Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Février 2023 (volume 24, numéro 2)
titre article
William Marx et Alexandra Follonier

La Poétique retrouvée de Valéry. Entretien avec William Marx, par Alexandra Follonier

Valéry's Poetics Rediscovered. Interview with William Marx, by Alexandra Follonier
Paul Valéry, Cours de poétique, édité par William Marx, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2023, 2 vol. de 688 & 751 p., EAN 9782072907067 & 9782073000156.

Alexandra Follonier — Il y a deux ans, vous avez donné un entretien à Fabula, à l’occasion de la parution de votre livre Des étoiles nouvelles1. Cet entretien s’est conclu sur l’évocation du projet d’édition du Cours de poétique de Valéry et sur ces mots de Perrine Coudurier et de Matthieu Vernet : « Nous vous donnons donc rendez-vous dans trois ans ». Nous voici, deux ans plus tard — en avance sur les prévisions — avec les deux volumes du Cours de poétique sous les yeux.

Ce qui est particulièrement intéressant dans cette édition, c’est d’une part l’importance quantitative des pages inédites qui ont refait surface, et cela après une très longue période d’ensevelissement ; d’autre part l’importance de ce cours, son influence sur la postérité — même si justement, en l’absence d’une édition consultable jusqu’à ce jour, cette influence a été diffuse, le cours étant devenu une sorte de mythe.

L’une de mes principales questions concerne la place qu’il faut reconnaître à ce cours dans l’œuvre de Valéry et dans l’histoire de la critique. Commençons par Valéry : comment le Cours de poétique complète-t-il ou modifie-t-il l’architecture de son œuvre ? S’agit-il d’une somme totalisante, d’un bilan, d’un testament, le poète mettant un terme à cet enseignement quelques semaines seulement avant sa disparition à l’été 1945 ? D’un laboratoire pour de nouveaux développements qui auraient pu être poursuivis par l’auteur si la mort n’avait pas mis un terme à sa trajectoire intellectuelle ? Ou encore d’un chapitre (notamment celui du professorat) à part ?

William Marx — Ce cours, dont on avait beaucoup parlé, était surtout célèbre par son titre, car personne ne connaissait réellement son contenu. Valéry n’en a publié que deux extraits : le texte de présentation « De l’enseignement de la poétique au Collège de France », envoyé aux professeurs du Collège de France lors de sa candidature, et la leçon inaugurale. C’est à partir de ces deux textes que s’est forgé un mythe, car ce sont des textes extraordinaires et qui promettent beaucoup. Mais, en l’absence d’autres éléments, on n’en avait qu’une vision assez confuse. Il s’agit d’un dossier complexe, et ce qu’en dit Valéry lui-même dans les résumés annuels publiés dans l’Annuaire du Collège de France est plutôt vague.

Ce que met en lumière l’édition du Cours de poétique, c’est d’abord sa cohérence. Valéry déploie dans ce cours l’architecture complète du système qu’il avait commencé à élaborer, dès l’âge de vingt-trois ans, dans ses Cahiers. Et ce « système » — c’est le terme qu’il emploie —, cette étude du fonctionnement de l’esprit dans la relation avec le corps et avec le monde, et de l’insertion de ce fonctionnement dans une culture et une société, devient clairement apparent dans la démarche lancée par Valéry dans la leçon inaugurale du Cours de poétique. Ce système a été construit en quelque sorte sous la contrainte, parce que ces cours étaient un pensum pour Valéry. Valéry était fatigué, il était âgé (il a commencé son professorat au Collège de France à 66 ans, et l’a terminé à 73 ans), et donner un tel cours est un effort important pour quelqu’un qui n’est pas un professionnel de l’enseignement et qui a d’autres manières de travailler. Pourtant, bon gré, mal gré, chaque année, pendant quinze semaines, deux fois par semaine (avec quelques absences), il a donné ce cours. Il a été forcé, par les obligations liées à cet enseignement, de mettre en ordre sa pensée. Valéry a donc été amené, sous la contrainte en quelque sorte — mais Valéry est l’homme de la contrainte, il a toujours travaillé sous la contrainte — à retracer le parcours de sa réflexion depuis le fonctionnement de l’esprit individuel jusqu’au fonctionnement social en général.

Et Valéry l’a fait avec une énorme exigence. C’était tout le contraire de ce que certains contemporains disaient et de ce que parfois Valéry disait lui-même, lorsqu’il confiait à ses correspondants et à ses amis qu’il prenait un peu le cours par-dessus la jambe, qu’il réutilisait des éléments qu’il avait déjà publiés auparavant — ce qu’il a fait —, donc en dévalorisant énormément son propre travail. Mais il s’agit là d’une coquetterie de Valéry. En vérité, il a beaucoup travaillé. Le dossier « Poïétique » conservé à la Bibliothèque nationale de France est là pour le prouver. Valéry a beaucoup travaillé parce qu’il était inquiet, mais surtout, il n’a rien retranché de la qualité et de l’exigence intellectuelles. Les professeurs du Collège qui l’ont élu, l’ont assez mal élu, il faut le dire. C’était une élection plutôt difficile. Et ce que beaucoup craignaient, c’était que Valéry ferait un cours mondain, dans la mesure où il n’était pas un universitaire de vocation. Puis il fréquentait les salons, on le savait. Et il est vrai que le public a, en partie, été un public mondain : il y a eu des duchesses, des grandes bourgeoises du 16e arrondissement qui sont venues suivre le cours. Mais pour autant, Valéry ne s’est pas prêté à la tentation de satisfaire au goût mondain. Au contraire, il a trouvé dans cet enseignement l’occasion inespérée de déployer, de manière exigeante et sérieuse, l’essentiel de sa pensée, et de rendre cette pensée compréhensible à des gens qui n’étaient pas des spécialistes. Ce qui était le cœur de sa réflexion depuis les Cahiers, il était obligé de l’expliquer à un large public. Pourtant, les concepts qu’il emploie sont des concepts difficiles. Ce sont les siens. Il explique ce que signifie l’implexe, la variance, quantité de choses qui relèvent de son langage propre et qui ne coïncident pas avec les usages habituels. Valéry l’a fait sans compromis.

C’est pourquoi — pour répondre à votre question — je crois volontiers que ce cours était sa dernière œuvre. Je le crois parce que Valéry avait vraiment l’intention de la produire, cette œuvre. Gaston Gallimard lui avait proposé de publier ce cours du Collège de France. C’était la raison pour laquelle Gallimard avait envoyé une sténotypiste pour assister aux séances, dans l’idée que cela aiderait Valéry à mettre en forme le cours. Valéry lui-même avait une certaine idée de ce qu’il voulait faire. Il voulait faire « un petit volume aussi dense et précis que possible », selon l’expression qu’il emploie dans une lettre. Mais il n’a pas mené à terme ce projet, malgré le fait que Gallimard soit revenu à la charge régulièrement : en témoigne par exemple une lettre de 1943, où le secrétaire particulier de Paul Valéry, son ami Julien-Pierre Monod, explique à Brice Parain de Gallimard, que finalement Valéry ne publiera pas le cours de poétique, qu’il a autre chose en tête. En fait, Valéry est fatigué et malade. Il n’a pas le temps. « La forme coûte cher », disait Valéry. Néanmoins, Valéry trouvait le projet de publication intéressant. On trouve dans les manuscrits conservés à la BnF une feuille datant de 1942 ou 1943, où Valéry élabore un plan du livre. Il a donc vraiment l’intention d’écrire ce livre.

