Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Hélène Suquet

Une « enquête littéraire » sur le chômage : les visages des statistiques

A "literary inquiry" on unemployment: the faces of statistics
Vincent Message (dir.), Raconter le chômage, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes-Paris 8, 2022, 269 p., ISBN 978-2-37924-206-9.

« Enquêter c’est s’étonner (comme un détective à la recherche de traces et d’indices), explorer (comme un voyageur ou un reporter), collecter des expériences et des témoignages à la manière des ethnographes et des sociologues1. »

Écrire le chômage : une recherche impliquée

1Comment raconter l’errance et l’épreuve d’une quête d’emploi ? Comment rendre voix et visage à cette question du chômage souvent envisagée à l’aune de statistiques et de chiffres2 ? C’est à cette tâche que s’est attelé l’ouvrage collectif « Raconter le chômage », conduit sous la direction de Vincent Message, avec l’ambition de mener une recherche à la fois créatrice et impliquée, « distincte d’une recherche académique qui se voudrait exempte de valeurs aussi bien dans sa production que dans ses déductions » (p. 8).

2Né du travail de deux Masters recherche parisiens, le Master Création Littéraire de l’Université Paris 8 et le Master de Mise en scène et dramaturgie de l’Université Paris Nanterre, ce recueil collectif apporte une réponse plurielle à l’interrogation « comment raconter le chômage ? », en rassemblant les écrits de quatorze jeunes autrices et auteurs, étudiants aux statuts et aux formations diverses, pour certains confirmés ou ayant parfois publié de premiers romans ou récits, sous la houlette de Violaine Houdart-Mérot et de Nancy Murzilly, qui en assurent la coordination. V. Message, selon sa double vocation3 d’écrivain reconnu et de théoricien de la pratique littéraire, prend en charge naturellement la direction de l’ouvrage : il en explicite la démarche, en assure le cadrage théorique, et contribue par ailleurs avec un récit de sa plume, « Savoir trancher », petite nouvelle à chute construite sur le principe de la syllepse de sens4 qui raconte les déboires d’un chômeur rompu à l’exercice de l’entretien d’embauche, et enfin « pris5 ». L’impulsion première de ce travail collectif est née du désir de mettre en lumière une réalité sociale méconnue : celle des chômeurs en recherche d’emploi, une frange de la population française tant marginalisée que, parfois, réduite à un agrégat de chiffres voire caricaturée ou stigmatisée. L’ouvrage, qui s’inscrit dans la tendance relativement récente de la recherche création, relève en effet autant de la création que de la recherche dans la mesure où il entend participer à la connaissance « d’ordre sensible » (p. 250) – et non scientifique – d’un fait social : le chômage, observé depuis deux focales symétriques, celle des demandeurs d’emplois et celle des conseillers qui les accompagnent. Cette recherche simultanément prospective et créatrice assume sa part d’engagement : « nous partagions au départ l’intuition, assez répandue à vrai dire, qu’une enquête de terrain peut participer d’une fonction de contre-pouvoir, en opposant au discours médiatique et politique sur le chômage une représentation plus incarnée et nuancée de la réalité » (p. 261). Elle sait aussi percevoir avec lucidité ses limites : « [cette connaissance du réel] est une condition nécessaire de son amélioration, même si c’est une condition très insuffisante » (p. 250). Le livre intègre à sa matière l’exposition de ses modalités d’écriture, tant dans l’avant-propos de Violaine Houdart-Merot et Nancy Murzilli, que dans les riches préface et postface de V. Message, qui cherche notamment à définir le genre de « l’enquête littéraire ». Le lecteur est ainsi conduit à envisager l’ouvrage autant comme « l’écriture d’une aventure » que comme « l’aventure d’une écriture »6, pour reprendre la célèbre formule de Jean Ricardou, aventure qui commença en l’occurrence par la confrontation à la parole de chômeurs dans le cadre d’entretiens. Il s’inscrit aussi dans la mouvance plus vaste d’une réflexion sur le travail dans son rapport à la souffrance, en particulier lorsque celui-ci est saisi à ses interruptions, recherche menée aussi sur d’autres fronts, comme celui des études sociologiques (on pense notamment aux ouvrages des sociologues Danièle Linhart, Serge Paugam ou Marie-Anne Dujarier) ou de la psychodynamique du travail (avec l’œuvre fondatrice du psychiatre Christophe Dejours). Le livre participe aussi des nombreuses représentations littéraires du travail7, dont le théâtre s’est aussi emparé, de façon plus ou moins confidentielle8.

