiel dont il faut savoir gré à Laure Lévêque que d’avoir tiré de l’oubli, collationné et proposé à l’analyse un corpus extraordinaire de textes qui remet en perspective la vision véhiculée par l’histoire littéraire, prompte à réduire le genre à quelques écrivains estampillés d’anticipation : Robida, Rosny ou Jules Verne, qui n’a finalement, contrairement aux idées reçues, que très peu fait œuvre anticipatrice, comme l’a par ailleurs montré l’auteure dans son décapant Jules Verne, un lanceur d’alerte dans le meilleur des mondes (2019), bien remis à profit ici.
8Ce corpus, bien que les textes qui le composent soient d’un intérêt inégal, intéresse par son épaisseur, sa consistance et sa cohérence et est à lui seul une mine dont on découvre avec bonheur les pépites au travers des lectures précises et pointues de ces textes dont nombre d’extraits nous sont donnés, toujours remis dans leur contexte et lestés de l’information nécessaire à leur compréhension, convoquant une érudition immense mais jamais indigeste ni gratuite.
Pluralité des mondes, pluralité des lectures possibles
9Au total, c’est tout un panorama qui se recompose sous nos yeux, épousant les scansions qui structurent l’histoire de deux siècles particulièrement riches en ruptures, en espoirs de changement et en coups d’arrêt. Ces siècles ont largement façonné notre modernité, avec laquelle l’effet miroir est d’ailleurs particulièrement dévastateur, comme une confirmation des logiques de fond qui travaillent la société qu’identifie la chercheuse qui, comme Pierre Barbéris en son temps, s’attache à actualiser la littérature et son pouvoir de révélateur, sinon de révélation, confirmant par là le type de lecture mis en pratique dans son livre sur Jules Verne.
10Si ce tableau se précise et se construit de l’addition de ces très fines microlectures, il importe de préciser que Laure Lévêque évite absolument l’effet mosaïque et que le plan de l’ouvrage, loin de toute juxtaposition acritique, est au contraire très habilement conçu. L’auteure s’en explique dans une introduction remarquable intitulée « L’Avenir du monde » où reparaît la spécialiste de Chateaubriand :
« nous nous affranchirons d’une approche chronologique condamnée à manquer [l]es effets de décrochage et à en lisser le caractère disruptif sous les apparences d’une fausse progression et construirons notre propos selon un double critérium croisant la manière dont ces textes se situent par rapport aux différents régimes d’historicité, entre, disons, un catastrophisme apocalyptique et un messianisme révolutionnaire, et les orientations manifestées relativement aux grandes questions qui traversent et partagent la société sur ces quelque deux siècles : guerre et militarisme, nationalisme, internationalisme et (anti)colonialisme, capital et travail, idéologies du progrès, qu’il soit technique ou social... » (p. 22).
11« Il en ressort », explique-t-elle, « un tableau contrasté qui fait apparaître ce corpus de textes comme plus unifié qu’on aurait pu le croire, [...], tou[s] invit[a]nt à changer de logiciel et sonn[a]nt l’alarme par delà les positions idéologiques de leurs auteurs, que l’on aurait pu croire irréconciliables » (p. 22) mais que la lecture littérale des textes, seule pertinente car seule à même de parer aux biais idéologiques et aux représentations préconstruites, ramène à une même logique d’alerte.
12Pour autant, si la chronologie est évacuée dans sa fonction purement automatique d’enregistrement du temps qui passe qui en reste à l’insignifiance, l’auteure la réintroduit, mais rendue à un sens qui est celui de l’histoire, dans la construction, aussi ludique que profonde, de sa démonstration, confiée à trois parties dont la progression ménage un parcours, de « (C’est déjà) Demain » à « Après-demain » puis à « Plus tard », avant que la conclusion, « Révolution, le retour », ne vienne, en une conception rien moins que triomphaliste du temps, relancer les destins noués en introduction.
13Redoutablement subtil, le dispositif herméneutique rend pleinement justice aux textes étudiés dont il démonte les ressorts en proposant une lecture syntagmatique et paradigmatique, ouverte en une
« Coagulation des temps qui a le mérite de déconstruire la linéarité qui préside généralement à l’appréhension d’un temps que l’on se représente sommairement vectorisé du passé vers l’avenir. Or, loin de s’entendre tout uniment au futur, ce corpus de textes réclame de son lecteur que, pour se diriger, il sache conjuguer à différents modes, à tous les temps et sous maints aspects – passé révolu, imparfait duratif, présent, futur simple, futur antérieur, conditionnels présent et passé, et jusqu’au potentiel – et maîtrise les arcanes de cet arsenal qui n’est pas que narratif mais, connectant directement l’histoire à l’HISTOIRE2, sert un recommencement, un nouveau départ » (p. 21).
14C’est aux conditions de possibilité de ce nouveau départ3 que, naviguant entre les deux plans que l’auteure met à sa disposition, celui (syntagmatique) du récit et celui (paradigmatique) du discours, est continûment renvoyé le lecteur qui fraie son chemin dans le labyrinthe de textes qui, entre l’homme-Prométhée micheletien assoiffé de progrès et l’apprenti sorcier goethéen, font le grand écart entre « les épures d’un monde meilleur » auxquelles s’est attaché Ernst Bloch et « l’heuristique de la peur » dont Hans Jonas reconnaît l’aiguillon.
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15Au total, le pari est tenu et si l’auteure prend bien soin de systématiquement ancrer chacun des textes qu’elle étudie dans son contexte de production, on sort pleinement convaincu des logiques transversales plus profondes qu’elle mobilise qui montrent une histoire qui piétine et patine, sinon bégaie.
16D’une histoire en forme de cercle vicieux qui, inexorablement, deux siècles durant, conduit du « meilleur des mondes » à « la fin du monde »4, des cités radieuses aux cités de perdition et retourne l’utopie en dystopie.
17Par ses formidables proportions, par l’ampleur de la matière brassée, Laure Lévêque nous livre là une œuvre-monde qui touche à des questions dont la vitalité du genre aujourd’hui, bien étudiée notamment par Jean-Paul Engélibert, montre l’inusable actualité et l’urgence des enjeux qu’elle affronte, si bien caractérisée tant par Günther Anders que par Miguel Abensour. À leur suite, elle montre avec brio comment les impasses du capitalisme ont cristallisé un large front du refus né du déni des aspirations (politiques, sociales, environnementales...), et comment, hier comme aujourd’hui, celles-ci n’ont cessé de mettre en péril le fonctionnement démocratique.
18Par la formidable masse de références qu’il rassemble et analyse de manière pionnière sinon toujours inédite, ce livre, qui en contient plusieurs en un seul (une histoire de la perfectibilité et du progrès ; une autre sur l’utopie...), est appelé à devenir un usuel aussi utile que les livres de Charles Rihs ou Raymond Trousson l’ont été en leur temps (et continuent au reste de l’être) pour ce qui est de l’utopie et de la cité communautaire.