Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Février 2023 (volume 24, numéro 2)
titre article
Fiona O’Donnell

L’art de traduire un art muet & mimé

The art of translating a silent and mimed art
Catherine Mazellier-Lajarrige (éd. et trad.), Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes, Paris : Classiques Garnier, 2022, coll. « Bibliothèque du xixe siècle », 462 p., EAN 8782406129363.

1Cet ouvrage, publié aux éditions Classiques Garnier, est une anthologie de quinze pantomimes autrichiennes et allemandes réunies, annotées et traduites en français pour la première fois par Catherine Mazellier-Lajarrige, connue pour ses recherches sur le théâtre germanophone du xixe au xxie siècle, ainsi que pour ses activités de traduction et d’édition en lien avec les nouvelles dramaturgies de langue allemande.

2L’objet de ce recueil de traductions est de rendre accessible à un public francophone des pantomimes d’auteurs allemands ou autrichiens réputés, tels Beer-Hofmann, Schnitzler et Wedekind, ou encore assez méconnus en France, comme Karl von Levetzow, dont la pratique de la pantomime demeure peu étudiée. Le recueil regroupe autant des textes qui ont remporté un succès international (Le voile de Pierrette d’Arthur Schnitzler et Le Miracle de Karl Vollmoeller, par exemple), que des textes qui n’ont jamais été portés à la scène, comme la fantastique Danse des comètes de Paul Scheerbart. Les pantomimes sont ordonnées de façon chronologique de 1892 à 1911, par date de rédaction ou de parution. Elles ont été choisies pour proposer un éventail représentatif des motifs et des tendances discursives (narration, discours direct, indirect) et structurelles (prologues, tableaux, actes, intermèdes) des pantomimes de la modernité.

3Cette édition critique commence par une substantielle introduction d’une cinquantaine de pages complétée, pour chaque traduction, d’une présentation extrêmement informée. C’est que l’ouvrage vise aussi à replacer l’art de la pantomime dans l’histoire des idées et à montrer au public francophone l’importance de sa redécouverte pour l’ensemble des arts du spectacle, à l’aube du xxe siècle. En ce sens, le recueil apparaît comme une solide entrée en matière pour quiconque s’intéresse au contexte artistique germanophone de la modernité, marqué par de grandes figures du monde de la scène, telles que Max Reinhardt et Grete Wiesenthal.

Le genre en Allemagne & en Autriche

4Dans son introduction en dix parties, attentive à combiner contexte général et aspects spécifiques, Catherine Mazellier-Lajarrige présente tout d’abord les différents acteurs, espaces et mouvements qui ont contribué à cet engouement pour la pantomime, observé en Allemagne et en Autriche au tournant du siècle. Si l’auteure détaille les multiples traditions dont la pantomime est issue (la commedia dell’arte, le théâtre populaire viennois, le ballet de cour, le cirque), elle identifie et caractérise avant tout la nouvelle forme germanisée de la pantomime moderne. Elle se concentre pour cela sur l’un de ses modèles principaux, la pantomime française. En s’appuyant sur les théories des transferts culturels, elle étudie notamment les médiateurs des réseaux de réception. Elle nomme les traducteurs, mais aussi les spectateurs, parmi lesquels se trouvent notamment les écrivains de la Jeune Vienne, qui, inspirés par les spectacles parisiens, se sont, à leur tour, lancés dans « l’aventure de la pantomime » (p. 18).

5Catherine Mazellier-Lajarrige rend compte de cette aventure par différents éclairages. D’une part, elle retrace les trajectoires, les transformations et les évolutions des personnages et des motifs des pantomimes : dans sa quatrième partie, par exemple, intitulée « Les métamorphoses du Pierrot viennois », qui fait par ailleurs écho à l’anthologie Pierrot sur scène d’Elena Mazzoleni, également publiée aux éditions Classiques Garnier en 2015, l’auteure distingue les avatars du Pierrot viennois, héritier de la figure du Hanswurst, des masques italiens et du Pierrot français. D’autre part, elle étudie, dans une approche propre à la méthode du spatial turn, à la fois les villes majeures de la renaissance de la pantomime (Vienne, Berlin, Munich) et les lieux concrets des représentations (théâtres en plein air, lieux d’exposition, cabarets). De manière très exhaustive, Catherine Mazellier-Lajarrige transporte le lecteur dans la modernité fin de siècle.

Une réponse à la Sprachkrise (crise du langage) de la modernité

6Cette articulation entre « modernité » et « pantomime », exposée dans la cinquième partie, est l’une des nombreuses lignes de force de cette introduction. L’auteure montre l’existence d’un lien intrinsèque entre l’intérêt renouvelé pour la pantomime à la fin du xixe siècle, cet art corporel et nerveux, lié au rythme et au geste, et la modernité, qui correspond précisément à un moment de « crise du langage » (p. 26) et de besoin de révolution artistique. À partir de ce constat, l’auteure explique comment la fascination pour l’art mimé a réhabilité le corps, au détriment du texte, dans les arts vivants de l’espace germanophone, ce qui n’est pas sans lien avec « l’avènement du metteur en scène1 » (p. 36) et du Tanztheater.

