Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Dorian Merten

Se dire & dire l’autre pendant la Grande Guerre

Telling Oneself & Telling Another during the Great War.
Nicolas Bianchi & Fabien Meynier (dir.), Les Fabriques identitaires de la Grande Guerre. Représentations artistiques de soi & de l’autre, 1914-2018, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Art & Société », 2022, 239 p., EAN 9782753586291

1À l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, Nicolas Bianchi, chercheur en études littéraires, et Fabien Meynier, chercheur en études cinématographiques, ont organisé un colloque les 16 et 17 novembre 2017 à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Ce volume qui interroge les représentations artistiques de soi et de l’Autre est le fruit de leur riche collaboration qui a su rassembler des chercheurs de tous bords, approchant l’ensemble des arts mobilisés dans la Grande Guerre et qui engendrent une « culture de guerre » (Audoin-Rouzeau et Becker, 2000) visuelle et médiatique. Ce qui survient spontanément à l’évocation de la Première Guerre mondiale, ce sont les bilans des morts et des blessés, civils et militaires, ce sont les territoires emblématiques des affrontements (Verdun, la Somme, les Dardanelles) et leur configuration typique (les tranchées), ce sont aussi très certainement les figures symboliques du Poilu et des « gueules cassées » : le conflit est le premier de son genre par ces caractères. Il est aussi le premier à s’être déroulé massivement sur le terrain des arts. S’appuyant sur l’immense production artistique inspirée par la guerre (littérature, presse, marionnette, cinéma, bande dessinée, photographie, peinture, chanson), cet ouvrage éclaire les manières dont les arts sont devenus de puissantes fabriques d’identités, collectives et individuelles. Il nous propose avant tout de saisir le point de vue des individus à travers les œuvres d’art et de comprendre la guerre à travers ceux qui l’ont représentée, écrite ou mise en scène.

2Les Fabriques identitaires de la Grande Guerre décrit les « identités en guerre » (p. 11) depuis l’avant-1914 et jusqu’en 2018. Les conditions d’émergence et la cristallisation des identités, les évolutions de ces identités, les figures de l’altérité et la mémoire du conflit sont principalement analysées sur le terrain européen, donc français, allemand et anglo-saxon. Si la grande diversité des arts abordés par l’ouvrage est remarquable, on peut regretter que les contributions restent polarisées autour de l’Europe (ce que les auteurs assument pleinement) et que ne soient pas analysées les productions artistiques concernant les combattants coloniaux, les nations non-occidentales et les autres fronts1 : « les études qui composent cet ouvrage ne visent pas à l’exhaustivité en termes d’identités, de supports, de périodes ou de thématiques : plutôt centrées sur l’Europe, elles se concentrent largement sur des identités masculines » (p. 14). Le préambule de Marie-Ève Thérenty comble le manque à propos des identités féminines et les dernières pages de l’ouvrage celui de l’identité religieuse chrétienne. Pour qui recherche une somme mondiale des cultures visuelles de la Grande Guerre, le présent volume n’offre qu’une exploration, certes riche et extrêmement détaillée, des identités occidentales.

Du stéréotype aux représentations collectives

3S’il est, de fait, beaucoup question de « stéréotype » (p. 98), de « type » (p. 150), de « représentation typifiée » (p. 19), de « traits caricaturaux » (p. 84), de « clichés » (p. 61), de « symbolique » (p. 139) et de « topos » (p. 160), il faut attendre le milieu de l’ouvrage pour y lire une analyse de ces termes. Joceline Chabot et Noémie Haché-Chiasson reviennent sur la signification de la notion de stéréotype : « Même si les chercheurs ne s’entendent pas sur la définition du terme de stéréotype, un consensus se dégage autour de l’idée que le stéréotype est figé et réducteur » (p. 98). Ruth Amossy (2021 [1997]) considère que le stéréotype est un « élément médiatisant les rapports des membres d’un groupe ou d’une nation au réel » (p. 98). Il constitue une manière simplifiée voire réductrice de se représenter le réel, une interface entre l’individu et l’Autre, un filtre à travers lequel sont perçus les éléments du monde. Le stéréotype se charge de caractériser l’Autre en le réduisant à un ou deux caractères forts, souvent exagérés. Pour exemple, la caricature tire du stéréotype sa force d’expression, comme nous le rappelle Nicolas-Henri Zmelty. Les caricatures des « Gretchen », les femmes boches (avec tout ce que suppose cet adjectif péjoratif) n’ont fait qu’« extrapoler des stéréotypes préexistants [et] participèrent indéniablement à une entreprise de démolition symbolique de l’ennemi d’une ampleur sans précédent » (p. 65-80).

