Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Octobre 2022 (volume 23, numéro 8)
titre article
Maxime Deblander

À rebours de l’historiographie conventionnelle : comment faire place au roman moderniste ?

Émilien Sermier, Une Saison dans le roman. Explorations modernistes : d’Apollinaire à Supervielle (1917-1930), Paris : José Corti, coll. « Les Essais », 2022, 614 p., EAN 9782714312730.

1Avec Une Saison dans le roman. Explorations modernistes : d’Apollinaire à Supervieille (1917-1930), Émilien Sermier nous livre un essai stimulant. Abordant un corpus très large qui comprend les œuvres de « Pierre-Albert Birot, Guillaume Apollinaire, André Beucler, Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Joseph Delteil, Roch Grey, Mireille Havet, Max Jacob, Pierre Jean Jouve, Pierre Mac Orlan, Paul Morand, Raymond Radiguet, Pierre Reverdy, André Salmon, Philippe Soupault ou Jules Supervielle » (p. 10) son ambition générale est de combler une lacune au sein des études littéraires en jetant un regard sur un pan de la littérature française encore largement inexploré. Il s’agit de la production romanesque rédigée en France entre 1917 et 1930, dont l’occultation est tributaire du fameux discrédit posé par André Breton à l’égard du roman, mais pas uniquement. D’autres facteurs doivent en effet être envisagés comme l’absence d’étiquette générique à même de rassembler ces productions sous une bannière commune. Au travers d’une approche socio-historique attentive à réinsérer les œuvres dans leurs contextes, mais aussi de micro-lectures monographiques se penchant sur une œuvre en particulier, É. Sermier déconstruit méticuleusement une vision erronée de la littérature du premier xxsiècle. À rebours de l’historiographie conventionnelle qui a longtemps dévalué le roman des Années folles, le critique montre que la production romanesque de cette période est digne d’intérêt. D’une part, parce que ces œuvres arborent des innovations formelles originales, sur lesquelles peu de travaux s’étaient encore penché, bien que la période fasse l’objet d’un engouement récent. D’autre part, parce que son étude permet une plus fine compréhension de l’évolution romanesque allant de la désagrégation du roman réaliste à l’avènement du Nouveau roman, de la fin du xixe siècle à l’orée des années 1950.

Un « réseau » d’écrivains modernistes

2Une Saison dans le roman part du constat, bien connu des spécialistes, que le terme « modernisme » ne désigne pas la même chose en anglais et en français. S’il concède que le terme fait de part et d’autre l’objet d’usages plutôt fluctuants, Sermier, bien au fait de la littérature scientifique à ce sujet, entreprend de délimiter la spécificité du modernisme francophone. Il s’appuie, en ce sens, sur les travaux de William Marx qui rappelle que, du côté anglophone, d’où il est d’ailleurs originaire, le terme « modernisme » désigne « un mouvement d’innovation esthétique couvrant tous les arts et rassemblant, en littérature, des figures telles que James, Conrad, Joyce, Woolf, Faulkner, Yeats, Pound et Eliot1 ». Du côté francophone par contre, le terme a longtemps été en retrait, les critiques préférant convoquer les étiquettes « d’avant-garde » ou « de surréalisme », si bien que pour certains en France, « avant-garde » et « modernisme » sont quasiment synonymes2. Ainsi note William Marx,

sur le modèle du programme surréaliste, le français comprend le projet moderniste comme une volonté de faire table rase, alors que dans le monde anglophone […] plutôt que de rejeter le passé d’un seul bloc, les écrivains anglo-saxons préfèrent opérer sur lui une sorte de sélection pour le reconfigurer à la lumière des exigences du présent3.