7Or s’il peut sembler assez paradoxal de vouloir réunir et traduire des textes d’un art muet, Catherine Mazellier-Lajarrige identifie et interprète ce paradoxe comme inhérent aux contradictions de la pantomime moderne, qui fuit le langage verbal et s’inspire de traditions non littéraires, tout en donnant pourtant lieu à de nombreux écrits littéraires et théoriques. Dans la dernière partie de son introduction, consacrée à la « littérarité de la pantomime fin de siècle », l’auteure établit que la pantomime est à la fois un art de la scène et un genre littéraire, dont les textes, pensés par leurs auteurs comme des supports au mime, n’en sont pas moins dignes d’intérêt pour les recherches littéraires.

Des textes littéraires à part entière

8Prolongeant les études de Hartmut Vollmer parues aux éditions Aisthesis en 2011, l’entreprise de Catherine Mazellier-Lajarrige entend elle aussi, dans cette anthologie de textes pantomimiques, réhabiliter la pantomime comme genre littéraire à part entière. Ainsi l’auteure propose-t-elle, dans les présentations préliminaires aux traductions, de véritables analyses littéraires manifestant la valeur intrinsèque de ces textes qu’on juge habituellement à l’aune de la performativité. On appréciera entre autres son analyse de l’intertextualité faustienne dans la pantomime Pierrot hypnotiseur de Beer-Hofmann ainsi que son commentaire pointu sur la traduction d’une anaphore de La pantomime du brave homme de Hermann Bahr — deux exemples parmi de nombreuses démonstrations qui illustrent la richesse formelle des textes.

9En outre, les interprétations concernant différents jeux de mots, ou encore l’ambivalence de la dernière phrase du texte Le disciple de Hugo von Hofmannsthal, impossibles à mimer ou à traduire scéniquement, offrent une lecture particulièrement fouillée et convaincante. Cela participe à la qualité des annotations de la traductrice et témoigne aussi de la spécificité de l’exercice de traduction de la pantomime. L’on peut s’imaginer en effet que la traduction de discours qui n’ont pas vocation à être prononcés complexifie de beaucoup l’art de traduire et invite, peut-être davantage encore que la traduction théâtrale, dont Catherine Mazellier-Lajarrige est familière (entre autres, pour la collection « Nouvelles Scènes – allemand »), à réfléchir sur la signifiance des mots et leur puissance de suggestion. Le pari est brillamment relevé. La traductrice explique avoir fait le choix de s’inspirer, pour certaines expressions figées, de formules récurrentes dans les pantomimes françaises de la même époque. Elle parvient ainsi à une langue homogène et cohérente, et s’inscrit elle-même, en tant que traductrice ou « importa[trice] littéraire 3» (Wilfert-Portal, 2002), dans les réseaux d’échanges et de réception des transferts culturels propres à la pantomime moderne.

10Dans ses présentations, Catherine Mazellier-Lajarrige met l’accent sur les aspects littéraires des pantomimes, mais elle interroge aussi la place et le devenir du support textuel dans un art du geste. Elle réussit à préserver un équilibre entre l’approche littéraire et performative, en cohérence avec le « statut hybride » (p. 50) de la pantomime, et navigue avec aisance entre contextualisation, analyse littéraire et reconstitution de spectacles (Pavis, 2013, p. 13)2. Pour certaines œuvres, l’auteure va jusqu’à proposer à ses lecteurs de véritables restitutions de « l’expérience esthétique » et de « la matérialité » (ibid.) de la représentation, par la description des motifs musicaux, l’évocation de partitions disparues, ainsi que la distribution. Les présentations synthétiques des pantomimes ne sont pas de longueur égale, mais toutes correspondent aux spécificités de chaque pantomime et donnent les clefs nécessaires aux lecteurs français pour saisir les enjeux, les références et les subtilités des pantomimes qu’ils sont invités à découvrir. La synthèse repose par ailleurs toujours sur une documentation riche (littérature critique, essais théoriques, correspondances, journaux intimes, programmes de théâtre).

11Par cette anthologie critique, qui promet de devenir un classique, Catherine Mazellier-Lajarrige atteint l’objectif qu’elle se fixe dans son introduction : compléter l’exploration des textes de pantomimes dans les études littéraires et théâtrales (à ce jour plus fécondes pour les textes belges et français) et traduire une sélection inédite en français de pantomimes emblématiques du genre fin de siècle en Allemagne et en Autriche. Leurs intrigues et thématiques rendent compte de problématiques spécifiques à la modernité (l’hypnose, par exemple) et s’attachent à des motifs intemporels (l’amour, la jalousie, le pouvoir), si bien que cette anthologie n’est pas uniquement réservée à un public de spécialistes. Au contraire, elle est une initiation, pour les lecteurs francophones, au plaisir de la lecture des pantomimes fin de siècle, en même temps qu’une invitation à découvrir l’imaginaire burlesque, parfois grotesque, amer ou mélancolique, des Pierrots et des Arlequins germaniques. Les metteurs en scène, les troupes ou les enseignants de théâtre pourront puiser dans ce réservoir singulier, encore inexploité par la scène française contemporaine.

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BIBLIOGRAPHIE

Pavis Patrice, L’analyse des spectacles. Théâtre, mime, danse, cinéma, Paris, Armand Colin, coll. « Collection U », 2016.

Silhouette Marielle, Max Reinhardt. L’Avènement du metteur en scène, Paris, PUPS, 2017.

Vollmer Hartmut, Die literarische Pantomime : Studien zu einer Literaturgattung der Moderne, Bielefeld, Aisthesis, 2011.

Wilfert-Portal Blaise, « Cosmopolis et l’homme invisible. Les importateurs de littérature étrangère en France, 1885-1914 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, 2002, p. 33-46.