L’enquête littéraire : naissance d’un genre hybride

3S’inspirant d’une méthode sociologique sans se confondre avec elle, chacun des auteurs a conduit en effet une série d’entretiens, deux a minima, menés sur des durées relativement brèves, à la fois avec des demandeurs d’emploi et avec des professionnels chargés de pôle emploi. Ce dispositif fut d’autant plus délicat à mener que l’entretien, celui d’embauche cette fois, est aussi le quotidien itératif et angoissant du demandeur d’emploi. Il s’agissait donc en premier lieu pour ces auteurs/enquêteurs d’ouvrir un espace de parole « où pourrait se déployer une parole plus libre, moins ordonnée, moins inhibée par la pression » (p. 257), c’est-à-dire de façon éthique et sans protocole défini collectivement, ni questions précises. Mis en commun dans le groupe recherche pour devenir une ressource collective, les entretiens sont ensuite devenus un matériau dont chaque auteur s’est emparé d’une façon propre, certains s’attachant par exemple à un détail significatif de l’échange, d’autres retraçant le cheminement de leur échange de façon plus linéaire, d’autres encore, comme Myriam Soignet dans « Si je crois au plein emploi ? », procédant au montage choral de plusieurs de ces entretiens. Sociologisation de la fiction, fictionnalisation d’un fait social : on retrouve là le reflet d’une aspiration qui traverse tant le roman que le théâtre contemporain, confrontation de la littérature aux sciences humaines qui va souvent de pair avec un questionnement sur sa propre littérarité. Où se trouve la limite entre enquête littéraire et enquête sociologique ? Et qu’est-ce que la littérature peut apporter, en propre, à la question sociale ? Il faut ici souligner le rôle de la préface et de la postface de V. Message : textes de cadrages, ils théorisent la pratique littéraire de l’enquête, en se situant par rapport à d’autres travaux sur l’enquête, comme ceux de Laurent Demanze9 : « l’enquête littéraire partage beaucoup d’affinités avec les enquêtes documentaires et les enquêtes de sciences sociales. […] Qualifier une enquête de “littéraire”, c’est désigner non pas une méthodologie mais une visée et une forme d’attention. La visée est de produire des textes qui ne se résument pas à leur contenu informationnel, mais où le dire compte autant que le dit » (p. 259). Entre l’enquête sociologique et l’enquête littéraire existe une différence de nature, et donc de posture (leurs méthodes diffèrent, les auteurs n’étant pas des sociologues) et de finalité (l’ouvrage s’adresse à des lecteurs qui ne sont pas – nécessairement – des scientifiques). Ainsi l’enquête littéraire, contenu informatif de « dit » autant que contenu formel de « dire », ne vise pas tant à vérifier des hypothèses qu’à faire saillir la singularité de certaines de ces silhouettes de chômeurs, et parfois leur caractère atypique. Elle apparaît donc ici comme un petit genre de récit, à mi-chemin entre la nouvelle réaliste, l’enquête sociologique ou ethnographique, le texte engagé et l’art de la conversation. Cette hétérogénéité générique questionne les auteurs eux-mêmes, certains narrateurs décidant de faire récit de leur sentiment d’illégitimité ou d’intrusion, quant à cette posture d’« enquêteur », mal à l’aise d’être venus piller un « capital narratif » (p. 258).

Ni documentaire, ni spectaculaire : de l’enquête à sa transformation, une esthétique de la banalité

4Pour contribuer au mieux à cette « connaissance plus fine du fait social » (p. 250), les écrivains ont tâché d’éviter plusieurs écueils (et y sont largement parvenus) : celui du spectaculaire et du pathos de récits qui surreprésenteraient « les chômeurs délinquants, meurtriers ou suicidaires » (p. 252) ; celui du pur documentaire, démarche de captation qui relèverait davantage de la sociologie ou du cinéma documentaire ; celui, enfin, du récit militant : il s’agit bien de restituer des témoignages, de « leur offrir une forme de visibilité, sans que leurs paroles ne deviennent discours10 », en somme, de raconter et non de démontrer. Soucieux de rester au plus proche de ce travail de collecte des paroles de chômeurs, sans projet esthétique préconçu et naviguant d’abord à vue, ils revendiquent sciemment de s’inscrire dans une esthétique de la banalité et du « terne »11, largement compensée par la variété des dispositifs narratifs choisis. Au gré de ces récits-témoignages marqués par l’oralité, le lecteur est ainsi plongé dans l’ambiance des agences de pôle emploi, à l’écoute de la parole de ces chômeurs ordinaires et de la complexité de leur situation professionnelle et personnelle, mais aussi de celle des professionnels de la réinsertion, souvent démunis par le caractère inextricable des problématiques de celles et ceux qui composent leur « portefeuille ».