4Le stéréotype, souvent synonyme de cliché ou d’idée reçue quand il s’agit de noter sa connotation négative, puise néanmoins sa force dans des fragments de vérité qui sont supposés fonder une image vraie d’un individu ou d’un peuple. Il implique toujours de caractériser par le détail. Joceline Chabot et Noémie Haché-Chiasson prennent l’exemple de l’allié britannique, le « Tommy », qui se reconnaît dans la presse française par son hygiène irréprochable, son flegme, sa loyauté, son courage, caractères développés par la pratique sportive (p. 101‑103). Le stéréotype s’est imposé dans la culture visuelle collective dans la mesure où il est régulièrement répété et développé, avec ce que cela implique de déformations et d’accentuations. Il contribue à forger un lexique visuel qui définit l’ensemble des représentations collectives de l’individu, d’un peuple ou d’une nation.

5Les stéréotypes ont été largement acceptés et valorisés quand il s’agissait de mobiliser le peuple, de préformer son rapport à la guerre et à ses alliés et ennemis. Ils nous fournissent aujourd’hui les symptômes des nations en guerre, témoignant des formes de représentations collectives des identités. À travers les stéréotypes, se fabrique une rhétorique symbolique affrontant sur le plan artistique celle de l’adversaire et renforçant parfois celle des alliés. En effet, la Première Guerre mondiale (et plus encore la Seconde Guerre mondiale) voyait s’affronter les nations « et non simplement des armées » (p. 86). C’était donc une guerre visuelle autant que militaire dans laquelle les arts étaient mobilisés autant que les individus. Si les armes des seconds étaient les fusils et les canons, celles des premiers étaient les stéréotypes qui ont constitué l’ensemble des représentations collectives de la guerre et de ses acteurs.

6Mais il faut prendre garde à ne pas penser trop hâtivement que les représentations stéréotypées et standardisées furent acceptées unilatéralement par tous. C’est l’une des critiques faites à la culture de guerre qui suggère d’évoquer plutôt les cultures de guerre tant les arts donnèrent, à partir d’un imaginaire collectif, des représentations variées, évoluant au cours du conflit, et se contredisant parfois2.

Une représentation alternative du conflit

7Les représentations identitaires recourent toutes, peu ou prou, aux stéréotypes. Qu’ils soient actualisés, renouvelés ou fabriqués, les stéréotypes construisent les identités, à l’attention des soldats ou des civils. Les identités étaient majoritairement construites par les journalistes et les artistes (dramaturges, dessinateurs, cinéastes) mais elles pouvaient également l’être par les soldats eux-mêmes. Jean-Michel Géa aborde la manière dont les soldats issus des classes populaires avaient intégré à leur quotidien dans les tranchées l’écriture épistolaire, « rendue si ce n’est obligatoire, du moins nécessaire » (p. 33). Habitués à construire leurs relations aux autres par l’oral, ils devaient dorénavant se plier à l’exercice de l’écrit. La lettre, qui transformait les soldats en « hommes-plumes » (p. 36), devenait le lieu où pouvait s’exprimer un « anti-récit de guerre qui efface le répertoire topique de l’expérience combattante au profit du tramage des choses routinières du quotidien » (p. 37). L’expression du quotidien suggère une vie du Poilu bien différente de celle racontée par les élites ou les artistes : une vie tramée dans l’ordinaire, voire dans « l’infra-ordinaire » qu’évoquera plus tard Georges Perec (1989), une vie qui ne se réduit pas aux combats mais qui se caractérise par le trivial, le routinier et le banal. Le contenu des lettres varie selon que leur auteur appartient à la classe des élites cultivées ou à la paysannerie peu instruite : les uns sont tentés de « dire le vrai et témoigner » des événements (p. 43) alors que les autres sont portés à raconter les détails du quotidien. L’activité épistolaire peut être associée à ce que Michel de Certeau nomme les « arts de faire » (1980), ces moyens d’action avec lesquels les individus réussissent à déjouer les formes de contraintes imposées par une structure, une institution ou un pouvoir. De telles lettres offrent à leur auteur un moyen de se projeter hors du champ de bataille, de retrouver une partie de leur vie passée et de construire un imaginaire du chez-soi.

