Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Juin-Juillet 2022 (volume 23, numéro 6)
titre article
Philippe Sarrasin Robichaud

Le pilote se fait connaître dans la tempête

The pilot makes himself known in the storm
Tili Boon Cuillé, Divining Nature. Aesthetics of Enchantment in Enlightenment France, Stanford University Press, coll. « Literary Studies », 2021, 333 p., EAN 9781503613362.

1Dans un contexte où il est nécessaire de publier fréquemment sous peine de faire naufrage — l’expression publish or perish gronde comme un orage lointain —, revues et ouvrages collectifs servent souvent de premier chantier à la monographie. Divining Nature n’y fait pas exception en rassemblant et en remaniant cinq brillantes contributions de l’autrice parues depuis 20101. Toutes abordent des questions qui, au cours du dix‑huitième siècle et avant Hegel, interrogent la notion même d’esthétique, qui se cherche, se développe, se clarifie. Ou encore : se devine. La réflexion esthétique et scientifique des Lumières ne serait pas apparue comme Minerve, toute revêtue de son armure, mais à la suite d’une sorte de tâtonnement enchanté guidé par une « curiosité » envoûtée pour l’observation d’une nature dont les dangers restent « loin de nous2 » (p. 21). Comment formuler exactement ce qui saisit Vernet, qui s’était fameusement attaché au mât d’un navire en plein orage marin pour étudier cette manifestation naturelle où « l’éclair s’allume, le tonnerre gronde, la tempête s’élève, les vaisseaux s’embrasent »; où l’on « entend le bruit des flots » et celui des « cris de ceux qui périssent » et, qu’enfin, semble réuni « tout ce qui lui plaît3 » ?

2Ou encore : qu’est‑ce que la « nature » ? À la suite de l’abbé Pluche, Tili Boon Cuillé avance que pour le dix‑huitième siècle français, elle est avant tout un « spectacle ». Qui plus est, cette nature observée — rien de moins que « tout l’univers4 » — connaît une fulgurante expansion. Une foule de nouveaux savoirs constitués sur des bases empiriques décrivent un monde en mouvement dont les frontières et la nomenclature, à peine esquissées, doivent aussitôt être repensées et élargies. Les arts, la religion et les sciences produisent des spectateurs curieux et investis qui consignent les merveilles de cette nature tempétueuse. L’étude ambitieuse de T. Boon Cuillé fait de cette activité variée son point focal (ou son point de fuite ?), proposant « d’interroger la réponse de naturalistes, philosophes, artistes, et compositeurs au spectacle de la nature5 » (p. 22). Elle soutient, contre la vieille hypothèse de l’école de Francfort (p. 6), que les vives émotions suscitées par l’activité « scientifique » de ses protagonistes, loin d’être battues en brèche par un froid rationalisme qui « désenchanterait » le monde, en sont le moteur même. D’après Diderot, la « divination » (p. 12), nécessaire à la formation d’une science empirique, est indissociable de l’émotion qui la guide. Ainsi, l’enchantement n’est que l’une des réactions consciemment cultivées parmi un large « éventail d’émotions6 » (p. 10) qui comprend l’émerveillement, l’enthousiasme, l’admiration, l’étonnement, la mélancolie, le « sentiment de divinité », etc. Ces transports catalysent l’intuition et mènent ceux qui les ressentent à différentes « conclusions esthétiques7 » (p. 22). Ultimement, suivant une logique d’intensification progressive, l’enchantement et ses émotions associées transforment les attitudes entourant la réception d’une « fiction » à la pleine adhésion que suppose la « foi8 » (p. 185), convertissant ceux qui n’étaient qu’auditoire en participants actifs au spectacle.

