Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Juin-Juillet 2022 (volume 23, numéro 6)
titre article
Valeria Liljesthröm

Face à l’absence, l’art

Faced with absence, art
Samia Kassab‑Charfi, Art et invention de soi aux Antilles, Paris : Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques XXe‑XXIe siècles », 2021, 373 p., EAN : 9782745355294.

L’art comme un vecteur de connaissance de soi

1Samia Kassab‑Charfi est professeure de littératures française et francophones à l’Université de Tunis et spécialiste dans le domaine de la littérature antillaise. Elle a publié et coordonné des ouvrages sur Baudelaire1, Saint‑John Perse2, Édouard Glissant3 et Patrick Chamoiseau4. Dans son ouvrage Art et invention de soi aux Antilles publié aux éditions Honoré Champion5, Samia Kassab‑Charfi relève le défi de faire dialoguer l’œuvre de plusieurs grands écrivains et artistes antillais autour d’une problématique commune : l’art aux Antilles comme un vecteur et comme un lieu de « reconquête de soi » (p. 13). Rejoignant le poète Monchoachi, selon qui « l’absence d’art […] a longtemps caractérisé la société martiniquaise » (p. 15), S. Kassab‑Charfi pose l’hypothèse que « ni la pensée ni la construction de soi [aux Antilles] ne sont concevables sans l’intervention de ce corps manquant de l’art, auquel il faut pourvoir en lui offrant toutes les possibilités d’incarnation » (p. 15).

2L’idée d’une littérature antillaise contribuant à « faire advenir à elles‑mêmes6 » les sociétés créoles n’est pas nouvelle. Les prises de position identitaires étaient déjà présentes chez les auteurs de la Négritude et de l’Antillanité. De même, pour les auteurs de l’Éloge de la Créolité, la littérature est un « vecteur esthétique majeur de la connaissance de [soi] et du monde7 ». Ce qui singularise les sociétés créoles antillaises, et par corollaire leur art, c’est qu’elles « sont nées de strates successives d’assujettissement et de domination8 », ou pour reprendre les mots de Patrick Chamoiseau, elles sont nées d’un « crime fondateur9 » : la traite transatlantique et l’esclavage. Aussi peut‑on convenir avec Françoise Simasotchi‑Bronès que la littérature des Antilles est « une littérature sous le poids de l’histoire10 ». La thèse qui sous‑tend l’argumentation d’Art et invention de soi aux Antilles va dans ce sens : il y aurait une absence fondatrice chez les Antillais, une absence qui touche à plusieurs aspects de l’existence (l’origine, la parole, le nom, la filiation) et qui engendrerait, pour reprendre les mots de S. Kassab‑Charfi, une « identité négative » (p. 265).

3Art et invention de soi aux Antilles explore différentes manifestations — notamment littéraires — de l’art antillais afin de déceler comment s’exprime ce manque dans chacune des œuvres étudiées et comment celles‑ci contribuent à la (re)construction de l’identité de ceux qui « ont vécu avec le malheureux privilège d’avoir des “cartes de non‑identité” » (p. 13). Pour démontrer sa thèse, S. Kassab‑Charfi se concentre sur l’étude de plusieurs aspects importants de la « reconquête identitaire » des artistes antillais, qui sont autant de thèmes récurrents des littératures francophones. En particulier : l’appropriation d’une parole anciennement confisquée ou qui peine à naître, la réécriture de l’Histoire officielle et l’élaboration d’un imaginaire antillais (ou créole) du paysage et de soi.

4L’interprétation de l’auteure s’appuie notamment sur les thèses d’Édouard Glissant qui balisent, dans une grande mesure, sa lecture de l’univers antillais et des œuvres étudiées11. Cela dit, Art et invention de soi aux Antilles donne à lire un véritable travail interprétatif : l’auteure justifie ses propos par des démonstrations pertinentes, observées et analysées dans son corpus. Aussi, le caractère novateur d’Art et invention de soi aux Antilles n’est‑il pas tant à chercher du côté de ses thèses et hypothèses de recherche, que du côté des études de cas.