8C’est un but similaire que poursuit l’aménagement du territoire par les poilus, analysé par Bertrand Tillier. L’invention de lieux domestiques dans l’arène de la guerre permet aux soldats de renouer avec un semblant de vie civilisée puisqu’il s’agissait d’une part de restituer et de reconstituer le monde d’avant la guerre (p. 57) et de se prémunir d’autre part de la menace de l’animalisation de l’homme. L’instinct de lutte se doublait alors d’un instinct esthétique et décoratif qui avait la fonction de résister à la déshumanisation de la guerre moderne. À contre-courant de l’image-type du poilu enfoncé dans sa tranchée, ces villages primitifs faits de bric et de broc faisaient la joie des éditeurs de cartes postales qui diffusaient à l’arrière une image humoristique et euphémisante de la guerre. Ces tactiques, que Michel de Certeau opposait aux stratégies, proposaient des alternatives aux identités forgées par les institutions ou contrôlées par les institutions militaires.

9Ces alternatives aux stéréotypes nationaux sont un moyen de résister aux horreurs de la guerre. Dans les romans testimoniaux français parus entre 1914 et 1940, le rire grivois s’attaque au mythe du poilu viril, comme les villages primitifs s’attaquent au mythe du poilu déshumanisé. Nicolas Bianchi y voit une manière de contrer l’animalisation des soldats en proposant aux héros dramatiques masculins une conscience du plaisir sexuel. La grivoiserie, définie par Dominique Maingueneau (2007) comme « l’évocation transgressive, à des fins plaisantes, de la thématique sexuelle dans le cadre d’une communauté culturelle soudée par une certaine connivence » (p. 114), permet de répondre à la crise de la virilité que provoqua la Première Guerre mondiale. Les thématiques abordées, qui mélangeaient volontiers femmes et armes, sexualité et guerre, Eros et Thanatos, redonnaient aux poilus une sexualité, fût-elle biaisée par la littérature ou la censure. Elles interrogent l’identité soldatesque telle qu’elle fut largement diffusée, celle du soldat fort et fier, viril et poilu, nourri d’un patriotisme sans faille. Elles jouent avec les limites du représentable, de l’indicible et du tabou. Le rire grivois associé à la disparition des symboles militaires constitue « la condition à une réappropriation de son corps et de son identité masculine par le soldat » (p. 127).