3S’insérant dans ce champ critique, le travail de problématisation qu’effectue É. Sermier est d’une grande utilité puisqu’il invite à employer avec nuance les étiquettes dont se sert l’historiographie du xxe siècle. Comme É. Sermier le rappelle très judicieusement, une différence fondamentale existe entre l’avant-garde et le modernisme, la première mobilisant le mythe de la rupture, le second, celui du nouveau. Si la perspective de l’auteur est centrée sur la France des années 1920, son travail ne fait pas l’oubli des autres usages du terme « modernisme ». On pense, en particulier au « modernismo » du poète nicaraguayen Rubén Darío, qui revêt un autre sens encore : celui d’une poésie savante, placée sous l’égide des poètes français du dernier tiers du xixe siècle, dans le cadre d’une stratégie de distanciation à l’égard de la tradition poétique espagnole. Synthétisant les différents enjeux et usages du terme, la contribution d’É. Sermier propose alors d’appliquer « modernisme » à un ensemble d’ « écrivains-poètes » francophones mutualisant « un horizon de problématique communes dans les années 1920 », « promouvant l’“originalité” et la “nouveauté” comme valeur absolues en art, et se faisant volontiers les chantres de l’“aventure” » (p. 13).

4Dans ce contexte, l’enjeu d’Une Saison dans le roman est notamment de dissocier le modernisme du surréalisme. La perspective socio-poétique qu’emprunte É. Sermier montre justement que les groupes moderniste et surréaliste ne fréquentent pas les mêmes lieux. Si les premiers se retrouvent, par exemple, à la librairie d’Adrienne Monnier, ou à celle de Sylvia Beach, il n’en va pas de même pour les seconds. Par ailleurs, à la différence des surréalistes, les modernistes, ainsi que les assemble É. Sermier, n’ont pas entrepris de rédiger un manifeste commun. Ils n’ont pas non plus travaillé à apparaître publiquement comme un groupe, ce qui fait que les traces photographiques de leurs rencontres sont rares. É. Sermier mentionne toutefois un cliché de 1922 où « les membres du jury du Prix du Nouveau Monde » (Giraudoux, Cocteau, Jacques de Lacretelle, Morand, Bernard Faÿ, Valéry Larbaud) sont rassemblés (p. 70-71). Ils y apparaissent, malgré eux, en tant que groupe du fait d’une « symétrie des allures […] qui leur confèrent une contenance presque identique » (ibid.). Au-delà de la logique des chapelles et des écoles, dont se sert constamment l’historiographie pour représenter l’histoire littéraire depuis le romantisme, Une Saison dans le roman conçoit donc les modernistes français comme un ensemble d’artistes qui « travaillent en parallèle », qui publient chez « les mêmes éditeurs », dans « les mêmes revues » (p. 10) et dont les œuvres possèdent un « air de famille » (p. 72). On retiendra de celui-ci un éthos de « romancier poète » (tel est le sujet du chapitre I de l’ouvrage), une « plasticité » qui fait vaciller les conventions romanesque (tel est le sujet du chapitre II), une même propension à faire du roman le lieu d’un « autoportrait diffracté » (tel est enfin le sujet du chapitre III).

« Histoire d’un déclassement »

5Dans sa longue introduction (sans doute la partie la plus stimulante), É. Sermier s’interroge sur les raisons du « déclassement » qui caractérise l’essentiel de la production romanesque produite en France entre 1917 et 1930. Il entend par là revenir sur l’occultation de « toute une constellation de textes résolument novateurs […] qui paraît au cœur des années 1920 » (p. 9). Il faut dire qu’à la différence de Breton, d’Aragon, d’Éluard et exception faite de quelques « phares », déjà connus à l’orée des années 1920 (Cendrars, Cocteau, Reverdy, etc.), la plupart des auteurs qu’aborde É. Sermier bénéficient d’une postérité contrastée. S’ils font l’objet de travaux critiques érudits, plusieurs de ces artistes demeurent méconnus du grand public. Comment expliquer ce déclassement ? Quels facteurs concourent à la consécration littéraire ? Que fait l’historiographie des trajectoires inclassables, celles qui sont difficilement rattachables à un groupe ou à une école ? Comment rendre compte des changements qui affectent la postérité d’un écrivain ? Tels sont les réflexions que suscite l’ouvrage d’É. Sermier.