Bien entendu, ce que j’ai proposé avec cette édition, ce n’est pas le livre que Valéry aurait fait lui-même. Ce que Valéry aurait fait lui-même, il l’aurait appelé Poétique, ou La Poétique. De mon côté, j’ai intitulé l’édition Cours de poétique, ce qui est honnête. Je donne des témoignages sur un cours qui a été donné par Paul Valéry. Mais ces témoignages-là, constitués de notes préparatoires et de transcriptions, donnent, je crois, une image assez fidèle des huit années de cours. On voit que Valéry y donne sa dernière grande œuvre de pensée. C’est sans doute la meilleure introduction possible à la pensée de Valéry sur l’homme et la société.

Valéry l’a beaucoup dit : la plupart de ses œuvres, depuis La Jeune Parque, sont des œuvres de commande. Et c’est vrai, quasiment toutes ces œuvres ont été commandées par des éditeurs ou des collectionneurs. Valéry se pliait à la commande parce qu’il avait besoin d’argent. Il n’était donc pas libre d’écrire ce qu’il voulait et de le publier comme il le voulait. Quant au Cours de poétique, on peut évidemment considérer que, à certains égards, il s’agit d’une commande du Collège de France. Mais on pourrait également soutenir l’inverse, c’est-à-dire que Valéry, pour une fois, n’avait plus besoin d’argent puisqu’il était bien payé, et qu’il a donc pu dire au Collège de France tout ce qu’il voulait dire, en toute liberté. Du reste, Valéry le dit à un officier allemand qui se trouve pendant la guerre devant les grilles du Collège de France : « C’est ici une maison où la parole est libre2 ». C’est une liberté politique par rapport à l’occupant allemand, mais c’est aussi une liberté intellectuelle. Valéry, on le sait, a trompé son monde : il s’est fait élire sur une chaire de poétique en faisant croire que, poète, il allait parler de poésie. Et bien sûr il parle de poésie, mais il ne parle pas que de cela, et ce n’est pas l’objet principal de son enseignement. Il a choisi le terme de « poétique » dans le sens de « poïétique » (du verbe grec signifiant faire). Cela n’était pas prévu par ses collègues du Collège de France, qui pensaient élire un poète qui allait parler de poésie. En vérité, ils ont élu sans le savoir un penseur total, qui a parlé de son système total de l’esprit, du monde et de la société. C’est la liberté qu’a utilisée Valéry. Et de ce point de vue-là, je trouve que le Cours de poétique est réellement la dernière grande œuvre de Valéry, et peut-être la seule où il exprime l’essentiel de sa pensée.

A. F. — Le Cours de poétique peut-il par conséquent être considéré comme une systématisation ou du moins un développement d’écrits antérieurs ? On pense aux Cahiers dont, manifestement, Valéry s’inspire beaucoup, mais aussi à d’autres textes, tels que l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Monsieur Teste, les Regards sur le monde actuel, et bien sûr la série Variété.

W. M. — Ce cours est effectivement basé sur tout ce que Valéry a écrit antérieurement, et essentiellement sur deux massifs : les Cahiers et la série Variété. Dans les Cahiers, tenus à partir de 1894, Valéry consigne chaque matin des pensées sur divers sujets. C’est un « journal de pensée », la somme de toutes ses réflexions. Ces Cahiers forment la base de son travail : il y met tous les germes de sa pensée, qu’il réutilise ensuite dans le deuxième massif important, les conférences et les articles qui ont pour la plupart été rassemblés par Valéry lui-même dans la série Variété.

Valéry peut s’appuyer sur le travail effectué à partir des années 1920 avec Catherine Pozzi (sa maîtresse du moment). Ils ont ensemble dactylographié et classé thématiquement les fragments des Cahiers. Ce sont les dossiers que l’on appelle les « feuilles volantes », conservés à la BnF. Il s’agit de fiches sur divers sujets, et Valéry les compulse afin de pouvoir travailler à partir de ce matériau. Quant au deuxième massif, celui des textes déjà publiés, on voit clairement que lorsque Valéry parle de Léonard de Vinci, il s’appuie sur l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci ; et quand il parle de la traduction de saint Jean de la Croix par le père Cyprien de la Nativité — mais ici, on n’a pas de trace écrite parce que Valéry improvise —, il s’appuie aussi sur le texte qu’il a publié à peu près au même moment.

Par ailleurs, cette manière de travailler est illustrée par une photographie qui se trouve dans le numéro Paul Valéry vivant (1946) des Cahiers du Sud. Sur cette image, on voit Valéry à son bureau au Collège de France et, posée sur la table devant lui, une chemise ouverte contenant des papiers de différents formats. Ce sont des extraits qui viennent des articles publiés, d’épreuves, des « feuilles volantes », des Cahiers. Ensuite, Valéry rajoute ses propres notes prises en vue du cours, parce qu’il prépare, à partir de ces différents documents, une synthèse que souvent il rédige. Pour les premiers cours de chaque année, il rédige beaucoup, plusieurs pages. Pour les cours qui suivent et pour les dernières années du cours, il rédige moins et les notes sont plus éparses. Néanmoins, il rédige souvent un paragraphe, une page, deux pages pour chaque leçon : des notes, soit dactylographiées, soit manuscrites, à partir desquelles il peut improviser.

A. F. — Éditer un texte posthume, surtout lorsqu’on ne dispose pas d’un manuscrit abouti, est une opération délicate. Elle implique des décisions et une responsabilité éditoriales importantes. Dans la « Note sur la présente édition », vous faites état de différents défis qu’a posés cette édition du Cours de poétique de Valéry et vous expliquez les choix éditoriaux adoptés. Pourriez-vous commenter brièvement ces choix ? Vous décrivez dans l’introduction les différents textes-sources et documents qui ont permis la reconstitution — parfois dans ses grandes lignes, parfois dans tous ses détails —, de l’enseignement de Valéry. Ces documents sont de nature très hétéroclite et ne relèvent pas tous de la main de l’auteur : textes entièrement rédigés et publiés, et donc validés, par Valéry (comme « De l’enseignement de la poétique au Collège de France » et la première leçon du cours) ; transcriptions effectuées par une sténotypiste envoyée par Gallimard, mais non validées par Valéry ; notes éparses de l’auteur ; notes d’auditeurs anonymes, etc. Face à une telle diversité, je suppose que la ligne de partage entre le « génétiquement fidèle » et l’« éditable » est particulièrement tenue. Autre aspect : vous précisez dans la « Note » que vous avez-vous-même attribué des titres aux différentes leçons. Comment les avez-vous choisis ?

W. M. — L’édition de ce cours a été un travail assez unique, dont il n’existe, je crois, pas beaucoup d’exemples comparables. Il s’agissait effectivement de constituer une œuvre à partir de documents hétéroclites. Jusque-là, quand on éditait un cours, de Foucault, de Roland Barthes, etc., on l’éditait année après année, à partir de documents présents. Souvent, on disposait de notes de cours très conséquentes, et parfois d’enregistrements, ce qui simplifie considérablement la démarche. Or dans le cas présent, je me suis retrouvé avec des documents de divers types. Au début, l’idée c’était de partir des notes préparatoires du cours, conservés dans le dossier « Poïétique » dans le fonds Valéry à la BnF. Cela faisait déjà un beau volume. Et lorsque nous avons découvert les transcriptions quasiment perdues de vue et pour certaines totalement oubliées, dont personne ne connaissait l’existence, celles qui se trouvaient dans les archives de Gallimard et celles à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, à partir de ce moment, le projet a pris une autre dimension.

