Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Joséphine Vodoz

La vie matérielle des classes populaires

The Material Life of the Working Classes
Anaïs Albert, La Vie à crédit. La consommation des classes populaires à Paris (années 1880-1920), Paris : Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire de la France aux XIXe/XXe siècles », 2021, 388 p. EAN 9791035106492.

1Dans la montée de l’attention portée à l’histoire de la consommation en France depuis une dizaine d’années1, la classe sociale la plus scrutée est la bourgeoisie, en ce qu’elle fut l’actrice majeure, au xixe siècle, de la révolution industrielle, commerçante et consumériste. Il était cependant grandement nécessaire de mettre au jour la participation des classes populaires à ce même mouvement, nécessité à laquelle répond le livre d’Anaïs Albert, La Vie à crédit. La Consommation des classes populaires à Paris (années 1880-1920), tiré de sa thèse de doctorat. Les revendications sont doubles : combler un manque dans l’historiographie et, par la même occasion, sortir de l’impasse conceptuelle qui l’a causé. L’autrice propose ainsi de réviser la chronologie convenue de la « consommation de la masse » (communément associée aux années 1950), en rendant visible la consommation antérieure des classes populaires. Cela dit, elle s’attache en parallèle à délimiter les frontières de classes de cette consommation, que l’expression même de « consommation de masse » peut contribuer à diluer dans une fausse homogénéité. Ce biais n’est pas le seul dans l’historiographie de la consommation. Comme A. Albert le démontre, le prisme moral (religieux ou politique) souvent appliqué à cette question a posé un problème épistémologique majeur en faisant écran à une lecture empirique des faits, problème que son livre se propose de résoudre avec une enquête historique au plus proche des pratiques effectives.

2Souvent délaissée au profit du travail, la consommation comme point focal permet un changement de perspective dans l’histoire sociale des classes populaires. L’autrice l’affirme en introduction en montrant que la catégorie même de « classes populaires » change de forme si l’on y inclut des personnes réunies par des habitudes d’achat similaires ainsi que des réseaux de sociabilités territoriaux, plutôt que par la question du travail qui souvent réduit l’horizon à la question ouvrière. Il y est donc également question des petits commerçants, d’employés de bureaux, de petits fonctionnaires, etc., autant de catégories entre lesquelles les distinctions et les hiérarchies internes se font jour par la consommation. A. Albert peut ainsi poser la question centrale de son livre : « qu’est-ce que la consommation fait à la classe ? ». En postulant que « la consommation joue un rôle majeur dans la reconnaissance par les individus d’une appartenance commune » (p. 30), l’historienne cherche à montrer à la fois le rôle que la consommation joue dans les processus de domination (qu’elle constitue et expose) et les stratégies matérielles de résistance déployées par les groupes dominés. Ces deux objectifs sont le reflet d’une volonté d’éviter les écueils du misérabilisme et du populisme naïf (Passeron & Grignon, 1989).

3Son enquête prend le parti d’embrasser toute la « vie sociale » (Appadurai, 1986) par une « ethnographie du minuscule » (Roche, 1997) qui retrace toutes les circulations des objets de consommation, de l’achat à la destruction ou au marché de l’occasion. La lecture synthétique de multiples types de sources pousse l’historienne à formuler l’existence d’un double modèle informant les modes de consommations qui naissent à la fin du xixe siècle : à l’installation de pratiques d’achats visant des objets neufs à prix fixes, aidées par l’instauration du crédit à la consommation, se superposent « des pratiques de circulation, d’usage, d’acquisition alternative, celles des objets d’occasion, usés, réparés, récupérés ou marchandés » (p. 36).

Le point de vue des objets

4La succession des chapitres évolue selon une logique thématique, avec une relative exception pour le troisième, dédié à la période particulière de la Première Guerre. Les deux premiers chapitres sont focalisés sur les produits de la consommation populaires. Ils donnent un aperçu cartographique de ce qui est consommé, à partir d’un corpus de 106 scellés après décès, recoupant tous les milieux sociaux de la population parisienne.

5Le premier chapitre commence par la recension des types de locations utilisées, du garni (hôtel louant des chambres meublées) aux locations d’appartements, ainsi que leurs configurations spatiales (nombres et taille des pièces), dont les variations témoignent toujours de la position sociale des consommateurs et des consommatrices. La relation au bailleur ou au propriétaire, en tant que relation de pouvoir, est incluse dans l’analyse historique en tant qu’elle renseigne sur les pratiques sociales dans lesquelles la consommation s’inscrit. L’autrice se penche ensuite sur les « commerces du corps », dans lesquels elle inclut le marché de la pharmaceutique, les dépenses de santé (visites médicales) et celles engagées après la mort d’un individu (enterrement, vêtements de deuils, etc.). Le deuxième chapitre, intitulé « La culture matérielle des classes populaires », effectue une sorte d’inventaire des possessions moyennes : vêtements, meubles, décoration (bibelots, vaisselle, etc.), mais aussi des objets techniques récents comme la bicyclette et la machine à coudre. L’analyse des scellés et d’autres sources, comme les catalogues de magasins à cible populaire, permet de faire une cartographie de l’environnement matériel quotidien des classes populaires.