Structure de l’ouvrage

3Un premier chapitre, « Les merveilles de la nature dans Buffon et Rameau9 », met l’Histoire naturelle (1749‑1804) en parallèle avec la tragédie lyrique Zoroastre (1749). L’opéra et le muséum d’histoire naturelle sont présentés comme des lieux de rencontre avec le merveilleux : l’organisation sociale des abeilles et des castors provoque l’admiration au même titre que celle, scénique, des Bactriens, ces personnages dont le zoroastrisme est assimilé à la théologie naturelle des philosophes encyclopédistes. Le deuxième chapitre, « La philosophie de la nature dans Diderot et Rousseau10 », aborde la critique d’art, assignant celle de l’art pictural à l’auteur des Salons et celle de la musique à celui de l’Essai sur l’origine des langues. Le troisième chapitre, « L’harmonie de la nature dans Paul et Virginie11 », plutôt que de faire une lecture comparative de deux auteurs comme le font les trois autres chapitres, fait dialoguer deux pendants de l’œuvre de Bernardin de Saint‑Pierre, soit ses Études et son célèbre roman. Il souligne l’existence d’un « sentiment de divinité » aux « connotations religieuses » (p. 196) en s’appuyant sur les adaptations opératiques de Paul et Virginie, sous une forme « virtuelle » (p. 177) dans la Poétique de la musique de Lacépède et sur la scène, avec la création de Le Sueur jouée au Théâtre Feydeau en pleine Terreur. Le quatrième et dernier chapitre, « La poétique de la nature dans Ossian et Staël12 », aborde la réception française et la vogue entourant l’œuvre ossianique de Macpherson à l’époque napoléonienne, notamment chez l’autrice de Corinne, puis dans les toiles de Girodet et Ingres.

Indiscipline à l’œuvre

4Un critique a déjà souligné « l’interdisciplinarité » de Divining Nature13, où T. Boon Cuillé combine remarquablement le fruit de sa triple formation de littéraire, d’historienne et de musicologue. Nous croyons que ce livre porterait encore mieux l’étiquette « d’indisciplinarité14 », néologisme éloquent proposé il y a quelque temps par un dix‑huitiémiste qui en avait senti la justesse pour décrire l’étude d’un siècle où tant de savoirs ne sont pas, ou pas encore, ou différemment disciplinarisés. Tandis que l’interdisciplinarité à proprement parler ne se contente souvent que d’un dialogue de sourds dont la principale force subversive consiste à bousculer un peu la cohérence des champs où règnent les autorités citées, l’indisciplinarité refuse les méthodes figées et la posture « d’expert », afin d’interroger directement ses fondements épistémologiques et de considérer ses objets dans leur singularité. Aborder la part d’enchantement dans la réaction affective à la « nature » chez différents auteurs du xviiie siècle français, projet aux limites nécessairement nébuleuses, ne saurait procéder d’une autre manière. La circonscription, voire la reconnaissance de son objet à même ses sources, son choix du corpus, ses différentes méthodologies relèvent d’un « bricolage » lévi‑straussien dont la subjectivité assumée fait à la fois la force et les écueils de l’ouvrage.

5Divining Nature fait preuve d’une rafraîchissante irrévérence par rapport aux lourdeurs référentielles qui accompagnent les études sur les « monstres sacrés », souvent empêtrées dans ce qui est devenu, au sein des cercles rousseauistes, diderotiens, staëliens, ou ramistes, de vénérables traditions bibliographiques. La pensée de T. Boon Cuillé se déploie avant tout autour de lectures rapprochées de son corpus primaire, quitte même à résumer les passages qui l’intéressent, ce qui a le mérite de rendre les chapitres individuels faciles à suivre. Sans bibliographie, Divining Nature se passe également de notes en bas de page ; ses références sont à trouver à la fin de l’ouvrage. En les feuilletant, on remarque que les multiples citations de textes français, traduites par l’autrice en anglais dans le corps du texte, se délestent de leur version originale. On remarque aussi que les noms de critiques récents ayant travaillé sur les Lumières françaises sont, souvent, très peu français : quelques rares et rapides mentions de Jean Starobinski, Sylvie Bouissou ou Michel Delon cèdent le pas à de grands noms issus majoritairement du monde universitaire anglophone : Anne Vila, Jessica Riskin, Lorraine Daston, Downing Thomas, Jan Goldstein, etc. En plus d’alléger la lecture, cette démarche a l’avantage de décentrer le regard porté sur des œuvres souvent déjà lues pendant des siècles par la critique française, tout en en renforçant certaines des thèses les plus essentielles, comme celles qu’ont déjà formulées ailleurs un Alain Corbin15 ou une Florence Lotterie16. Par exemple, la thèse selon laquelle Diderot, philosophe ayant « un doigt dans chaque tarte17 » (p. 86), utilisait l’enthousiasme provoqué par son observation de la beauté de la nature comme « tremplin18 » (p. 109) de sa réflexion esthétique et philosophique correspond au « Diderot » dépeint par Starobinski ou Delon, mais aussi Élisabeth de Fontenay, qui consacre en 1981 une monographie débridée à son matérialisme enchanté.