Mon objectif a toujours été de rendre service à Valéry. Il y avait d’abord une parole qui a été donnée au Collège de France. Cette parole était déjà publique, il y a des personnes qui l’ont entendue. Je ne fais donc que rendre public ce qui appartient déjà au public, mais en le rendant accessible aux personnes qui n’étaient pas présentes alors. Valéry a eu lui-même le projet d’écrire un livre à partir de ce cours, comme je viens de le dire, parce qu’il le considérait comme important. De mon côté, je souhaitais rendre à Valéry ce service de faire pour lui ce qu’il n’a pas pu faire. Je ne pouvais évidemment pas faire tout ce qu’il a voulu faire. Je n’ai pas fait le livre qu’il avait prévu de faire. Mais je pense qu’il est légitime de restituer ce cours au public, avec des principes d’édition et une présentation qui soient les plus honnêtes possibles. Pour moi, le plus important dans l’introduction, c’est vraiment la « Note sur la présente édition ». Il faut que les lecteurs sachent exactement ce qu’ils lisent, comment je l’ai fait, quel était mon objectif et ce que j’ai fait pour atteindre cet objectif.

Ensuite, les spécialistes, et aussi les non spécialistes, peuvent facilement se reporter aux notes préparatoires du cours rédigées par Valéry, puisqu’elles sont en ligne, sur Gallica. Il est donc très simple de consulter les 2500 feuillets du Cours de poétique. D’autant plus que l’édition est très claire là-dessus : pour chaque fragment, on sait exactement quel feuillet on lit. C’est indiqué clairement à la fin de chaque première phrase. Ainsi, on sait immédiatement ce qu’on lit, et s’il s’agit d’un manuscrit, d’une dactylographie, d’une transcription de l’oral, etc. Les lecteurs sont au courant. J’ai expliqué également que j’ai voulu éditer un texte lisse, homogène, et que j’ai par conséquent intégré les corrections de Valéry dans le texte, sans les indiquer. Ce n’est pas une édition génétique, encore moins une édition diplomatique. C’est l’édition classique d’un texte préparé pour l’édition. Les ratures et les ajouts dans les marges des feuillets ont donc été intégrés dans le texte.

Ces principes d’édition donnent un texte très lisible, ce qui distingue ce livre d’autres publications, comme les Cahiers. J’ai dirigé, dans l’édition des Cahiers de 1894-1914, le dernier tome, le tome 13 : cette édition avait déjà ses principes d’édition, que j’ai été amené à suivre. Mais ici, je voulais faire autre chose. Il fallait rendre Valéry accessible, à travers un texte continu. C’était l’avantage des notes de cours de la BnF, qui offrent déjà une rédaction très continue. Je crois que ces questions d’accessibilité et de facilité de lecture sont vraiment très importantes. Le Cours de poétique est beaucoup plus facile à lire que les Cahiers. C’est du même ordre que Variété. Pour autant, il s’agit d’une pensée complexe, qui change de sujet d’une leçon à l’autre, et même à l’intérieur d’une leçon. Il m’a semblé qu’il fallait préparer la lecture, c’est-à-dire indiquer aux lecteurs les pistes de lecture, celles qui m’apparaissait importantes en tout cas, ainsi que les citations importantes. Je le fais dans l’introduction et je le fais dans un chapeau introductif au début de chaque leçon, avec une typographie très claire, qui distingue clairement ce qui relève de Valéry et ce qui est mon apport en tant qu’éditeur.

Enfin, il est vrai que j’ai trouvé important de donner des titres aux leçons. L’édition du Cours est scientifique : elle correspond aux meilleurs critères de scientificité, tels que je les connais, avec le type d’objectif qui était le mien, c’est-à-dire de ne pas faire une édition génétique. Mais je crois qu’il y a aussi un devoir vis-à-vis du lecteur. Ce devoir vis-à-vis du lecteur est en même temps un devoir vis-à-vis de Valéry : le devoir de rendre le texte accessible pour des personnes qui ne le connaissent pas, ou qui le connaissent peu. Donner un titre me paraissait favoriser cette lisibilité. La plupart du temps, le titre reprend une expression tirée de la leçon. Parfois, l’expression est donnée telle quelle par Valéry, et elle est donnée entre guillemets. Parfois, ce sont des mots de la leçon qui sont combinés. Il s’agit de pouvoir aiguiller le lecteur, parce que le Cours de poétique compte 1400 pages, et n’est donc pas nécessairement fait pour une lecture cursive, de bout en bout. Il faut que le lecteur puisse naviguer à son gré. Le paratexte est là pour cela.

C’est également la raison pour laquelle j’ai choisi des titres pour chaque année qui ne correspondent pas à ceux qu’avait prévus Valéry. Le regard rétrospectif m’a suggéré ce changement. Chaque année, Valéry annonce son cours à l’Assemblée des professeurs. J’ai reproduit ces annonces dans l’édition : il y avait une affiche, avec des titres, mais ce sont des titres relativement vagues et obscurs. Ils correspondent au langage propre de Valéry. Puis, à la fin de chaque année, Valéry rédige un résumé — comme le fait encore aujourd’hui chaque professeur au Collège de France — qu’il publie dans l’Annuaire du Collège de France. Là aussi, les résumés sont souvent très vagues et très abstraits, et ils n’ont souvent pas grand-chose à voir avec ce que Valéry a vraiment dit dans le cours. En fait, il parle plus de ce qu’il est en train de faire au moment où il rédige le résumé, parce qu’il s’y prend généralement en retard. Il ne parle donc pas tellement de ce qu’il a fait, mais plutôt ce qu’il projette de faire. En 1939-1940, pour le cours où il n’a pas fait grand-chose puisque c’était le début de la guerre, il parle surtout du cours qu’il est en train de faire en 1940-1941. Les résumés n’aident donc pas beaucoup à la lecture. J’ai publié les résumés, là n’est pas la question, mais je trouve que les titres donnés par Valéry à son propre cours ne facilitent pas la lecture. Au contraire, ils l’obscurcissent. Et je crois savoir mieux que Valéry, aujourd’hui — parce que je connais le monde d’aujourd’hui, que ne connaissait pas Valéry —, ce qu’il faut pour rendre le contenu du cours accessible et pour montrer la cohérence d’une année, puis de l’ensemble des années. Du moins, j’ai fait du mieux que je pouvais. Je le précise dans la « Note sur la présente édition ». Ainsi, les choses sont claires.

A. F. — On cite souvent Valéry comme l’un des représentants les plus éminents de la critique d’auteur (ou critique d’écrivain), aux côtés de confrères comme Baudelaire, Proust, Péguy, Blanchot, Sartre… Le Cours de poétique, est-ce de la critique d’auteur ou de la critique des professeurs (pour reprendre la distinction établie par Albert Thibaudet) ? Quelle est la spécificité de la position de Valéry entre ces deux champs, littéraire et savant ?