Questionner le consensus historiographique

5L’un des axes principaux de l’ouvrage concerne la réécriture fictionnelle de l’Histoire par les écrivains antillais. L’auteure revient sur ce trait commun aux littératures dites « postcoloniales12 » qui est de proposer une autre version de l’Histoire avec un grand « H ». S. Kassab‑Charfi analyse à ce sujet Les Indes de Glissant, contre‑épopée ou « verso » (p. 19) de la chronique de découverte de l’Amérique. Elle en arrive à l’idée que Les Indes constituent « le lieu exemplaire de la notion d’hétérotopie » (p. 19) théorisée par Michel Foucault13. L’article montre comment Glissant « démantèle » l’épopée de Christophe Colomb « en composant une autre scénographie : celle de sa propre lecture de cet événement historique » (p. 20). Le lieu « di‑génésique, a‑généalogique et an‑archéologique » (p. 26) construit par Glissant n’a donc « plus rien à voir avec l’édénisme de l’Eldorado primitif » (p. 27). Comme le souligne pertinemment S. Kassab‑Charfi, le changement de perspective « contraint à une révision de la valeur glorieuse [de la conquête colombienne], à un retournement de l’innocence présumée en culpabilité effective » des colonisateurs (p. 26). L’idée intéressante posée dans cet article est que la distorsion du texte dominant « semble être la condition essentielle à l’émergence d’une véritable conscience esthétique » (p. 24) chez les artistes antillais, et cette conscience esthétique, selon S. Kassab‑Charfi, « n’actualise son avènement qu’en expérimentant la modification de la vérité historique péremptoire transmise par la tradition » (p. 24). L’« Indépendance symbolique » (p. 28) des artistes antillais serait donc à ce prix.

6Pour nuancer un peu la vision de la littérature antillaise qui se dégage de cette analyse, notons que sans toutefois abandonner la posture de contestation de l’Histoire officielle ou dominante, Glissant lui‑même et d’autres écrivains après lui vont mettre l’accent sur la pluralité d’histoires qui conforment l’histoire du peuple créole : notre histoire est une « tresse d’histoires14 » dira P. Chamoiseau. Plutôt que démantelé, invalidé, le récit dominant, souvent tourné en dérision, sera mis en coprésence des autres récits, ceux qui n’ont pas été entendus. Mais comment dire l’histoire quand la voix d’un peuple a été mise sous silence ? Comment restituer les faits lorsqu’il n’y a guère de mémoire ni de monuments qui puissent en rendre compte ? S. Kassab‑Charfi se penche sur ces questions dans des œuvres qui thématisent les problématiques de l’émergence d’une parole et d’un discours mémoriel antillais.

L’émergence de la parole

7La critique et les auteurs antillais ont déjà signalé que les modalités d’émergence de la parole (ou d’une voix littéraire) aux Antilles sont à interpréter en relation avec leur contexte historique d’esclavage15. Avec un choix éclairé d’exemples, S. Kassab‑Charfi montre bien comment des œuvres antillaises telles que Malemort, Cahier d’un retour au pays natal et Un dimanche au cachot figurent l’avènement de la parole — et de la mémoire — des Antillais comme des processus tortueux, fondés sur des manques. Selon l’auteure, la parole surgit dans un mouvement de rupture avec le silence de l’esclave, avec « l’éprouvante babélisation » (p. 44) vécue par les Africains débarqués aux Antilles, et par la rupture avec le cri : cri des captifs dans la cale du bateau négrier et, ensuite, cri du marron. L’hypothèse de l’auteure est que l’avènement de la parole, qui selon elle « supplante en termes empiriques la possibilité de l’Action politique [des Antillais] » (p. 41), « requiert d’abord une prise de conscience de la possibilité de parler » et relève ensuite « d’une performance à acquérir » (p. 42). En ce sens, le cachot d’Un dimanche au cachot de Chamoiseau est symboliquement perçu comme un « lieu d’enfantement de la parole » (p. 51) et d’exorcisation des crimes et des blessures du passé. De belles analyses énonciatives et discursives chez Glissant et Chamoiseau dévoilent la mise en scène de cette « performance en cours » et d’une parole qui peine à naître. L’auteure précise que si l’émergence de la parole des Antillais « représente dans de nombreux cas une conquête — et même parfois une reconquête de la parole dérobée » (p. 42), dans l’espace poétique de Glissant la « conquête du territoire poétique » n’a pas « des allures d’invasion glorieuse » comme chez Saint‑John Perse : elle est plutôt « endurance, tendue entre l’acceptation de la perte et l’obstination de durer » (p. 33), une obstination qui se manifesterait notamment par l’usage abondant de la figure de la répétition. La démonstration de l’auteure s’appuie sur une analyse originale du style des deux auteurs, où leurs choix stylistiques sont interprétés à la lumière de leurs visions du monde respectives.

