Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Septembre 2022 (volume 23, numéro 7)
titre article
Samira Fattouhy

Des récits brefs aux romans du XIXe siècle : dialogues poétique, générique & médiatique

From xixth Short Stories to Novels: Dialogues between Poetics, Genres and Media
Roman et fictions brèves dans la littérature française du xixe siècle : interférences, tensions, dialogues, sous la direction de Claudie Bernard et Chantal Massol, Grenoble : UGA Éditions, coll. « Bibliothèque stendhalienne et romantique », 2022, 327 p., EAN 9782377473106.

1L’ouvrage Roman et fictions brèves dans la littérature française du xixe siècle réunit, sous la direction de Chantal Massol et Claudie Bernard, dix-sept contributions qui, chacune, analyse ce que le sous-titre nomme les « interférences, tensions, dialogues » entre le genre romanesque et les fictions brèves qui connaissent une production considérable en ce siècle où la matrice médiatique s’impose aux écrivains aussi bien romantiques que réalistes et naturalistes. L’ensemble des contributions tend à analyser les mêmes effets poétiques du long et du bref, dans leurs spécificités génériques propres, et dans le dialogue intragénérique, parfois distancié mais toujours actif d’une forme à l’autre. Cette publication s’inscrit dans une réflexion actuelle de la recherche qui accorde une place de plus en plus importante aux poétiques des formes et du support et à la matrice médiatique qui a connu un développement d’envergure au xixe siècle1.

Interdépendances, émancipations

2Après une éclairante introduction de Chantal Massol qui replace dans l’histoire littéraire la tension entre roman, forme longue, et nouvelle, l’une des formes brèves envisagées dans l’ouvrage, les cinq contributions de la première partie de ce dernier — les auteurs en sont Xavier Bourdenet, Thomas Conrad, Julie Anselmini, Maria Beliaeva Solomon et Martine Gantrel — s’intéressent aux interactions entre les romans et les fictions brèves de cinq écrivains, Stendhal, Balzac, Dumas (père), Nodier et Lamartine, autant d’auteurs dont les romans et les nouvelles se fondent sur des relations d’interdépendance et, dans le même temps, bien que paradoxalement, d’émancipations. La réciprocité du dialogue entre les deux genres narratifs est analysée à partir d’études de cas qui, de manière pertinente et stimulante, mettent au jour ce que la nouvelle est au roman, et inversement. Le récit bref est problématisé en tant que nouvelle-carrefour chez Balzac, récits-cigognes chez Lamartine, « romanzetto » chez Stendhal ou encore « petit livre » par Lamartine lui-même, autant de dénominations qui recouvrent un dialogue fécond avec le roman, et une réflexion plurielle des contributions. Celles-ci s’attachent à analyser les rapports de force entre les deux genres, à montrer que la nouvelle n’est pas un simple laboratoire du roman — bien qu’elle puisse l’être parfois à l’instar de la nouvelle Vanini Vanina pour Le Rouge et le Noir. Ainsi Thomas Conrad explique-t-il que la logique de mise en recueil de la nouvelle est à l’origine de la poétique cyclique de La Comédie humaine. Loin de se cantonner au roman et à la nouvelle, l’ouvrage met au jour des formes mixtes ou hybrides qui sont à la jonction entre le bref et le long, à l’instar de Féder ou L’Abbesse de Castro que Stendhal qualifie de « romanzetto », forme-étape entre la nouvelle et son amplification jusqu’au roman. Par ailleurs, une large part des contributions s’interroge sur l’autonomisation de la nouvelle pour en montrer son fonctionnement et parfois ses limites. L’intention parodique d’un Nodier, qui extraie et publie deux récits de son roman Roi de Bohème, peut-elle faire sens détachée de son tout ? Lorsque Lamartine se résigne à faire paraître Graziella, ne risque-t-il pas d’amoindrir les enjeux sociaux qui y sont dépeints ? Pour autant, d’un genre à l’autre, les questionnements poétiques ou encore sociologiques sont généralement analogues, ainsi du « Drame de France » que souhaite écrire Dumas, et dont les deux modalités narratives exploitées sont indéniablement complémentaires l’une de l’autre.

Porosités, hybridations

3Les cinq études qui suivent proposent une composition un peu différente : tout d’abord, deux études générales sur les enjeux éditoriaux et médiatiques à l’œuvre dans cette tension entre bref et long (Marie-Ève Thérenty et Corinne Saminadayar-Perrin), puis deux contributions sur deux auteurs, Paul Féval et Henri Murger (Félicité de Rivasson et Pedro Méndez), et enfin une sur un corpus précis, les nouvelles sur la guerre de 1870 (Claude Millet). Cette diversité d’approche est intéressante, d’autant que cette partie applique à elle-même ce qu’elle entend analyser, à savoir les porosités et les hybridations d’un genre à l’autre (et d’une contribution à l’autre !). La matrice éditoriale est fondamentale lorsque l’on envisage les nouvelles et les romans du xixe siècle, et plus particulièrement de la seconde moitié du siècle. Les phénomènes d’hybridité entre roman et nouvelle se complexifient avec les emprunts réciproques aux genres journalistiques comme la chronique ou le fait divers, ce que montre Corinne Saminadayar-Perrin. Et cela est particulièrement vrai pour les nouvelles de guerre de 1870, Claude Millet montrant savamment ce que la nouvelle de guerre doit aux procédés du fait divers. La presse n’imprime pas uniquement son format bref à la nouvelle, des dispositifs poétiques plus denses et plus riches sont à relever. Comme l’explique Marie-Ève Thérenty, en migrant hors de la case feuilleton, la nouvelle doit acquérir une légitimité auprès des lecteurs. Paul Féval, comme le signale Félicité de Rivasson, investit alors le cadre énonciatif du journal pour faire de ses récits brefs, nouvelles ou feuilletons, une œuvre littéraire créée par une figure auctoriale marquée et construite telle une figure de passeur : les textes étant issus du conte, la transmission orale se poursuit mais selon une autre modalité — écrite — qui se fait aux dépens du conteur, et au bénéfice du nouvelliste. Cotextes des articles de presse, les nouvelles disent le réel, et s’enrichissent d’une temporalité du quotidien et de l’individuel que les romans de guerre, par exemple, n’exploitent pas aussi efficacement que les nouvelles. De la nouvelle au roman, en passant par la presse, l’écrivain du xixe siècle sait mobiliser les spécificités de chaque genre pour produire une œuvre comme Scènes de la vie de bohème où Henri Murger propose une sorte de mosaïque dans laquelle l’assemblage travaillé des scènes préliminairement publiées dans les revues parviennent à transfigurer la poétique fragmentaire originelle pour une poétique cohésive permise par le format du livre.