W. M. — Il est clair que la vision que propose Valéry correspond à sa propre conception du travail du poète. Sa critique est donc basée sur son expérience d’écrivain. Mais je nuancerais le terme de « critique d’auteur » parce que Valéry est, en vérité, très peu critique. Il ne fait jamais de la critique, ou quasiment jamais. Il est vrai que cela lui arrive dans les textes de Variété, mais très souvent la réflexion sur un auteur ou sur une œuvre bifurque vers une réflexion théorique sur le fonctionnement de la littérature, du poème, etc. De même, ce qu’il fait dans ce Cours de poétique n’est pas de la critique littéraire. Il fait de la théorie littéraire. Il invente autre chose : il propose un discours général, assez abstrait, avec peu d’exemples, un discours sur le fonctionnement de la littérature et sur le fonctionnement de l’esprit. Cela n’a rien en commun avec les textes d’André Gide, d’Anatole France ou d’autres. Avec Proust, c’est un peu différent : il y a parfois des éléments qui sont de l’ordre de la réflexion théorique sur la grammaire, comme cela a été démontré, notamment, par Gilles Philippe. Mais chez Valéry, cette approche est systématique. Il s’agit de s’abstraire le plus possible de l’individualité même de l’écrivain. L’écrivain, quand il écrit, n’est plus une personne. Sa création est basée sur les productions de la sensibilité, donc son individu. Mais, d’après Valéry, Racine, quand il écrit Phèdre, n’est plus Racine (c’est une phrase dans le Cours de poétique). Il y a, selon Valéry, un caractère très impersonnel des systèmes et des mécanismes de la création littéraire, artistique et intellectuelle. C’est à partir de l’idée d’une impersonnalité de la création intellectuelle que Valéry peut légitimer un regard théorique sur la littérature. Il ne parle donc pas en auteur. Plus exactement, il parle à partir de son expérience d’auteur, mais son regard sur son expérience d’auteur est un regard de phénoménologue. C’est une phénoménologie de la création, une phénoménologie de l’esprit. Valéry est ce que nous appellerions un penseur ou un philosophe (même si lui-même a toujours récusé le terme de philosophie). Il propose une réflexion générale sur le fonctionnement de l’esprit. Pour moi, Valéry se situe donc en dehors du système de la critique d’auteur, puisque ce n’est pas en tant qu’individu-auteur qu’il parle. Bien qu’il lui arrive parfois de porter des jugements sur telle ou telle œuvre.

Valéry ne pratique pas non plus une critique de professeur parce qu’à cette époque-là, aucun professeur ne travaille comme lui. La critique des professeurs est alors une critique de type historique. En France, en tout cas, c’est l’historiographie littéraire qui règne. Valéry invente quant à lui un type nouveau de discours sur la littérature, un discours qu’on appelle maintenant la théorie littéraire. Et cela, il est le seul à le faire. Au même moment, il y a eu les formalistes russes, ou T. S. Eliot en Angleterre. Il est vrai que T. S. Eliot prend une direction similaire dans ses articles, puis à Cambridge il y a I. A Richards qui commence à faire cela aussi. Mais en France, Valéry est le seul. Donc ce n’est ni de la critique d’auteur, ni de la critique des professeurs, c’est la critique d’un inventeur, d’un penseur qui fait quelque chose qui n’existait pas auparavant. 

A. F. — C’est toute l’ambivalence du terme de « critique » que l’on peut entendre aussi bien au sens de « critique particulière » (critique d’une œuvre ou d’un auteur) qu’au sens de « critique générale » (critique des essences) ou « théorie », dans une acception large, ou universitaire, qui peut englober différentes formes de discours analytique, sans se restreindre à une critique de jugement. Mais en vous écoutant, je me demande si, dans le cas de Valéry, la différence entre critique d’auteur et critique des professeurs ne s’annule pas aussi parce que ce cours, qui porte sur la fabrication des œuvres de l’esprit, peut lui-même être considéré comme une œuvre de l’esprit.

W. M. — Oui, et Valéry l’a dit. Parfois il a ce regard « méta ». Par exemple, il critique beaucoup les concepts des philosophes, par exemple dans la leçon « Les philosophes sont pleins de clichés ». Il critique les grandes notions, les grands concepts des philosophes : l’espace, le temps, etc. Puis il ajoute : finalement, quand je parle de « sensibilité », ne fais-je pas la même chose ? Ne suis-je pas en train de créer ma propre illusion d’un concept qui peut-être n’appartient qu’à moi ? Valéry a donc par moments cette lucidité que je trouve assez remarquable. Il sait porter sur lui-même et sur ce qu’il fait dans le Cours de poétique un regard ironique. Il dit que son cours est un cours de recherche et qu’il est lui-même en train de tâtonner et de produire devant ses auditeurs une pensée. C’est ce fonctionnement même qui est l’objet du cours. Valéry dit effectivement que parfois il a l’impression que la poétique serait, idéalement, de s’observer en train de penser et de décrire de la manière la plus précise possible le fonctionnement de cette pensée.

C’est ce qui donne à ce cours un caractère très expérimental. Aujourd’hui, cela peut nous paraître évident — nous sommes dans les années 2020 et nous avons eu quantité de professeurs qui ont inventé des manières de penser en direct : Gilles Deleuze, Roland Barthes (même s’il préparait beaucoup ses cours). Ils nous ont habitués à l’idée du cours comme jeu performatif. Valéry le fait lui aussi, mais dans les années 1930-1940, à un moment où ce n’est pas ce qui se fait à l’université. Peut-être au lycée, il est possible que le philosophe Alain au Lycée Henri IV ait fait ce type d’exercices devant ses élèves. Mais on ne le faisait pas avec les auditeurs du Collège de France, ou du moins cela n’existait que sous la forme du commentaire d’un texte : Ernest Renan disait qu’un cours du Collège de France ne se prépare pas, mais les cours auxquels il songe en disant cela relèvent de l’exégèse ; cela n’a rien à voir avec le projet de Valéry. Donc il y a là un aspect qui est vraiment original et novateur dans l’enseignement de Valéry.

A. F. — Vous êtes l’un des spécialistes les plus reconnus de Valéry, un auteur qui vous a occupé depuis votre thèse, consacrée à l’invention de la critique formaliste par Valéry et Eliot (2000), ainsi qu’au fil de nombreux articles ou encore de directions de collectifs, comme Valéry et l’idée de littérature (publié en 2010 parmi les Colloques en ligne de Fabula) et un numéro de la revue Littérature, « Paul Valéry, en théorie » (2014). De même, vous êtes le premier lecteur et le premier expert du Cours de poétique que vous avez édité et que vous avez donc pu arpenter en profondeur — en attendant que les autres chercheurs et le public puissent suivre vos pas et faire de même. En tant que fin connaisseur de Valéry, quels aspects vous ont le plus frappés dans la lecture de et dans le travail sur ce Cours de poétique ? Dans quelle mesure votre regard sur Valéry et sur son œuvre a-t-il évolué à travers la lecture du Cours de poétique, à travers votre propre parcours depuis 2000, et aussi au regard de l’évolution de la recherche en lettres dans les vingt dernières années ?