6Le constat d’une imitation de la consommation bourgeoise par les classes populaires est souvent réaffirmé et convoqué comme explication de la diffusion des objets, dans un mouvement pyramidal (des couches sociales supérieures aux couches inférieures). L’autrice s’inscrit ici dans une réflexion sur la consommation ostentatoire (Veblen) et distinctive (Bourdieu). On peut regretter qu’un point théorique sur ces notions de sociologie de la consommation (ainsi que sur les processus de diffusion d’objets en général) n’interviennent pas au début du chapitre, dans la mesure où leur application à ce contexte n’est pas forcément évidente2. Les passages les plus intéressants sont d’ailleurs ceux qui dérangent le modèle pyramidal : la popularisation du muguet séché, selon une observatrice de l’époque, se serait faite plutôt des classes populaires vers la bourgeoisie (dans une sorte de gentrification d’objet) ; les diffusions de la bicyclette et de la machine à coudre sont prises pour leur part dans des dynamiques complexes, qui touchent à la fois au genre et à l’âge des nouveaux usagers et usagères.

7La conclusion est elle aussi très stimulante : Anaïs Albert y brosse le portrait de trois idéaux-types de consommateur ou consommatrice issue des classes populaires. On y constate l’imbrication de critères de type éthiques (l’importance donnée à la consommation et à la distinction) et sociaux (statut marital, âge, genre), qui ne peuvent se réduire, selon l’autrice, à des facteurs purement économiques (fracture entre ouvriers/ouvrières et employés/employées).

L’histoire économique au « ras du trottoir »

8Le troisième chapitre est consacré à la Première Guerre mondiale, ainsi qu’aux conséquences de la pénurie et de l’inflation sur la consommation populaire. La période est exceptionnelle en ce qu’elle est marquée à la fois par de fortes interventions de l’État sur l’économie (dans une perspective d’égalisation de l’accès aux biens) et par une réflexion politique sur les frontières de la nécessité et du luxe. Ce chapitre fait un usage important des archives policières rapportant le sentiment des populations face à l’inflation (dans l’inquiétude des mouvements sociaux de protestations) ; ces extraits, que l’on a plaisir à découvrir, témoignent de la volonté de faire une histoire « au ras des trottoirs » (p. 121), dans l’optique de restituer le cadre interprétatif par lequel celles-ci vivent et comprennent l’inflation. L’étude porte également sur les mouvements engagés de consommateurs, ainsi que sur la grève des midinettes de 1917, dont la revendication d’un meilleur pouvoir d’achat et d’un temps pour les loisirs est exprimée à « demi-mots3 ». Ce cas est très révélateur de l’évolution des mentalités autour de la consommation. Elles poussent ici un groupe à la mobilisation : les toilettes des grévistes, réévaluées par l’historienne dans leur fonction politique, en sont une preuve.

Pratiques, lieux et institutions de « la vie à crédit »

9Les chapitres quatre à sept recouvrent la question de l’achat à crédit, du développement de la publicité (qui l’a popularisé), mais aussi des suites de la vie des objets, après l’achat, dans les classes populaires : la mise en gage au Mont-de-Piété, le marché de l’occasion, la saisie judiciaire, etc. L’histoire des pratiques de crédit à la Belle Époque permet à l’autrice d’expliquer l’accès des classes populaires aux formes modernes du commerce, comme les grands magasins. Ce sont eux en effet (les Magasins Dufayel en particulier) qui popularisent ce système à mauvaise réputation en le rationalisant à grande échelle. Désormais appelé « abonnement », le crédit tient une place importante pour une population qui l’utilisent à la fois dans un but de consommation et d’épargne « solidifiée », les possessions matérielles fonctionnant comme garantie notamment pour les propriétaires. La loi de 1895 sur la saisie des salaires en cas de dette non remboursée qui implique les patrons dans la relation entre clients et magasin, ainsi que la judiciarisation de la relation de crédit sont ensuite étudiées sous l’angle de leur réception par ses acteurs et actrices. La légitimation sociale du crédit se fait en partie par le biais du système publicitaire mis en place par ces structures commerciales émergentes et que l’historienne retrace à travers l’architecture et l’organisation spatiale des magasins, l’affichage, les catalogues ainsi que des stratégies de requalification du crédit : Dufayel déclarera humblement avoir « résolu […] par [s]on seul effort, la question sociale » dans un article de 1905...