6Au sujet de l’occultation de la production romanesque des années 1920, l’auteur évoque plusieurs causes. La première est corrélée à la manière dont l’histoire littéraire se souvient des modernistes francophones. Contrairement à leurs homologues anglais, ces auteurs qui ont initié, au sortir de 14-18, une « saison dans le roman », sont identifiés prioritairement en tant que poètes. D’Apollinaire, on retient Alcools et non La Femme assise ; de Cendrars, on retient la Prose du Transsibérien et non L’Or ; de Max Jacob, on retient Le Cornet à Dés et non Filibuth. Dans ce contexte, l’activité romanesque de tous ces écrivains est jugée mineure, seconde, plus faible en qualité que celle de poète pour laquelle ils sont reconnus. À cela, il faut ajouter que dans la première moitié du xxe siècle, le roman a encore mauvaise presse. Du fait qu’ils sont pécuniairement intéressants, les critiques dévaluent les romans modernistes, ne voyant là qu’un travail alimentaire à côté d’une pratique poétique où leurs auteurs sont pleinement novateurs. Pourtant, comme le montre É. Sermier, la forme de ces œuvres, de même que les recherches qui préludent à leur genèse, témoignent d’un fort investissement. Un des apports d’Une Saison dans le roman est ainsi de déconstruire certaines visions simplistes, en prouvant que « l’argument économique reste de manière générale insuffisant pour comprendre l’intensité de l’engouement moderniste envers le roman » (p. 125).

7Dans la continuité de son analyse des mécanismes de la consécration littéraire, É. Sermier constate également l’absence d’un ouvrage de référence dédié au roman moderniste français. Exception faite de quelques initiatives inclassables comme celle de Proust (qui, au demeurant, reste fortement amarrées aux canons du xixe siècle), le roman des années 1910 et 1920 a été largement inenvisagé par l’histoire littéraire. Michel Décaudin, dans son fameux livre La Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française 1895-1914, n’envisage que la poésie, et arrête son examen à la déclaration de guerre. Michel Raimond, quant à lui, dans son ouvrage de référence, La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt n’envisage aucunement la production moderniste. Par ailleurs, des publications répandues, comme celles de Gaëtan Picon, ont détourné l’attention des lecteurs sur la production des surréalistes officiels si bien que l’intérêt porté à l’œuvre des modernistes français est plutôt récent4. Dans ce contexte, il apparaît que l’influence du point de vue surréaliste est déterminante dans la construction de l’histoire de la littérature de 1920 (premier acte du surréalisme avec la publication des Champs magnétiques) à 1945 (la mort du courant, selon la version de Maurice Nadeau). Comme le montre justement É. Sermier, « l’une des principales causes de l’occultation des romans modernistes, c’est assurément le prestige historique dont jouit le surréalisme, — qui agit aux yeux des critiques, comme un véritable trou noir sur l’ensemble des productions contemporaines » (p. 17-18). Tout cela concourt à reconduire l’idée qu’« entre le “roman célibataire” fin-de-siècle et le Nouveau roman […] un vide subsiste donc dans nos histoires littéraires canoniques » (p. 8). La principale contribution d’Une Saison dans le roman est précisément de combler ce vide en proposant une approche qui se veut autant une « histoire de la littérature moderniste » qu’une « poétique » attentive à la forme des œuvres (p. 46).

8Bien que certains cas-limites mériteraient d’être envisagés plus amplement, É. Sermier réussit le tour de force de justifier un corpus qui peut paraître d’emblée hétérogène. Ces écrivains sont donc des poètes qui, au lendemain de la guerre, se sont offerts un nouveau départ par le biais romanesque, avant de reterritorialiser une fois de plus leur activité littéraire dans les années 1930. À ce sujet, l’auteur note que ces écrivains « s’éloignent du genre [romanesque] au tournant de 1930 pour privilégier plutôt le reportage, avant de rédiger pour la plupart leur mémoires dans la seconde moitié du siècle » (p. 11). Si ce modèle est tout à fait adéquat au sujet de Blaise Cendrars, É. Sermier a raison de le nuancer au sens où tous les modernistes ne se sont pas tournés vers le reportage. En atteste Pierre Jean Jouve qui met un terme à sa carrière de romancier en 1935 en opérant un retour exclusif à la poésie. Similairement, on pourrait se demander si le fait de « rédiger ses mémoires dans la seconde moitié du siècle », à une période où les modernistes approchent de la soixantaine, est spécifique à ce corpus puisqu’il semble courant, pour un écrivain de cet âge, d’opérer pareils retours réflexifs. Quoi qu’il en soit, les analyses précises et nuancées que propose É. Sermier prouve qu’il n’est pas dupe de ce modèle, chaque œuvre étant approchée dans sa singularité.