5Le recueil se construit ainsi dans cette tension entre le particulier et le général, chaque témoignage recueilli étant « à la fois singulier et représentatif » (p. 253). Avec cette mosaïque de voix singulières se dessine au fil des récits une galerie de portraits de demandeurs d’emploi et de conseillers loin des stéréotypes, dont certains sont pathétiques, quand d’autres flirtent avec l’absurde, à l’instar de cet ancien employé de banque qui, après son licenciement, confectionne une « chouette à puces », titre du petit récit d’Anouk Lejczyk situé en première place du recueil, en assemblant de vieilles cartes bleues inemployées, objet utilitaire rendu à sa gratuité, métaphore de la condition du chômeur. De portrait en portrait se retrouvent de mêmes constats, un en particulier, comme un fil rouge : la condition de chômeur n’est que la partie visible de l’iceberg d’une désocialisation plus massive, le demandeur d’emploi étant pris dans un faisceau de problèmes : problèmes de santé, problèmes de logements, problèmes familiaux, sociaux, parfois politiques, débouchant sur de forts déterminismes et inégalités sociales face à l’emploi : « Il y a une hiérarchie de la pénibilité selon les pays d’où l’on vient. Et les femmes africaines sont celles qui travaillent le plus à la plonge ou dans le ménage. Je ne crois pas que ce soit juste une question d’analphabétisme. Elles ont fait des études supérieures, et pourtant, elles sont cachées en cuisine » (p. 188). Plusieurs récits insistent sur la culpabilité, l’empathie et l’impuissance des conseillers ou des professionnels qui accompagnent les chômeurs, l’intérêt du monologue intérieur étant alors de faire saisir la distance qui sépare l’apparence de neutralité rassurante offerte au demandeur d’emploi de la vulnérabilité du conseiller souvent démuni et peu formé pour faire face à diverses formes d’exclusion sociale. Ainsi dans « Au début c’est juste un coup de dent » de Millie Duyé, la conseillère à l’emploi évoque la frustration qui la travaille et qu’elle exprime physiquement, à son insu, en se triturant : « Je me triture. Je sais très bien ce que ça veut dire. C’est un symbole de lâcheté. C’est signe qu’il y a quelque chose à faire, quelque chose d’autre que se triturer, quelque chose qu’on a peur de faire, qui nous effraie rien que d’y penser » (p. 46). Elle raconte son angoisse professionnelle, non à l’idée de se rendre au travail, mais au contraire à la perspective de rentrer chez elle, et le sentiment d’impuissance qui la mine quotidiennement : « Et pendant que je rentre dans mon portefeuille rempli de gens vidés et que son sentiment d’échec s’accroît autant que ma volonté d’abandonner, je pense en moi-même : je suis inutile » (p. 50). Dans « Notre vigilance est requise » de Dora Djann, la narratrice officie dans un Centre d’Hébergement d’Urgence qui accueille essentiellement des femmes victimes de violence ou porteuses de maladies contagieuses ; le récit-catastrophe conduit la narratrice à un arrêt de travail, car elle est accusée d’être à l’origine d’une erreur qui laisse les femmes sans eau potable ni chauffage par une nuit glaciale, au cœur de l’hiver, en Île-de-France. Dans cette même veine, un autre leitmotiv du recueil est constitué par le caractère parfois hypocrite, absurde, voire indécent des recommandations traditionnellement données aux demandeurs d’emploi telles que « se lever tôt » et « faire du sport », tandis que le conseiller devine que certains sont à la rue : « Comment oserais-je l’exhorter à faire un footing matinal lorsqu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit ? » (p. 49).

Une variété de dispositifs non fictionnels

6À ce travail de collecte et d’écoute, a succédé celui de la transformation littéraire et des choix narratifs à proprement parler. L’ensemble des récits obéit à une perspective commune : le choix de laisser, majoritairement, les personnages interrogés rester les auteurs de leur propre parole, et non les objets de celle d’un narrateur surplombant. Ainsi s’explique le recours privilégié à la forme du monologue et à l’oralité de confidences spontanées. Pour autant, certains narrateurs se mettent en scène, souvent pour évoquer la proximité qu’ils éprouvent avec les personnages interrogés. Dans « Entre deux articles scannés, nos paroles », Timothée Israël entrelace la parole de Kadia, immigrée ayant connu le chômage avant de devenir conseillère à pôle emploi, à son propre travail robotique en tant que caissier chez Monoprix, pour souligner la parenté de leur condition.