10Toutefois, l’étude historique d’une institution comme le Mont-de-Piété suffit à démentir cette déclaration de l’homme d’affaires. Si l’organisation de bienfaisance décline pendant la période étudiée, jusqu’à sa restructuration à la sortie de la guerre en « Crédit municipal », elle reste un recours massif et régulier pour les classes populaires. À partir des archives de l’institution, A. Albert fait à la fois un tableau des types d’usagers et, surtout, d’usagères, ainsi que des objets mis en gage. Ces données, très partielles car peu conservées, sont particulièrement intéressantes lorsqu’elles sont comparées à la population et aux objets idéaux du Mont-de-Piété, c’est-à-dire tels que l’institution se les représente. On observe alors un décalage entre l’image des « bons pauvres » aux objets gagés bien précis (dits « de nécessité » : matelas, outils de travail) que le Mont-de-Piété voudrait secourir en priorité et la réalité complexe des besoins qui poussent les classes populaires à s’y rendre et à gager divers objets. L’institution est également un poste d’observation des processus de détermination de la valeur des objets. Comme A. Albert le montre, l’évaluation et la mise en gage qui sont effectuées par des commissaires-priseurs externes sont déterminées par de multiples rapports de force. Le résultat est bien souvent au détriment des engagistes, ce qui ouvre la voie à un marché parallèle des reconnaissances de dettes, aux frontières de la légalité. Autre couche de l’économie des quartiers populaires, les reconnaissances de dettes fonctionnent quasiment comme une monnaie et témoignent des pratiques locales de subversion économique auxquelles peut pousser la précarité.

11Ce sont ces pratiques qui sont au cœur du dernier chapitre « La Vie sociale des objets ». Inspiré d’un titre célèbre d’Arjun Appadurai (1986), ce chapitre s’intéresse aux circulations d’objets, après ou en parallèle de la transaction marchande, étant donné que celles-ci sont particulièrement importantes dans une population au pouvoir d’achat moindre. Le marché de l’occasion en est une, étudiée sous ses multiples matérialisations (des magasins aux ventes aux enchères et aux voitures ambulantes). Les dernières pages du livre sont consacrées à la « mort sociale » des objets, leur devenir déchet ou leur saisie par la justice. Ces pages sont particulièrement intéressantes, parce qu’elles montrent ici encore le caractère situé des systèmes de valeurs matérielles. Les scellés après décès, dans lesquels les juges de paix développent tout un vocabulaire pour qualifier l’état d’usure des objets, assignent à la fois un statut et une valeur à un « fouillis » qui avait probablement au moins une valeur d’usage pour la personne décédée qui ne s’en est pas débarrassée. « Faire de l’usage » est en effet un objectif que les classes populaires maintiennent en utilisant des compétences liées au travail artisanal ou domestique, comme la couture. La saisie des objets sur décision judiciaire, ainsi que les ventes aux enchères qui s’ensuivent sont également décrites par l'historienne dans la violence symbolique et sociale qu’elles peuvent comporter.

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12C’est ainsi toute une dimension de la culture matérielle de la Belle Époque, à la fois comme système d’objets et comme système de circulation d’objets, qui émerge dans cette étude où la multiplicité des points de vue, des types de sources et des angles critiques rend la lecture dynamique et stimulante, même pour les non-historien·ne·s (le texte passe toutefois rapidement sur certaines notions empruntées à d’autres appareils conceptuels, ce qui peut demander des compléments de lecture). Cette contribution décisive à l’histoire sociale de la culture matérielle connaîtra très probablement de nombreux prolongements. Au-delà de son érudition, La Vie à crédit incite à déconstruire l’écran moral à travers lequel sont souvent étudiées les pratiques populaires en général, et les pratiques de consommation en particulier. Il faut donc souligner la portée considérable de cette histoire « au ras du trottoir », parce qu’elle permet la déconstruction d’une série d’impensés et la réévaluation de nombreuses conclusions hâtives.

13Appadurai Arjun, The Social Life of Things, Cambridge University Press, 1986.

14Glevarec Hervé, « Stéréotypie, objectivité sociale et subjectivité. La sociologie face au tournant identitaire : l’exemple du genre », Hermès, n° 83, 2019, p. 54-60, DOI 10.3917/herm.083.0054.

15Glevarec Hervé, « L’explication entraîne-t-elle l’excuse ? Rapports du discours sociologique au champ axiologique », Questions de communication, n° 37, p. 235-252, DOI 10.4000/questionsdecommunication.22943.

16Passeron Jean-Claude & Grignon Claude, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989.

17Roche Daniel, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation. xviie-xixe siècle, Paris, Fayard, 1997.

18Miller Daniel, Material Culture and Mass Consumption, Oxford, Basil Blackwell, 1987.

19Scott James C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.