1917-1930 : une saison dans le roman

9Avec Une Saison dans le roman, É. Sermier opère « un coup de sonde dans l’effervescente production romanesque des années 1920, en examinant la cohérence d’un corpus longtemps déclassé et mal classé » (p. 10-11). Il reste alors à interroger le chronotype de cette saison, amorcée en 1917 et achevée vers 1930. L’auteur se place ainsi dans le sillage du numéro de Littérature dirigé par Serge Linarès et Martin Mégevand, pour qui « l’état d’agitation et de profusion de la poésie » qui anime le monde de l’art à partir de 1917 font de cette années une date déterminante pour l’évolution de la littérature moderne5. C’est en 1917 que se rencontrent les membres du noyau fondateur du surréalisme et en juin de cette année qu’a lieu la première représentation des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire. C’est également en 1917 que le ballet Parade fait collaborer un compositeur (Erik Satie), un poète (Jean Cocteau) et un peintre (Pablo Picasso). C’est enfin, comme le rappelle É. Sermier, l’année de « renaissance symbolique » pour plusieurs poètes (p. 11-12), comme Blaise Cendrars qui déclare en 1945, dans L’Homme Foudroyé :

Le comput de ma vie d’homme commence en octobre 1917, le jour où pour de nombreuse raison […] je clouai dans une caisse en bois blanc et déposai dans une chambre secrète à la campagne un manuscrit inédit : Au cœur du monde, volume de poésie que je venais de parachever selon une technique nouvelle6.

10Si dans les manuels d’histoire littéraire, les évènements de 1917 sont fréquemment convoqués pour scinder la production artistique française entre un avant et un après, on a peut-être plus rarement remarqué que l’année 1930 marquait une rupture dans le champ des lettres. À la suite du crash boursier de 1929, un climat de désillusion intègre les esprits, comme les œuvres, rompant avec l’effervescence propre aux Années folles. Comme l’a rappelé Myriam Boucharenc, il ne faut toutefois pas réduire ces années à un période de ferveur et d’enthousiasme au sens où la génération qui a vingt ans à la fin de la Première Guerre est traversée par un « nouveau mal du siècle », dont « l’atmosphère de désespoir » qui traverse certaines productions surréalistes est un signe7. Dans ce contexte, É. Sermier travaille à identifier les causes permettant de situer la fin de cette « saison » vers 1930. À cette date émerge une série de romanciers qui n’ont pas été préalablement poètes, tels que Giono et Céline, dont les premiers romans paraissent respectivement en 1929 et 1932. C’est à cette époque également que le premier groupe surréaliste se désolidarise, en atteste la sortie d’Aragon en 1931, suite à l’affaire de « Front rouge ». C’est enfin vers cette date que plusieurs animateurs de la scène parisienne se retirent en province, un déplacement géographique qui aura des conséquences esthétiques. Reverdy déménage à Solesmes en 1926, Delteil dans le Gard en 1933 (pp. 148-149). S’il n’abandonne le roman qu’en 1935, l’œuvre de Jouve est de plus en plus marquée, à partir de 1933, par l’Engadine où l’écrivain a pris l’habitude de passer l’été. Enfin, l’essoufflement de la saison romanesque s’explique aussi en regard de la mode que suscite, en France, des auteurs étrangers comme Kafka, Hemingway, Faulkner, qui détourne les activités de plusieurs modernistes du côté de l’édition et de la traduction (p. 153).

11De 1917 à 1930, de la fin de la guerre aux conséquences de la dépression financière de 1929, Émilien Sermier propose donc une première approche de ce qu’il nomme « saison dans le roman ». Si l’auteur concède la paternité de l’expression à Claude Leroy, qui a proposé le terme au sujet d’André Beucler dans le collectif Réinventer le roman dans les années 19208, l’expression n’est pas sans évoquer Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud. Ce rapprochement n’est d’ailleurs pas fortuit puisque certains romans envisagés mobilisent l’œuvre et la personne de Rimbaud à l’intérieur même de la fiction. Dans le cadre d’un « autoportrait diffracté », d’une mise en scène dynamique de soi, l’enjeu est donc de s’inspirer de l’univers rimbaldien pour « exprimer une intimité déchirée, une scission intérieure » (p. 401). Telle lecture est faite par É. Sermier du Bon Apôtre (1923), où Soupault convoque les fantasmes de la relation tumultueuse entre Verlaine et Rimbaud pour explorer la nature double de l’identité. Dans ce contexte, le critique démontre que « chez Soupault […] la différence n’est jamais bien nette entre la tendance rimbaldienne au départ, à la rupture glorieuse, et la tendance verlainienne à la fuite et à l’exil » (p. 410). Le mélange de « ces deux sensibilités poétiques » (ibid.) doit alors être réinséré dans le cadre de ces « portraits polyphoniques » qui caractérisent les romans modernistes.