W. M. — Le travail sur ce cours a effectivement fait évoluer ma compréhension de l’œuvre de Valéry. Ce cours est étonnant par sa structure même. Valéry y fait le bilan de son système, comme il ne l’a fait nulle part ailleurs. L’avantage, c’est de l’avoir désormais en deux volumes : cela fait 1400 pages, mais cela reste maniable et on voit très bien la logique de l’ensemble. Ce système consiste d’abord — c’est la première année du cours — à examiner le fonctionnement de l’esprit à travers les productions de la sensibilité que sont les images, la mémoire, les émotions, etc. Puis, dans la deuxième année du cours, Valéry étudie l’action consciente qui permet la création de l’œuvre de l’esprit. L’année du début de la « drôle de guerre » est une année où il y a peu de cours, mais l’année suivante, il s’agira de la question du langage intérieur : pourquoi la conscience peut-elle intervenir dans le processus de création ? Parce qu’il faut qu’il y ait une distanciation, et cette distanciation, elle est permise par le langage intérieur. Le langage intérieur fera la liaison entre l’œuvre individuelle de l’esprit et l’œuvre collective de l’esprit, à laquelle sera dédiée la suite du cours. Cela permettra de suivre la « carrière de l’œuvre » (c’est le terme que Valéry emploie) dans la société. Car pour qu’il y ait carrière de l’œuvre, il faut qu’il y ait une société qui puisse l’accueillir, et pour que la société puisse l’accueillir, il faut qu’il y ait des institutions qui puissent l’accueillir. La première d’entre ces institutions, c’est le langage. Le langage occupe une place absolument nodale dans ce système. C’est le langage qui permet de passer de l’individu à la société. La sixième année, Valéry élabore ainsi une pragmatique du langage, qui permet de créer les institutions politiques, le droit, la religion. Et à partir de là, il peut y avoir une réflexion générale sur la société, la culture, l’histoire, qui font que nous sommes dans un monde où il est possible de pouvoir se consacrer à l’activité de l’esprit, parce qu’il y a un confort suffisant pour les artistes, les penseurs et les intellectuels (des habitations, de la nourriture, etc.). Et tout cela parce qu’une société est là pour le rendre possible. Cela nous amène jusqu’à la dernière année, qui propose une sorte de bilan de l’ensemble du cours.

Ce que je viens de retracer ici en quelques mots, c’est une logique complète. La possibilité d’avoir accès à cette cohérence organique du système de Valéry est vraiment quelque chose de nouveau. Mêmes les meilleurs spécialistes de Valéry se sont toujours escrimés pour savoir ce que c’était que ce système lorsqu’ils travaillaient à partir des Cahiers, où il y a tellement de fragments épars. Mais ici, pour la première fois, tout fait sens. C’est une pensée totale qui se déploie. Je crois que c’est un apport considérable de cette édition du Cours de poétique.

Le deuxième point qui me semble important concerne la littérature et la critique ou la théorie littéraire. Quand j’avais rédigé ma thèse sur l’invention de la critique formaliste, il y a un peu plus de vingt ans maintenant, à partir des écrits de Valéry et de T. S. Eliot, je m’étais basé sur les écrits publiés de Valéry. Je connaissais l’existence du Cours de poétique, bien sûr, mais je ne l’avais pas regardé en détail. Et là je remarque que ce que nous apporte le Cours de poétique, c’est une inflexion par rapport à ce qu’on connaissait et de ce qu’on imaginait de la poétique de Valéry au sens étroit et classique du terme. Valéry n’a pas cessé de publier de son vivant, dans les articles, dans Variété, des réflexions sur la poésie, sur la littérature, où il a énormément insisté sur la question de la mise en forme des œuvres, c’est-à-dire de la mise en forme impersonnelle. Il l’a dit partout, ce qui fait de Valéry un apôtre de l’impersonnalité de l’œuvre, de ce formalisme qui m’a intéressé dans le cadre de ma thèse et par lequel Valéry a joué un rôle important dans l’histoire de la théorie littéraire du XXe siècle.

En même temps, si on regarde de près d’autres œuvres publiées de Valéry — je pense en particulier aux dialogues, à Eupalinos ou l’Architecte —, on pouvait constater qu’il y avait autre chose. Dans Eupalinos ou l’Architecte, les propos rapportés par Phèdre évoquent un temple, construit de façon élégante, et il est dit qu’il fallait voir, derrière ce temple, l’image de la femme aimée. C’est une affirmation étonnante par rapport à ce que l’on connaît de la poétique de Valéry. Mais tout cela se comprend par le Cours de poétique qui, lui, insiste — c’est le cœur même de la première année de cours, qui est basée sur les productions d’une sensibilité — énormément sur le caractère très singulier, très individuel du matériau sur lequel s’élabore toute production intellectuelle. Je crois qu’on trouve là ce que j’ai appelé, dans un de mes articles3, la « deuxième poétique de Valéry » : la poétique ésotérique, occulte, celle qu’on a dans Eupalinos ou l’Architecte et celle qui s’illustre de manière très claire dans le Cours de poétique. Dans l’œuvre de Valéry, il y a deux aspects qui sont indissociables : une poétique occulte, ésotérique, d’inspiration lyrique, et une poétique publique, exotérique, d’inspiration formaliste. Le lien entre les deux est établi par le Cours de poétique. Le cours est le seul lieu où s’établit la cohérence de cette pensée, et où se résout enfin la tension entre, d’une part, l’idée de l’individu en tant qu’individu (avec ses émotions, sa vie sentimentale, tout ce qui fait qu’il est un individu qui ne coïncide avec aucun autre), et, d’autre part, de l’idée de l’impersonnalité de la création. Cette union entre les deux n’était pas très claire dans ce que Valéry avait publié de son vivant, mais devient beaucoup plus explicite et compréhensible dans le Cours de poétique. C’est quelque chose qui, je crois, modifie considérablement notre vision de la pensée de Valéry sur la création littéraire et artistique.

Enfin, un dernier point, plus formel si l’on veut : je trouve intéressant d’avoir accès à l’oralité de Valéry. Je dois dire que j’ai été interloqué quand j’ai retrouvé les transcriptions du cours réalisées par la sténotypiste de Gallimard. Ce n’était pas le Valéry auquel j’étais habitué. J’ai beaucoup travaillé sur le Valéry des Cahiers, sur le Valéry des articles : un Valéry qui travaille beaucoup ses textes. Même les notes de brouillon, les notes préparatoires pour son enseignement que j’ai publiées dans le Cours de poétique, ce sont des notes très travaillées. Elles sont bien écrites et pleines de formules aguichantes. Avec les transcriptions, je voyais enfin apparaître un Valéry dont tout le monde a parlé, mais que personne n’avait plus entendu depuis la mort du poète : le Valéry causeur, le causeur étincelant qui brillait dans les salons. Mais il ne fait pas que causer, il évoque vraiment des choses sérieuses et exigeantes. Or, il le fait dans une langue, naturellement, très orale. Au début, je me suis dit que la coexistence de cette oralité de Valéry avec l’écrit ne fonctionnerait pas et qu’il serait difficile de publier les deux types de discours côte à côte. J’avais des réticences à l’égard de ces transcriptions. Mais en les éditant, avec le temps, je me suis rendu compte qu’elles ajoutaient quelque chose que personne ne connaissait, c’est-à-dire la manière dont Valéry parlait. On entend un ton, on entend un humour, on entend une ironie, une émotion parfois, et une grande capacité d’improvisation. Pour un auteur lointain, il est assez rare de disposer d’un tel témoignage. On observe un penseur en train de penser. C’est assez remarquable. Et finalement, cela reste très lisible. C’est une pensée exigeante, mais en même temps une pensée facile à lire et à suivre.