Corps & matières

10Pendant la guerre, les blessures et mutilations étaient, comme la sexualité, des sujets tabous. Dans l’ombre de l’immense production d’images et de récits décrivant le soldat comme un héros au corps intouchable et insensible à la douleur, un corpus plus ténu évoque les corps blessés et mutilés. Si elles sont d’abord cachées par les pansements et les bandages, les blessures s’exposent ensuite dans les photographies, les illustrations et les peintures. Alimentant le mythe du héros sacrificiel, la mutilation était un fait de gloire et s’entourait d’une symbolique religieuse et prophétique. Claire Maingon prend pour emblème de ce mythe héroïque le cas de Jean-Marie Caujolle, premier invalide de la guerre, amputé des deux jambes en 1914, photographié dans son habit militaire impeccable et dont les prothèses de bois témoignent non de la tragédie dont il fut victime mais de la fidélité à son esprit patriotique. Le répertoire iconographique du mutilé de guerre se partage en deux catégories : le corps estropié et le corps appareillé, lequel fait l’objet essentiel des analyses de Claire Maingon. L’appareillage « offre une image profondément pathétique de l’ancien combattant » (p. 140) et soulève l’enjeu de l’artificialité. Les gueules cassées, qui arboraient des masques sculptés par le Studio of Portrait masks, sont rendus célèbres par les Joueurs de Skat d’Otto Dix (1920) et, plus tard, par le roman Au-revoir là-haut de Pierre Lemaitre (2013), adapté au cinéma par Albert Dupontel en 2018. La mutilation constitue finalement un caractère discriminatoire qui opère un partage figuratif quand il s’agit de représenter soit les victimes de la guerre, soit l’absurdité et l’atrocité des conséquences de celle-ci.

11Dans les films qu’il réalise sous contrat avec le studio Fox entre 1926 et 1933, John Ford présente des personnages type qui se distinguent d’abord par leurs attributs caractéristiques. Le personnage gradé porte parfaitement l’uniforme décoré de ses insignes, il est droit et grave et semble attiré par ce qui se trouve dans l’hors-champ des films, soit les événements bien réels. À l’opposé, les soldats peuvent apparaître comme une assemblée plus désordonnée (mais non moins organisée), au mouvement plus chaotique, et qui aurait troqué l’uniforme pour la peau, l’hygiène pour la saleté, la retenue pour le rire ou le cri. John Ford n’hésite pas à régulièrement enrichir ces archétypes d’une « iconographie biblique et martyrologique » (p. 150) qu’analyse également Claire Maingon. Mais là où le cinéaste, qui regrette de n’avoir pas participé à la Grande Guerre, renouvelle les modalités de représentation des identités soldatesques, alliées ou ennemies, c’est dans les oppositions d’images et les ruptures figuratives qui expriment « un humanisme propre à l’œuvre de Ford » (p. 159). La figure de l’ennemi n’est pas une altérité dangereuse mais un autre « moi ». La manière semblable de représenter les deux frères de Four Sons (1919) qui se combattent, l’un du côté allemand l’autre du côté américain, est emblématique de la dialectique de l’identité et de l’altérité qu’a patiemment construit Ford :

Figés dans ces limbes aux contours abstraits, les deux personnages ne sont plus antagonistes, mais se reconnaissent comme frères, les attributs permettant de les désigner comme ennemis (uniformes, armes, position sur le champ de bataille) étant effacés au profit de leur identité commune d’êtres humains (p. 158).

12Teinté de propagande pendant la Seconde Guerre mondiale, l’humanisme fordien est toujours le support d’un regard critique sur la guerre et sur les images de la guerre.

13Le questionnement sur l’altérité humaine « indissociable d’une réflexion sur l’identité et la ressemblance » (p. 195) pousse également le couple de cinéastes Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi à remodeler la matière des images d’archives. Avec leur « caméra analytique » (Gianikian et Ricci Lucchi, 1995), outil technique et moyen d’interprétation épistémologique3, ils mettent en lumière un nouveau rapport d’altérité non plus fondé sur une opposition d’ennemis mais sur une opposition avec la nature, avec l’espèce humaine et avec soi. Ces processus d’altérité, visibles dans les archives rongées par le temps, travaillent conjointement les formes d’identités de « l’homme-soldat » (p. 199). En effet, les films qu’analyse Vincent Deville — Prisonniers de la guerre (1995), Sur les cimes tout est calme (1998) et Oh ! Uomo (2004) — travaillent une matière historique altérée (les pellicules sont endommagées) mais dont les figures sont semblables. Les oppositions communément faites entre les identités en guerre sont alors dépassées au profit d’une distribution figurale des images, à partir du moment où elles quittent l’ordre du visible et du lisible. Le travail du temps sur les images (décompositions chimiques et détériorations du support) rapporte les figures à un travail de la pensée des images cinématographique de la guerre en général, « à travers la problématisation des questions d’altérité, d’identité et d’altération » (p. 205).