6La tâche d’aborder un objet comme « l’éventail des émotions » entourant l’enchantement dans la France des Lumières — et qui plus est, de le faire en anglais, qui ne propose pas toujours des traductions nettes des notions mobilisées — est aussi pertinente en tant que contribution à l’histoire des émotions que périlleuse dans la confusion qu’elle est susceptible d’y semer. L’index à la toute fin de l’ouvrage rend immédiatement sensible la résistance initiale de cette thématique protéiforme à toute catégorisation. À titre illustratif, l’entrée « admiration » renvoie à « wonder (admiration) », qui, à son tour, énumère une liste de sous‑catégories : « wonder as affective response to marvelous », « astonishment vs. wonder », « Buffon’s wonder for the beaver », « curiosity vs. wonder », etc., jusqu’à la mention « see also : passions ». À son tour, « passions » compte ses propres sous‑catégories allant de « Diderot on expression of passion » à « passions leading to breakdown of language » et finit par un autre renvoi : « see also : emotions (mixed) ; enthusiasm ; melancholy ; pity ; wonder », où des énumérations analogues se reproduisent pour chacune de ces rubriques imbriquées les unes aux autres. L’on serait alors autorisé de se demander ce qui distingue toutes ces émotions liées à « l’enchantement » dont il est question dans le titre : l’index nous renvoie alors notamment à « wonder and enchantment », où nous lisons que Burke et Diderot s’identifient tous deux de la même manière à cet « état d’admiration (wonder), ou d’enchantement, comme réponse caractéristique au sublime dans la nature19 » (p. 99). Ainsi, il ne faut pas chercher dans Divining Nature la clarté d’une démonstration irréfutable, facilement réductible à un abstract concis — et c’est tant mieux. Peut‑être était‑ce aussi le projet de T. Boon Cuillé : tout en restituant le tumulte notionnel du xviiie siècle français, elle sait fendre les flots de la critique qui s’est accumulée depuis afin de favoriser un rapport plus direct aux sources. En rendant l’indiscipline plurielle et emportée des protagonistes de son étude, elle oblige aussi à une lecture plus lente et fait de son livre un cheval de bataille contre les esprits de clocher qui rejettent trop hâtivement ce qu’ils ne reconnaissent pas au premier coup d’œil.

*

7En empruntant des voies personnelles, différentes de celles que parcourait Foucault (p. 16) à des fins similaires, Tili Boon Cuillé trace formidablement le passage d’un moment épistémologique à un autre dans un long dix‑huitième siècle français. La lente « sédimentation » des réponses affectives aux expériences esthétiques de la nature guide un changement majeur d’attitude : le siècle qui cherche d’abord à départir ce qui est « vrai ou faux, factuel ou fictionnel » en arrive à adopter le merveilleux comme étant « devenu vrai, ou factuel, parce qu’il existe, parce que quelqu’un l’a déjà cru, ou au moins l’avait rituellement raconté20 » (p. 250). La variété des sources théoriques, romanesques, musicales et picturales de Divining Nature engagent à un parcours mouvementé qui ne craint pas d’entrer de front dans certaines chasses gardées. Si, comme l’entendait Sénèque, le pilote se fait connaître dans la tempête, Tili Boon Cuillé montre une connaissance considérable des eaux houleuses du dix‑huitième siècle français. Les réponses que son ouvrage suscitera sauront dire si elle navigue davantage en « participante », barre à la main au milieu des flots, ou en « spectatrice », posée sur le rivage — ou même attachée au mât, comme Vernet.