Dialogues, différenciations

4Les six dernières contributions se partagent en deux sous-ensembles. Tout d’abord, les trois premières (Rachel Corkle, Pascale Auraix-Jonchière et Tim Farrant) analysent les œuvres de Germaine de Staël, George Sand puis conjointement Daudet et Erckmann-Chatrian pour étudier le dialogue intragénérique qui s’établit entre leurs nouvelles et leurs romans. Des échos, des germes ou encore des prolongements apparaissent d’un genre à l’autre. Deux études s’intéressent plus particulièrement à deux auteures féminines, et il est remarquable de constater que c’est autour de la place de la voix de la femme — en tant qu’auteure, mais aussi personnage et narratrice — que les interrogations sont soulevées. La voix féminine dans la nouvelle de Mme de Staël, « Mirza2 », annonce la poétesse du fameux roman Corinne, et se prolonge même dans l’œuvre de George Sand. Pascale Auraix-Jonchière analyse le dialogue entre la nouvelle Metella et Pauline, qui serait une nouvelle à bien des égards (notamment par les jeux spéculaires à l’œuvre) mais qui tendrait vers le roman, ce genre étant mis à distance tout en demeurant à l’horizon, comme un possible non exploité. Le dialogue se poursuit au-delà de ces deux genres, pour se tourner avec Daudet et Erckmann-Chatrian vers le conte et plus particulièrement la légende : les interférences qui se dessinent mettent en branle une réflexion autour de la vérité et de la fantaisie chez ces auteurs. Enfin, les dernières contributions (celles de Valentina Ponzetto, Sylvie Thorel et Claudie Bernard) abordent les œuvres de Musset, de Maupassant et de Rosny aîné pour cerner les distinctions entre roman et nouvelle, sans pour autant les dissocier tout à fait. Les procédés de la nouvelle ont ceci de particulier qu’ils permettent d’atteindre une efficacité3 que le poète Musset a su saisir dans ses nouvelles, pourtant écrites à l’origine pour des raisons pécuniaires. Le bref est envisagé comme une quintessence que Musset a su mettre à profit dans ses poèmes. Sylvie Thorel, quant à elle, met en regard les spécificités de la nouvelle chez Maupassant avec ses romans, dont il a théorisé la pratique autour de la notion de vraisemblance. Ses nouvelles exploitent a contrario l’invraisemblance des faits divers, et offrent même une conclusion sans pour autant proposer une morale à l’histoire. Et ce, tout en élaborant, dans le prolongement de l’esprit de Flaubert, une « logique du comble » (p. 285) selon les termes de Sylvie Thorel. L’ouvrage s’achève avec une contribution sur un corpus étonnant : il ne s’agit plus d’histoire contemporaine, mais de préhistoire. Les récits préhistoriques de Rosny sont analysés dans leur représentation de l’Histoire, l’écrivain exploitant notamment le merveilleux scientifique. Et d’une forme à l’autre, c’est à l’homogénéité des mondes représentés et à une similaire vision de l’Histoire que le lecteur fait face.

***

5L’un des intérêts de cet ouvrage réside, à n’en pas douter, dans la composition même des études qui mettent en pratique ce qu’elles cherchent à démontrer : chacune d’elles est à lire en résonance avec l’ensemble de l’ouvrage, et permet d’instaurer un dialogue fécond non plus seulement entre les nouvelles et les romans d’un même écrivain, mais avec l’intégralité des auteurs, l’œuvre d’un Musset trouvant alors un écho insoupçonné et pourtant fondé dans l’œuvre préhistorique de Rosny. Les auteurs des contributions du volume analysent un corpus varié qui s’attache aux œuvres de nouvellistes renommés tels que Maupassant, mais également à des auteurs plus inattendus, comme les poètes Lamartine ou Musset. L’on peut regretter l’absence de conclusion qui aurait éventuellement permis de prolonger la réflexion sur les écrivains du xxe siècle, prolixe en ce qui concerne le genre narratif. Toutefois, c’est à une réflexion en acte que l’ouvrage nous invite. Le lecteur n’a plus qu’à (re)découvrir les textes du xixe siècle (et pourquoi pas du xxe siècle ?), afin de mettre à l’épreuve la tension entre le bref et le long.