Être soi, face à l’Autre

14Ainsi, on comprend bien que l’altérité et l’identité sont indissociables et qu’elles se construisent l’une en rapport à l’autre. Se définir soi, c’est toujours se distinguer de l’Autre. Les termes « identité » et « altérité » désignent en fait la même chose : les caractères (prétendument) permanents et fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individu. Ce qui les distingue, en revanche, c’est le rapport qu’ils instruisent avec l’énonciateur. Dans un cas, il est un rapport d’assimilation, dans l’autre un rapport de différenciation.

15C’est ce qui ressort en particulier de l’étude que Didier Plassard consacre aux spectacles de marionnettes mis en scène des deux côtés du Rhin. Dès 1914, le répertoire pour Guignol en France et pour Kasperl en Allemagne ne s’adresse plus seulement aux enfants : il est « un puissant révélateur de l’emprise de la propagande sur les populations » (p. 83). La Première Guerre mondiale a poussé les auteurs à prêter à leurs personnages un destin national. Là encore, les compatriotes ne sont pas représentés de la même manière que l’ennemi : les nôtres sont porteurs d’une identité régionale, élevés au rang de héros nationaux ; les autres représentent l’identité nationale. Les protagonistes (Guignol et Kasperl) portent un message de propagande qui ne refuse aucun trait caricatural, aucune brutalisation, aucun sentiment patriotique. Ils condensent tous les stéréotypes nécessaires pour incarner le héros national ou tourner en dérision celui de l’adversaire. Les auteurs allemands représentent l’adversaire avec un seul personnage emblématique. Les Français convoquent des « personnages référentiels » (p. 88) pour incarner l’ennemi, tel le Kaiser Guillaume II. Rien d’étonnant à ce que ces personnages deviennent, comme Marianne ou Germania dans la presse satirique française (p. 79), les symboles suprêmes des nations. Ces identités sont abondamment nourries de stéréotypes provoquant une racialisation du conflit, l’ennemi étant toujours renvoyé à son inhumanité, sa barbarie et sa sauvagerie ou, dans le cas des « Gretchen » analysées par Nicolas-Henri Zmelty, à leur grossièreté, leur stupidité et leur laideur.

16Si la neutralité vis-à-vis des Allemands pouvait être mal perçue (comme l’a bien montré le film La Peur (2015) de Damien Odoul4), la germanophilie était encore moins tolérée. Pourtant, Bérengère Moricheau-Airaud identifie dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust une « quinzaine de passages », concentrés dans Le Temps retrouvé (1927) où se lit un discours germanophile. Essentiellement porté par le personnage de Charlus, ce discours exploite de multiples procédés littéraires qui marquent une mise à distance : usage de « termes métalinguistiques » (p. 178), « modalisations autonymiques » (p. 179), recours au « registre polémique » (p. 179), « intervention du narrateur » (p. 179). Se déploie également un large réseau de médiations intertextuelles : « comparaisons littéraires » (p. 180), « théâtralisation » (p. 181), « rapprochement récurrent avec la musique » (p. 182), « dreyfusisme » (p. 183). Cela contribue à déplacer la guerre dans le milieu mondain où les connivences culturelles et intellectuelles sont préférables à la désunion des peuples. Il ne faut pas voir dans ces discours germanophiles la position de Marcel Proust vis-à-vis de l’Allemagne mais davantage un « désaveu des excès de la germanophobie » (p. 185) et de la germanophilie dont pouvaient témoigner certains aristocrates du Faubourg Saint-Germain. Marcel Proust se place donc dans une position d’entre-deux, une position marginale : une autre manière d’affirmer sa singularité.