A. F. — Pour revenir sur le sujet de l’histoire de la critique : s’agissant du terme de « poétique », on a vu se succéder ou s’affronter, depuis Aristote jusqu’à la revue Poétique, différentes définitions : l’approche taxinomique, l’approche normative, l’approche théorique privilégiée de nos jours… Face à cette tradition, Valéry propose un point de vue assez singulier. Comment le Cours de poétique s’inscrit-il dans cette histoire ?

W. M. — J’avais écrit pour la revue Fabula-LhT un article intitulé « Quelle poétique de Valéry pour la revue Poétique ?4 » où j’ai montré qu’il y a — même si l’hommage de la revue Poétique à Valéry est clair, car le titre ne vient pas seulement d’Aristote —, malgré tout un hiatus entre ce qu’a fait Valéry dans le cours des années 1940 et ce que fait la revue Poétique depuis 1970. Valéry, dans le Cours de poétique, ne fait pas seulement de la théorie littéraire. Il fait quelque chose de beaucoup plus global, c’est une théorie de la création, dont la critique génétique, à certains égards, est davantage l’héritière que la revue Poétique.

Comme souvent, Valéry va là où on ne l’attend pas : c’est ce qu’il a toujours fait. Cela fait partie de sa gloire. Au moment où il devient professeur, à près de soixante-dix ans, on attendait qu’il fasse un cours de poésie, et il fait un cours sur autre chose, en proposant une pensée totale. Avec une pensée qui croise vraiment les interrogations des sciences humaines et sociales du XXe siècle. Soit par des intuitions personnelles de Valéry, soit parce qu’il a lu, soit parce qu’il était en contact avec d’autres penseurs. On a vraiment là un ensemble de pensées et de formules assez étonnant. Il n’y a pas beaucoup de pensées totales comme cela.

A. F. — À la lecture du Cours de poétique, on est frappé par le fait que Valéry semble avoir eu l’intuition de différents concepts théoriques qui n’ont pris forme que plusieurs décennies plus tard : on pense par exemple à la proximité du concept de fiducia avec celui d’illusio dans la sociologie littéraire de Bourdieu. Dans l’introduction de votre édition, vous soulignez ce type de parallèle en mettant en rapport les réflexions de Valéry avec celles de Foucault, de Derrida, avec la critique génétique, etc. Ces parallèles nous sont (nous, lecteurs d’aujourd’hui) presque automatiquement suggérés. Reste que cette vision rétrospective nous confronte, sur le plan épistémologique, à une autre question : celle de l’anachronisme théorique. Peut-on lire les textes du passé à la lumière des notions d’aujourd’hui ? Au-delà de leur utilité heuristique, qui est incontestable, que peuvent nous dire ces rapprochements, en quoi sont-ils féconds et où sont leurs limites ?

W. M. – Des concepts comme celui de fiducia existent depuis très longtemps chez Valéry (on en trouve un équivalent déjà chez Georg Simmel) et ont été étudiés par des valéryens. Jean-Michel Rey, par exemple, ou Jean-Joseph Goux ont beaucoup étudié la question de la fiducia chez Valéry5. Il l’a fait à partir d’autres textes, à partir des Cahiers, pas du Cours de poétique, parce qu’il ne le connaissait pas. On retrouve des parallèles, et c’est vrai que je me suis un peu essayé à faire les rapprochements, des croisements, de la pensée de Valéry avec d’autres pensées du XXe siècle. Il y en a beaucoup. Et, ma foi, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des croisements possibles. Par exemple, le terme d’habitus, qu’on renvoie à Bourdieu, habituellement. Valéry le tient de Mauss, de l’anthropologie. Mais il l’emploie de manière tout à fait intéressante, assez proche du sens de Bourdieu, en montrant les limitations qu’instaurent dans d’un individu donné les habitudes liées à sa classe sociale, à sa formation, à son éducation et à son tempérament. C’est la définition même de l’habitus bourdieusien. Et c’est intéressant qu’il y ait cela chez Valéry. Ce sont des choses qu’on n’attendait pas chez lui. Il y a une pensée du social, et je crois que c’est là-dessus que le cours va beaucoup étonner. Parce qu’il y a cette pensée du social, et de la pragmatique du langage d’abord, du pouvoir du langage. Comment faire pour que les paroles comptent ? dit Valéry. On croirait entendre Austin : How to do things with words — comment faire des choses avec des mots.

Il y a tout cela chez lui, mais ce n’est pas du hasard. Valéry est un penseur. Il suit la pensée de son temps et il pense par lui-même — c’est une intelligence hors pair. Et il s’est beaucoup renseigné. Il a beaucoup lu les revues de sciences humaines, la Revue de philosophie ou encore la Revue de métaphysique et de morale. Ce sont des revues où il y avait, à l’époque, beaucoup plus de psychologie et plus de sociologie qu’aujourd’hui. Ce sont des revues qui traitent de domaines plus larges que ce que nous entendons aujourd’hui par métaphysique, philosophie ou morale. Donc Valéry voit beaucoup de choses dans ces textes, et c’est assez éblouissant de voir que sa pensée croise, à partir des mêmes données de base, d’autres évolutions de la pensée en cours. Je crois que ces rapprochements enrichissent beaucoup notre vision de Valéry.

Puis il y a les parallèles complets, c’est à dire le fait que l’on retrouve chez Valéry la phénoménologie de Husserl, et des éléments qui relèvent d’une critique de la philosophie, très proches de ce qu’a fait Wittgenstein. Il s’agit d’une évolution propre à Valéry, car cela remonte au moment où il a commencé les Cahiers, dans les années 1890. Et c’est totalement parallèle avec ce que font Husserl d’un côté et Wittgenstein de l’autre, plus tard, sans qu’il y ait aucune connexion autre que de coïncidence. Valéry est un phénoménologue : il a inventé sa phénoménologie. Il a inventé aussi sa critique de la philosophie. Certains chercheurs ont travaillé là-dessus, comme Jacques Bouveresse qui a étudié cette proximité avec Wittgenstein dans la pensée de Valéry. Merleau-Ponty avait lui aussi reconnu dans les Cahiers de Valéry la proximité avec Husserl, et il a beaucoup utilisé les Cahiers dans sa propre réflexion. Donc la pensée de Valéry a véritablement ensemencé la pensée des années 1960, 1970, à travers les essais publiés et les Cahiers. Il ne faut pas oublier que les Cahiers ont été publiés en fac-similé dans les années 1950. Merleau-Ponty les a lus, il les a travaillés. L’anthologie de la Pléiade a paru plus tard, mais il y avait quand même des moyens d’accéder à une partie de la pensée de Valéry par ce qui était publié. Il ne s’agit pas d’établir des généalogies ou de dire que, sans Valéry, les choses n’auraient pas été pensées. Néanmoins, je crois que Valéry a pu jouer un rôle important dans le développement de certaines façons de penser : sur la littérature, cela ne fait aucun doute, et éventuellement dans d’autres domaines, dont la philosophie, en particulier chez Merleau-Ponty. Je pense qu’il est profitable de montrer la diversité d’un concept, la richesse qu’il recèle. Par ailleurs, il est également intéressant de voir ces concepts dans différents types de systèmes de pensée, le fait qu’ils ne sont pas nécessairement liés à un système unique, mais peuvent trouver un sens ailleurs. Chez Bourdieu, l’habitus est très lié à une pensée de la domination, ce qu’on n’a pas chez Valéry. Il y a des concepts communs et des éléments qui sont propres à chaque penseur.