12En marge du parallélisme souvent dessiné entre le décontenancement des formes poétiques dans les premières années du xxe siècle et les expérimentations cubistes qui mettent à mal la mimésis à la même époque9, l’ouvrage d’É. Sermier invite à approcher les innovations formelles modernistes sous un prisme rimbaldien. Dans le cadre de romans à clés, genre qu’affectionne l’époque, il n’est pas rare de voir poindre le nom de Rimbaud dans le cadre d’une stratégie de positionnement. L’enjeu est de se réclamer d’un prédécesseur prestigieux à des fins de légitimation. É. Sermier montre que c’est le cas du Voleur de Talan au sein duquel Pierre Reverdy « transpose ses démêlés avec Max Jacob (p. 423). Contre ce dernier qui l’« accus[e] d’avoir pillé les manuscrits de ses poèmes en prose », Reverdy revendique en effet la formule rimbaldienne, « le poète est un voleur de feu » pour faire du vol la condition même du poète. Renversant l’argument, il accuse Jacob d’avoir volé Rimbaud, puisqu’il refuse de considérer que l’auteur des Illuminations a « réinvent[é] le poème en prose » (p. 425). Ce détour par Rimbaud permet ainsi à Reverdy « de brouiller tactiquement son statut de “voleur”, en le reliant plus métaphoriquement à la condition archétypale du poète » (p. 426). Toutefois, si chez Reverdy, la référence à Rimbaud assoit la posture du poète, É. Sermier suggère qu’il peut en aller tout autrement. Par exemple dans Anicet, Aragon laisse entendre une multiplicité de voix (parmi lesquelles : Rimbaud, Jacob, Picasso, Cocteau, Valéry, Breton) sans que l’on sache précisément à laquelle se range l’auteur.

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13En définitive, à quoi contribue cette traversée du roman moderniste à laquelle nous invite Émilien Sermier ? S’il éclaire d’un jour nouveau l’œuvre d’écrivains méconnus, cet essai met aussi en lumière l’urgence qu’il y a à rénover notre manière de faire l’histoire de la littérature. Au travers d’une analyse des mécanismes qui ont concouru au déclassement du roman des années 1920, Émilien Sermier invite à se poser la question de ce qui fait d’un artiste un écrivain « mineur ». Afin de mettre à distance certaines représentations erronées qui continuent de hanter l’histoire de la littérature, identifiant comme « minores » des auteurs parfois réellement originaux, il faudrait revoir l’échelle de valeurs qui détermine la consécration. De la même manière, il faudrait mettre à distance cette corrélation qu’établissent encore certains observateurs de la littérature moderne entre originalité et rupture avec la tradition. Comme le montre Une Saison dans le roman, les innovations les plus audacieuses ne sont pas forcément les plus ostentatoires. Pour réaliser ces objectifs, on pourrait, par exemple, fonder la valeur sur le plan d’une analyse formelle des œuvres, à même d’identifier l’investissement de l’écrivain. On pourrait aussi sonder l’épaisseur imaginaire des textes et s’intéresser à la manière originale dont certains auteurs s’insèrent au sein d’une tradition. En d’autres termes, il faudrait pluraliser l’idée de valeur littéraire afin de respecter la singularité des carrières individuelles, au lieu de les amalgamer en les rangeant derrière quelques bannières, au premier chef desquelles se trouve celle de l’avant-garde. À l’issue de l’ouvrage, on comprend donc que la production romanesque des années 1920 a été déconsidérée en raison de ses traits « insolites plutôt qu’iconoclastes, déconcertants sans être illisibles » (p. 10). Mais quand en finirons-nous avec le mythe de la rupture ?