« Inventer » la mémoire

8Une autre étape primordiale dans le processus de reconquête identitaire retracé par l’ouvrage de S. Kassab‑Charfi consiste en la récupération de la mémoire du vécu antillais. La problématique de la mémoire a été maintes fois commentée par les écrivains antillais et étudiée par la critique littéraire. Glissant a notamment remarqué, dans Le Discours antillais, que dans un contexte où l’historiographie institutionnelle et les monuments publics ne sont pas à même de rendre compte du passé de ceux qui s’identifient comme descendants d’esclaves, la mémoire reste à construire. Partant du diagnostic de Glissant, qui mériterait pourtant d’être nuancé16, S. Kassab‑Charfi s’intéresse, d’une part, à la mise en scène de la difficulté à recouvrer une mémoire considérée elliptique17. Son analyse du Quatrième siècle de Glissant montre que « le “récit fracturé, concassé” et un “déroulé de la parole” sinueux [sont] les principales caractéristiques stylistiques » (p. 60) d’une écriture qui mime « la reprise du fil rompu de la transmission mémorielle » (p. 62). D’autre part, l’auteure se penche sur l’invention de cette mémoire par les écrivains. Elle souligne que dans les œuvres littéraires antillaises, l’espace (ou le paysage) et la notion glissantienne de « trace » jouent un rôle majeur dans le processus de récupération de la mémoire collective. La géographie serait porteuse d’une « mémoire in absentia » (p. 71), avec des traces « elliptiques » qu’il s’agit, pour les artistes, de « deviner » (p. 76). L’art antillais se chargerait ainsi « de suppléer les ellipses, en veillant à la fondation de lieux symboliques » (p. 84) compensateurs. S. Kassab‑Charfi montre alors qu’à rebours d’une démarche archéologique, c’est « le bâti incertain d’une remémoration constructive » (p. 79) et prospective qui permet à la mémoire antillaise d’émerger. Il y a donc, comme le dit bien l’auteure, un « basculement du passé vers l’avenir » moyennant ce que Glissant appelle la « vision prophétique du passé » (p. 75).

9Tout un chapitre est consacré au travail mémoriel de Chamoiseau dans Guyane. Traces‑mémoires du bagne. S. Kassab‑Charfi perçoit l’écrivain tel « Orphée à Cayenne », construisant par l’écriture « un mémorial » de ce lieu de souffrance abandonné (p. 108). Dans cette œuvre photographique, l’écrivain antillais fait une « critique de la notion de monument et du sens commémoratif qui lui est directement associé » (p. 113) et souligne l’absence de référence, dans l’Histoire coloniale, aux peuples colonisés : la trace de ces peuples est en effet « marquée par la négation » (p. 113). S. Kassab‑Charfi montre ainsi comment Chamoiseau « s’attache à convertir l’absence en un marquage systématique de présence » (p. 113).

La relation au lieu

10Art et invention de soi aux Antilles réunit aussi des études qui relient la question identitaire et la poétique des écrivains antillais à une pensée du lieu et de la Relation. Après avoir introduit les notions glissantiennes de « Relation », « Lieu » et « Tout‑monde », S. Kassab‑Charfi démontre que l’art peut être un moyen de changer notre regard et notre posture face à la géographie, l’idée de nation, d’origine et de frontière. En contrepartie, d’après sa lecture de l’essai de Chamoiseau Césaire, Perse, Glissant. Les Liaisons magnétiques, S. Kassab‑Charfi soutient que l’espace insulaire peut avoir une incidence sur l’imaginaire et la poétique des écrivains antillais. Chez Glissant, par exemple, « l’île devient le modèle du Lieu, le contraire même d’une fixité et d’un isolement » (p. 166). Et dans L’Empreinte à Crusoé de Chamoiseau, l’île « devient l’épicentre de la découverte de soi » (p. 159) : un « lieu d’ensemencement propice à la re‑germination de l’être humain » (p. 160). Une autre étude portant sur les fonctions de l’eau dans Biblique des derniers gestes de Chamoiseau va dans le même sens : « les eaux », soutient S. Kassab‑Charfi, « sont pour le protagoniste un vecteur de retrouvailles avec son propre être » (p. 154).