A. F. — Cette comparaison nous montre aussi l’importance de l’institutionnalisation pour la postérité et pour la fortune critique de telle ou telle pensée. Le fait que le Cours de poétique n’a pas été édité ni assimilé directement par l’université a rendu la pensée de Valéry, telle qu’elle s’articule dans cet enseignement, moins durablement présente que d’autres. Le peu de commentaires écrits de la part de contemporains peut néanmoins étonner. Leur rareté découle évidemment de l’absence d’une édition, mais on aurait pu s’imaginer que de initiatives institutionnelles, voire privées, destinées à produire une telle édition, aient vu le jour dans les années qui suivaient la disparition de l’auteur. L’absence d’un tel projet était-elle liée au contexte de l’immédiat après-guerre ? Au manque d’institutionnalisation directe du discours de Valéry par l’université ?

W. M. — Les paroles s’envolent ! Ce cours n’a pas été écrit, ou n’a pas été publié en tout cas. Aujourd’hui, au Collège de France, les cours sont enregistrés, donc on peut imaginer que les conférences sont suivies largement en vidéo ou en audio, et cela crée des échos. Mais à l’époque de Valéry, ces techniques n’existaient pas, et il est difficile, avec des auditeurs qui n’ont pas de diplôme à passer, qui vont et qui viennent comme ils le souhaitent, de créer un écho durable. Il y a beaucoup de choses dans la presse sur le Cours de poétique, mais cela reste très ponctuel. Les influences que ce cours a pu avoir sont par conséquent assez occultes, secrètes. Je propose par exemple dans l’introduction du Cours l’hypothèse que la diffusion du terme « œuvre de l’esprit », un terme qui est désormais très usuel dans le langage juridique et dont l’emploi est assez rare avant Valéry (le terme existait, Valéry ne l’a pas inventé de toutes pièces, ou peut-être l’a-t-il inventé sans savoir qu’il existait auparavant), doive quelque chose au cours de Valéry. À partir de 1950, le terme devient en effet un terme d’usage courant en droit intellectuel et en droit des œuvres culturelles. Il n’est donc pas impossible que l’influence du cours de Valéry y ait contribué ; qu’un juriste se soit trouvé assister au cours et ait infusé cette expression de Valéry dans le langage juridique du XXe siècle. Mais au-delà des personnalités, ou futures personnalités, qui ont assisté au cours de Valéry — je parle ici de Cioran, de Bonnefoy, de Tournier, de Barthes, etc. —, il est difficile de savoir ce que ce cours leur a apporté, puisqu’ils n’en ont pas, ou très rarement, parlé explicitement.

Même Blanchot, qui a suivi attentivement le cours (au moins pendant les premières années), lorsqu’il en rédige un compte rendu en 1942, repris ensuite dans Faux pas, il n’arrive pas très bien à construire une cohérence. Il fait un rapprochement avec Sartre, il parle de la phénoménologie… Il n’en a pas totalement saisi le sens. Peut-être n’a-t-il pas été très assidu au cours, ou peut-être est-il venu assez souvent, mais pas tout le temps. En tout état de cause, il n’est sans doute pas facile, à partir d’un oral qui se déploie sur plusieurs années, de cerner une cohérence. Donc même Blanchot n’est pas arrivé à concevoir la continuité de cette parole un peu volatile, improvisée, qu’était celle de Valéry. C’est vraiment ce qu’apporte cette édition : la cohérence globale. On voit qu’il y a un projet. Le passage par l’écrit montre quelque chose qui était autrement inaccessible par la seule oralité. Il est assez rare de constituer comme cela une œuvre, pas à partir de rien, puisqu’il y avait bien des documents qui subsistaient, mais de créer néanmoins une œuvre par l’édition. C’est vrai qu’il y a là un travail d’éditeur, que l’éditeur joue un rôle fondamental, un rôle que je reconnais. Et il fallait que quelqu’un fît ce travail. J’ai pensé que c’était moi qui devais le faire, parce qu’il faut bien connaître Valéry, il faut savoir le déchiffrer, il faut savoir reconnaître les éléments constitutifs, et surtout il faut le donner sous une forme accessible aux lecteurs. C’est ce qui me paraît important, de le donner aux lecteurs, pour une pensée ultérieure, à des chercheurs qui pourront compléter le travail. Il y a énormément de choses qui restent à faire. Cette édition ouvre la voie.

A. F. — La place de la littérature dans le Cours de poétique de Valéry est quelque peu paradoxale : elle paraît à la fois moindre et plus importante qu’attendue. Valéry, dans « De l’enseignement de la poétique au Collège de France », propose un projet d’enseignement centré sur la littérature. De même, il commence et termine son discours par une mise en parallèle entre poétique et histoire littéraire. Le cours effectivement prononcé ne réalise pas ce programme. Toutefois, la littérature y est omniprésente : le cours semble tout entier construit à partir d’un matériau littéraire. Il est difficile de trouver une page, ou du moins une leçon, qui n’évoque pas la littérature. Vous connaissez le cours mieux que toute autre personne : est-ce une impression que vous partagez ?

W. M. — Je suis d’accord avec vous. Nous l’avons vu, Valéry a trompé son monde et ne parle pas de poésie, alors qu’il a été élu sur une chaire qui était censée être une chaire de poésie. Jusqu’à la leçon inaugurale incluse, Valéry joue le jeu, et ensuite, il prend sa liberté. C’est assez phénoménal, et assez téméraire de sa part. On voit la liberté et l’audace qui sont les siennes. Ensuite, j’ai moi aussi fait l’expérience inverse. Il n’y a pas très longtemps, j’ai voulu chercher les occurrences du mot de « poésie » dans le Cours de poétique, en croyant que Valéry parlait très peu de poésie. Mais quand on regarde les occurrences du mot « poésie », il y en a partout. Il y a toujours des éléments liés à la poésie. C’est effectivement très étonnant : son expérience de phénoménologie de l’intellect, d’anthropologie de l’intellect — je prends le terme anthropologie parce que c’est à la fois quelque chose qui est ancré dans le biologique et dans le culturel —, cette expérience-là, elle est intimement liée à son expérience de poète. Par conséquent, la poésie est partout, elle est citée partout, alors même que Valéry ne fait pas un cours sur la poésie.

Chez Valéry, même le discours sur le fonctionnement de l’esprit et du corps est informé par son expérience de poète. C’est en tant que créateur, et avec sa légitimité de créateur et de penseur qu’il parle. L’expérience de celui qui chaque matin essaie de mettre par écrit des pensées. Le regard qu’il porte sur lui-même, ce regard très précis, très concentré, lui permet de généraliser à partir de là sur le fonctionnement de l’esprit. C’est donc son expérience de poète qui est fondatrice de sa phénoménologie du créateur. Et du reste, quelqu’un comme T. S. Eliot l’a clairement reconnu en affirmant tout ce qu’il doit à Valéry. Aucun écrivain, dit-il, n’a eu sur son propre travail, sur le travail de l’écriture, un regard plus perçant, plus conscient, plus lucide que Valéry. Je pense que Valéry, de ce point de vue-là, est un écrivain pour écrivains. C’est à dire, c’est un écrivain chez qui les écrivains cherchent une expérience de l’écriture, dans tous ses détails.