7Que conserver de l’entretien et comment le restituer ? Et jusqu’où peut-on transformer sans la trahir cette parole confiée ? Certains, comme le récit « Une chouette à puces » d’Anouk Lejczyk, évoqué précédemment, se saisissent d’un biographème surprenant, celui qui fait « une bonne histoire » (p. 263) : face à l’écroulement de tout un univers à la suite d’un licenciement, la transformation des puces de carte bleue en une chouette décorative relève d’un processus de survie particulièrement significatif, qui fait d’emblée récit : le chômeur ne chôme plus mais passe d’une activité de services à une activité manuelle, le dépècement des cartes bleues faisant aussi office de revanche sociale, voire d’entreprise de sublimation de l’objet utile, la carte bleue, en objet artistique inutile, « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur »12 métaphorique d’un changement de condition sociale, comme une sorte de mue. Le biographème est aussi porteur de comique, l’entreprise de transformation ne se faisant pas sans autodérision, bien portée par la gouaille du narrateur-personnage.

8D’autres choisissent de rendre compte de plusieurs éléments de leur enquête, procédant de façon plus chorale, mettant en tension les deux pôles du conseiller et du directeur d’agence pôle emploi par le montage alterné de leurs voix, comme c’est le cas dans le récit de Jade Maignan, « Vas-y mon pote, mais vas-y dans la fosse aux lions ». La parole franche et pleine de colère du conseiller de terrain, très critique par rapport à sa direction, s’oppose à la langue de bois d’une hiérarchie plus éloignée des réalités de terrain, aux « phrases toutes faites » du directeur qui présente son agence et ne « lâche pas son masque » (p. 99).

9Le parti-pris reste donc celui d’une fictionnalisation minimale, pour la plupart des récits, à l’exception de deux d’entre eux, parmi les plus réussis, placés à dessein en dernière position dans le recueil : « Savoir trancher » de V. Message, monologue intérieur d’un demandeur d’emploi à l’heure de l’entretien de la dernière chance, et « C’est humain », de Millie Duyé et Myriam Soigné, texte le plus fictionnel d’entre tous qui s’inscrirait plutôt dans la veine de la fiction d’anticipation apocalyptique post covid, en imaginant le journal d’un chercheur d’emploi dans un monde d’après la « Grande Crise », où le chômage, aggravé par la suppression des professions dites « non essentielles », serait devenu condition existentielle.

Limites & réussites d’une œuvre issue de la recherche création

10On peut évidemment voir avec un certain soupçon la tendance et l’apparition massive, dans le champ du récit comme dans celui du théâtre, de ce type d’écritures contemporaines qui tirent en partie leur légitimité de la proximité la plus grande avec le réel, cet infléchissement vers le témoignage, aux frontières de la littérature et du document, se faisant nécessairement au détriment des pouvoirs de la fiction13. Mais il faut reconnaître d’une part que le pacte de lecture, celui de l’enquête littéraire, est objectivé, solidement théorisé, et d’autre part que l’ouvrage est guidé par un engagement et une éthique, enfin qu’il est l’occasion pour les auteurs de déployer un vaste éventail de postures narratives non-fictionnelles. « Raconter le chômage », quoique les récits ne soient pas tous de qualité égale – mais c’est propre de toute œuvre collective – réussit cependant le pari de cette recherche émergente qu’est la recherche création, quête expérimentale d’hybridation entre recherche scientifique et art littéraire. Le lecteur sort à la fois enrichi et perplexe d’une confrontation à ces « tranches de vie » de chômeurs et de conseillers à l’emploi, aux visages, aux mots et aux problématiques de ces exclus sociaux quasi invisibilisés sur la place publique. Comme le souligne Vincent Message, l’expression « recherche création » est à lire « dans les deux sens » : il s’agit aussi de « réfléchir au fait que la création artistique constitue une forme de recherche, dans la mesure où elle possède une valeur de connaissance » (p. 249). Ainsi Raconter le chômage est à la fois un recueil de récits et une tentative de théorisation de « l’enquête littéraire » comme démarche, voire comme genre narratif.