Identités coloniales, identités marginales

17À l’échelle d’une nation, l’Armée est, par définition, le lieu où les individualités sont comprimées au bénéfice d’une uniformisation par l’habit militaire, justement appelé « uniforme ». Dans le corps militaire, l’homme disparaît sous l’uniforme : il n’est plus qu’un soldat parmi tous. Dans son roman Le Feu (1916), Henri Barbusse cherche cependant à affirmer l’identité d’homme individuel : « ce sont des hommes […] ce sont des civils déracinés […] ce sont simplement des hommes » (Barbusse, 1972 [1916], p. 310).

18Il en va des poilus comme des tirailleurs sénégalais dont la littérature qui les prend pour sujets, dès l’immédiat après-guerre, permet d’« effectuer une individuation qui sert à mettre en valeur l’homme sous l’uniforme » (p. 163). Roger Little rappelle que le terme « tirailleur sénégalais » masquait, par un « raccourci expéditif » (p. 165), la variété des origines des soldats africains et des régiments auxquels ils étaient affectés : tous n’étaient pas sénégalais ni tirailleur. Dans la lignée de la négrophile Lucie Cousturier5, les romanciers ont le souci de suivre l’itinéraire d’un personnage nominatif, nécessairement individualisé : ils prêtent un visage et un nom à ceux que l’historiographie oubliait. L’identité purement littéraire, imaginée et parfois inspirée par l’expérience du front, parvient à redonner aux tirailleurs sénégalais une dignité dont ils pouvaient être privés. À travers le point de vue de soldats étrangers à la France, les écarts entre soldats nationaux et soldats coloniaux se font sentir. L’essentiel est donc une question de regard : quand il s’agit de valoriser l’intégration des Noirs dans l’armée, la dissolution dans le corps militaire prévaut sur l’individualisation de l’homme, laquelle peut faire du protagoniste un emblème voire un symbole du soldat africain6. Le risque encouru par un roman dont l’identité du héros africain est trop marquée vis-à-vis de l’uniforme militaire est celui de paraître antimilitariste puisque dans l’armée, les troupes ne doivent pas être individualisées.

19C’est un destin bien différent des tirailleurs sénégalais que celui des troupes indiennes. Dans la presse française, les représentations de l’Hindou (terme générique) sont héritées de l’imaginaire colonial et folklorique du xixe siècle, expliquent Joceline Chabot et Noémie Haché-Chiasson. Les Indiens, Sikhs ou Gourkas, sont décrits comme de redoutables soldats, comparés à des bêtes sauvages et féroces (comparaison élogieuse) et témoignent de sauvagerie autant que de sagesse. Plus « étrangers » que l’étranger britannique, l’Hindou est victime d’un effacement identitaire moins fort que celui qui touche le soldat noir.

20Les identités en guerre entre 1914 et 1918 furent majoritairement moulées dans la propagande nationale. Dans l’immédiat après-guerre, elle se diversifient et se nuancent et certaines nourrissent un discours, opposé à ceux qui étaient diffusés pendant le conflit, qui consiste à évoquer les conséquences tragiques de la guerre et son caractère excessif et absurde. L’ensemble de ces représentations stéréotypées a largement influencé celles en vigueur durant la Seconde Guerre mondiale et dans les guerres qui ont suivi.