11Dans un excellent article publié précédemment dans la revue Présence francophone18, la réflexion de S. Kassab‑Charfi sur la poétique du lieu chez Chamoiseau l’amène à s’appuyer sur la notion de « nomadisme circulaire » empruntée à Glissant. Opposé aux modèles agressifs de conquête et d’invasion territoriale, le nomadisme circulaire est aussi envisagé comme un « mode culturel et narratif d’approche du monde » (p. 170). S. Kassab‑Charfi montre que « la configuration nomadique de la poétique de Chamoiseau » va de pair avec une

reconception de l’Origine [ou une] dis‑origination [qui] n’est pas tant perte de l’origine que multiplication des possibles d’origine, par une série d’infléchissements correspondant à autant de formes variées d’exode : graphique, textuel, générique (p. 171).

12En d’autres termes, la dis‑origination amènerait à « excéder les limites : de la destinée, du devenir humain mais aussi […] les limites des textes et des intertextes » (p. 172). Pour donner un exemple, l’auteure dégage, dans Biblique des derniers gestes, une esthétique des emboîtements, un « traitement débridé de la représentation » et de la narration, de même qu’un éclatement générique et une démultiplication des versions et des points de vue du récit, entre autres éléments de démonstration. Suivant la poétique de Chamoiseau, il s’agirait donc « d’inventer sa propre mémoire, son origine, son langage et l’espace composite de sa géographie intellectuelle » (p. 183)19.

***

13L’ouvrage de Samia Kassab‑Charfi démontre avec éloquence que « le principe d’effacement qui présidait à l’histoire des Antilles » (p. 286), à la langue et à d’autres composantes identitaires du peuple créole, se voit renversé par l’art. Les artistes antillais réagissent, selon l’auteure, à la « perception péjorée et annihilante de soi » (p. 271), au sentiment de dépossession, et pallient les insuffisances d’une « anthropologie négative20 » (p. 11) par une « sur‑créativité » (p. 275) artistique qui se veut compensatrice et dont l’ouvrage donne des exemples riches et probants. Aussi l’auteure conclue‑t‑elle que « le trait d’inversion constitue‑t‑il une figure majeure pour l’intelligibilité de cet univers particulier » (p. 325). Art et invention de soi aux Antilles véhicule une perception de l’art antillais comme engagé, subversif, réparateur, mais aussi fondateur, puisque c’est grâce à l’art que l’Antillais parvient, selon l’hypothèse de l’auteure, à surmonter les traumatismes de l’histoire, à « quitter le cri pour forger la parole » (p. 41) et à s’inventer soi‑même, en dehors des critères pigmentaires ou généalogiques traditionnels. C’est ainsi que les œuvres récentes d’un Chamoiseau ou d’un Breleur se libèrent des topiques et des problématiques « traditionnellement assignées aux écrivains [et artistes] d’origine africaine » et réussissent un « exode hors de la race », comme s’il fallait « nécessairement gommer le corps hérité […] pour advenir à autre chose » (p. 328).

14L’un des mérites du livre concerne la diversité et l’ampleur du corpus d’œuvres convoquées au fil des chapitres. De Saint‑John-Perse, Aimé Césaire, Léon Gontran Damas, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau à Ernest Breleur, Serge Hélénon et Monchoachi, pour ne citer que quelques noms, S. Kassab‑Charfi connecte des œuvres, des auteurs, des époques et des domaines distincts du paysage littéraire et artistique antillais, conférant aux résultats de sa recherche une grande représentativité. Par ailleurs, Art et invention de soi aux Antilles propose des analyses d’œuvres encore relativement peu étudiées, comme Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques ; Les neuf consciences du Malfini, Guyane. Traces‑mémoires du bagne et L’empreinte à Crusoé parmi les œuvres de Chamoiseau ; ou encore l’œuvre poétique de Glissant, moins commentée que ses romans et certains de ses essais ; et même des textes inédits d’Ernest Breleur. Olga Hel‑Bongo avait déjà remarqué que « l’essai demeure le parent pauvre de la critique dans le domaine des littératures francophones21 ». La place qu’attribue S. Kassab‑Charfi à ce genre dans son livre lui permet de renouveler le discours critique et d’ouvrir de nouvelles voies de recherche dans l’œuvre d’écrivains consacrés.

15Autant le livre est riche en ce qui concerne le corpus d’œuvres littéraires convoquées et mises en dialogue, autant peut‑on regretter que le dialogue avec la littérature critique en la matière, pourtant extrêmement abondante, ne soit pas plus approfondi. Qu’emprunte cet ouvrage aux études précédentes et comment s’en distingue‑t‑il ? Une revue de la littérature, même sommaire, ou un positionnement plus explicite de l’auteure par rapport au champ d’investigation dans lequel elle s’inscrit aideraient le lecteur à mieux apprécier l’originalité des études présentées dans cet ouvrage.