Par ailleurs — et c’est là un artefact de toute édition possible de ce cours, pas seulement de celle-ci —, Valéry, s’il parle moins de poésie et de littérature qu’il ne l’a annoncé à ses collègues et dans la leçon inaugurale, il en parle tout de même, et en particulier à partir de la troisième année, lorsqu’il consacre la leçon du samedi à des réflexions sur des textes précis, des lectures de Poe, Baudelaire, Villon, etc. Il reprend ici, sans doute, des articles de Variété et d’autres publications, comme son Léonard. Le vendredi, il fait donc un cours théorique, un cours qu’il doit préparer, et le samedi, il fait un cours sur des textes, qu’il n’a pas besoin de préparer, comme il l’avoue lui-même. Et comme il n’a pas besoin de le préparer, nous n’en avons pas de témoignages. C’est la technique même du cours qui fait que les leçons que Valéry a données sur la littérature ne sont pas documentées. Il les improvisait à partir de ses propres essais publiés en amont et à partir des textes qu’il lisait en les commentant directement. Il y a donc une certaine sous-représentation de la littérature dans l’édition, liée à ce matériau qui est absent. C’est la raison pour laquelle j’ai réintroduit un peu plus de notes préparatoires sur la poésie et sur la littérature, bien qu’il s’agisse de notes un peu moins rédigées. D’habitude, j’ai plutôt choisi des notes très rédigées, les rédactions longues qui me semblaient intéressantes à rendre publiques. Mais je me suis dit que le public attend quand même aussi des réflexions de Valéry sur la littérature. Par conséquent, je me suis permis d’y intégrer des notes sur la poésie, sur le style, etc., qui sont moins rédigées – pas moins finement rédigées, mais moins longuement rédigées que les autres notes –, et qui ressemblent davantage à des notations des Cahiers. Cela permet de compenser d’une certaine manière l’absence de matériaux longuement rédigés sur la poésie.

On peut penser par exemple aux notes sur la tragédie, à la fin du second volume. Je les ai intégrées parce que je les trouve très intéressantes. Valéry prévoit de parler de la tragédie, mais chaque fois, il repousse… Finalement, il tombe malade, et le cours s’arrête. Donc il ne reste plus que ces quelques notes sur la tragédie, qui sont quand même très intéressantes. On peut rêver à ce que Valéry a dit dans ses improvisations sur la littérature et à ce qu’il aurait dit sur la tragédie…

A. F. — Quel usage pourra-t-on faire de ce Cours de poétique, de cette « anthropologie totale de la création et de la vie intellectuelle », dans les études littéraires ? Les réflexions de Valéry concerneront-elles une communauté de chercheurs élargie, ou le cours restera-t-il surtout un document, certes précieux et passionnant, sur la pensée de Valéry, et ainsi destiné en priorité aux valéryens ?

W. M. — Je pense que ce cours concerne tous les chercheurs en lettres. Vous l’avez dit : la littérature est en quelque sorte le centre secret de ce cours. Il montre que l’on peut penser le monde, l’esprit, le corps, la société, à partir de l’expérience littéraire. L’expérience du poète, l’expérience de l’écrivain, c’est une expérience totale. C’est l’expérience d’un fonctionnement de l’esprit poussé à son sommet. Et je crois qu’il y a encore aujourd’hui — et cela ne vaut pas que pour les valéryens — une vocation de la littérature, une vocation qui devrait nous parler : la vocation d’une grande exigence. Je l’ai dit, l’exigence de la forme, l’idée de faire œuvre d’écrivain, d’écrire — lire aussi mais surtout, écrire, en l’occurrence —, c’est cela qui importe. Se placer au plus haut point d’activité de l’esprit. L’idée qu’écrire une œuvre, c’est une manière d’ascèse, d’extase ; un effort d’aller en dehors de soi, de se porter au plus haut point auquel on puisse aller. Je crois que ce type de discours-là n’est pas un discours désuet ou périmé. Je pense que c’est un discours vraiment important pour aujourd’hui.

Il est également important, en ces moments où beaucoup de questions, du reste légitimes, sont posées à la littérature — des questions de valeurs, de représentativité démocratique, de message politique, etc. —, de maintenir, parallèlement et concurremment, une interrogation formelle sur la littérature. La littérature, c’est aussi une forme, ce n’est pas seulement un message. Il me semble que c’est un discours qu’on peut entendre et qu’on doit entendre aujourd’hui. Valéry propose une éthique de la forme. Faire une œuvre, dit-il, « c’est transformer quelque chose pour transformer quelqu’un ». J’aime beaucoup cette formule. Transformer quelque chose, c’est évident : c’est le sculpteur qui taille son bloc de pierre, le poète qui travaille le langage. En revanche, transformer quelqu’un, on peut l’entendre à double sens : transformer le récepteur, le lecteur ; et transformer aussi celui qui crée, l’auteur. Mais aucun travail, aucune transformation, ne se fait facilement. Je crois que cela ne peut se faire qu’avec des efforts. Et maintenir cette idée d’une éthique de la forme, l’idée d’un travail, d’une exigence, d’un effort qui aboutit à une transformation de la personne, du récepteur comme du producteur, je trouve cela très fort, et je trouve malgré tout important de le rappeler aujourd’hui.

Par ailleurs, il y a des réflexions assez étonnantes dans le cours : par exemple, dans l’une des leçons de clôture, Valéry parle de la mondialisation des œuvres. Il parle de la Chine, et il pose des questions qui sont vraiment des questions d’aujourd’hui. Par exemple : que deviendra l’Antiquité classique pour des civilisations qui n’ont rien à voir avec l’Antiquité classique ? C’est une vraie interrogation. Et ce discours de Valéry intéresse aussi les neuroscientifiques. Je pense à Jean-Pierre Changeux, ou au psychologue Olivier Houdé qui a écrit sur Valéry et le cerveau6. Ils sont très intéressés par la pensée de Valéry. Ils y retrouvent des choses que la science découvre aujourd’hui. Donc il y a une vraie actualité de ce texte.

Une autre question que pose Valéry, qui reste ouverte et à laquelle un jour il faudra répondre : y a-t-il des critères objectifs de la valeur d’une œuvre ? La valeur d’une œuvre est-elle seulement une construction de la société ? C’est ce que Valéry appelle la valeur-or, l’étalon-or. Mais il y a aussi, chez Valéry, l’idée que la valeur de l’œuvre est une valeur interne, une valeur de complexité, de densité, liée au travail de l’auteur. C’est la valeur-travail, en référence à Karl Marx. Et ce n’est pas la même chose. Il peut y avoir une valeur-travail très élevée et une valeur-or très basse, et inversement. On le voit avec les best-sellers. Donc la question c’est : existe-t-il une beauté, un sentiment du Beau esthétique, qui soient indépendants de la culture, qui soient liée à des critères formels ? C’est une question que pose Valéry et une question qui reste d’actualité aujourd’hui. Nous sommes dans un monde globalisé, et par conséquent, il est important de voir si tout répond simplement à des logiques de domination culturelle, ou s’il y a aussi la forme comme critère en tant que tel. Un critère qui vaudrait par lui-même, en dehors de tout paramètre social et culturel. Ce sont des questions plus pertinentes que jamais. Vous voyez, je développe ici ma propre réflexion à partir du Cours de poétique, et c’est exactement ce que je pense que chacun est appelé à faire : partir des interrogations de Valéry, porter des interrogations sur le contexte d’aujourd’hui. Je trouve que c’est l’usage qu’on peut faire d’une œuvre comme celle-ci.