21Luc Révillon propose un regard croisé sur la bande dessinée comme outil de propagande et compare les images de la Première Guerre mondiale et de la Guerre d’Algérie. Le contexte éditorial est très différent lors des deux périodes : pour soutenir la mobilisation générale, « les héros de papier s’engagent personnellement dans le conflit » (p. 208) alors que les « événements » d’Algérie sont absents des bandes dessinées des années 1954 à 1962. Le silence imposé par la censure d’État dans l’espace public à l’égard du conflit algérien et l’autocensure des auteurs explique une telle absence éditoriale. Il faut attendre plusieurs décennies pour voir les stéréotypes se renverser. Le patriotisme forcené est remplacé par un pacifisme récurrent. Les albums de Jacques Tardi (C’était la guerre des tranchées, 1993 ; Putain de guerre !, 2009) atténuent la haine de l’Allemand en le présentant comme le Français, comme « un être malheureux pris dans une horreur qui le dépasse » (p. 213). La Guerre d’Algérie connaît un traitement fondamentalement opposé. Les récits qui témoignent de compassion envers les belligérants sont rares et plus nombreux sont ceux qui s’appuient sur des récits de mémoire ou des souvenirs. Les scènes de torture exercées par l’armée française ne sont encore que suggérées par Guy Vidal et Alain Bignon (Une éducation algérienne, 1982), alors qu’elles sont clairement imposées aux lecteurs par Swann Meralli et Deloupy dans les albums Algériennes (2018) ou Appelés d’Algérie (2022).

22Ces récits contemporains témoignent, dans un cas, de la volonté de rectifier l’identité du poilu ; dans l’autre, ils participent d’un retour de la mémoire, constamment biaisée et hétérogène, et rendent visible ce qui fut tu pendant des décennies.

Conclusion

23Les nombreuses réponses apportées à la question des identités et des altérités de la Grande Guerre sont résolument transdisciplinaires puisque nous comprenons à l’issue de la lecture de l’ouvrage que le stéréotype, élément fondamental aux fabriques identitaires, n’est pas propre à un seul art. C’est même tout l’inverse : le stéréotype voyage en se transformant au gré des arts qui le mobilisent, et voyage également dans le temps (celui de l’histoire et de la mémoire) au point de devenir, parfois et malgré lui, une idée fausse, un lieu commun, un cliché. Les douze articles qui forment l’ouvrage évitent d’analyser les identités par le seul prisme du stéréotype ; ou plutôt, ils confrontent les œuvres d’arts aux discours communément entendus. Il ne s’agit donc pas de prendre position vis-à-vis des stéréotypes mais de s’installer dans les œuvres pour discuter avec notre passé, avec leur présent. Car si elles peuvent prendre la forme de documents historiques (les lettres de poilus, les villages primitifs, les dessins de presse, le théâtre de marionnettes, la carte postale), les représentations artistiques de la Grande Guerre sont aussi le lieu où s’affirment un point de vue sur le conflit et les images visuelles et littéraires que celui-ci a fabriquées. Ainsi, des films de Ford et de Yervant Gianikian et Ricci Lucchi, des romans testimoniaux, de certaines peintures d’après-guerre et de la bande dessinée.

24On ne regrette pas que ni la sculpture, funèbre ou mémorielle, ni la radio, ni la peinture, ni l’affiche, ni la poésie ne sont jamais mentionnées, mais on se réjouit que ces arts encore inexplorés sous l’angle des fabriques identitaires puissent un jour devenir les objets d’un ouvrage collectif comme celui-ci : riche, varié, transdisciplinaire et qui nous invitent à aiguiser notre regard sur la Grande Guerre, à interroger le bien-fondé du stéréotype et sa fortune, et à relancer la recherche sur les cultures de guerre.

AMOSSY Ruth et HERSCHBERG PIERROT Anne, Stéréotypes et Clichés, Paris, Armand Colin, 4e édition, 2021.

AUDOIN-ROUZEAU Stéphane et BECKER Annette, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.

BAECQUE Antoine de, « Que faire des images de l’histoire ? Gianikian/Farocki/Ujică », L’Histoire-caméra II. Le cinéma est mort, vive le cinéma !, Paris, Gallimard, 2021.

BARBUSSE Henri, Le Feu (1916), Paris, J’ai lu, 1972.

CERTEAU Michel de, L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980.

GIANIKIAN Yervant et RICCI LUCCHI Angela, « Notre caméra analytique », Trafic, no. 3, 1995.

MAINGUENEAU Dominique, La Littérature pornographique, Paris, Armand Colin, 2007.

PEREC Georges, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989.

ROUSSEAU Frédéric (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Neuilly, Atlande, 2004.