Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Juin-Juillet 2022 (volume 23, numéro 6)
titre article
Alain Bourges

Penser la télévision

Thinking about television
Gilles Delavaud, Le dispositif télévision. Aux sources de la création télévisuelle, Paris : L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2021, 242 p., EAN : 9782343241364.

Aimons l’image que jamais nous ne verrons deux fois1

André Bazin

1Immédiatement après La télévision selon Hitchcock paru aux Presses universitaires de Rennes, Gilles Delavaud a publié fin 2021 Le dispositif télévision. Aux sources de la création télévisuelle chez L’Harmattan. Cet ouvrage considère plus largement la production télévisuelle française et américaine des origines (1935 à 1955), c’est‑à‑dire jusqu’au jour où, justement, Hitchcock poussa la porte de CBS pour faire de la télévision. Une période qui court ainsi des prémices de la télévision électronique2 à son expansion exponentielle dans le monde industrialisé3. Mais plutôt que d’histoire, il s’agit avant tout de comprendre la télévision à partir d’elle‑même.

2En ses deux premiers tiers, Le dispositif télévision décrit le cheminement des pionniers de la télévision et des premiers commentateurs, tous avides de cerner les possibilités du nouveau médium et d’en appréhender le langage. Ce recensement habilement tissé, où chaque fil est lié à celui qui lui donnera du sens, fait la qualité d’un ouvrage où se condense la pensée tandis que se tricote l’histoire. Nous sommes aux origines, là où la moindre trouvaille est une découverte et la première initiative une originalité. Et c’est passionnant.

3Il va sans dire qu’immédiatement, le direct, l’esprit du direct4, fait l’unanimité. C’est la plus évidente spécificité du médium, l’effet sur lequel il se fonde. À l’époque, on est également convaincu que la télévision ne souffrira pas longtemps de son image trop petite et imprécise mais que le gros plan et le plan rapproché qui sont, pour cette raison, ce qu’elle fait de mieux, resteront ses atouts. On s’interroge aussi beaucoup sur ses origines. De qui la télévision tient‑elle ses autres qualités (ou défauts) ? À qui ressemble‑t‑elle le plus, au Téléphone, à la Radio, au Cinéma ou au Théâtre ?

Une multiparentalité assumée

4Ces questions sont l’objet du premier chapitre du Dispositif télévision, au titre délibérément antonionien : Identification d’un média – Premières approches critiques (1935‑1950).

5Que le Téléphone fasse figure de grand‑père, aussi logique cela soit‑il au regard de la généalogie, reste cependant du domaine de la science‑fiction de la fin du xixe siècle, des dessins d’Albert Robida5 ou des écrits posthumes de Jules Verne6. L’interactivité téléphonique dut patienter un bon siècle pour exaucer ces sympathiques visionnaires.

6Est‑ce alors la Radio, la mère légitime, comme beaucoup s’accordent à le penser ? Elle partage avec la télévision les mêmes personnels (à l’exception des réalisateurs7), les mêmes entreprises, les mêmes outils de diffusion, les mêmes financements. La première dénomination de la télévision ne fut‑elle pas « radiovision »8 ? De surcroît, le comportement du téléspectateur est très proche sinon semblable à celui de l’auditeur de radio qui « branche son appareil au petit bonheur », sans grand respect pour les programmes, selon George Freedland9 (p. 16). Certes, admettent ses contradicteurs, mais la radio ne contraint pas à la même attention que la télévision or, toute la question de la nature de la télévision repose justement sur le rôle du spectateur, sur sa condition de téléspectateur. L’auditeur de radio a l’avantage de pouvoir vaquer à ses occupations sans perdre une miette de ce qui est dit ou chanté dans son poste tandis que le téléspectateur, lui, perd l’essentiel dès qu’il abandonne son fauteuil — son poste d’observation pourrait‑on dire — et donc la vue sur son écran.

7Dans le même ordre de comparaison, le problème du téléspectateur est diamétralement opposé à celui du spectateur de cinéma rivé à son siège, plongé dans le noir, devant un écran si grand qu’il absorbe toute son attention. Impossible de s’échapper.

8La difficulté qui préoccupait à l’époque les producteurs était en effet de tenir le téléspectateur en place. Au point que le critique américain Gilbert Seldes proposa de réaliser deux types d’émissions : les premières courtes et variées qui captiveraient le téléspectateur par leur dynamisme et les secondes, plus longues, conçues comme de la radio illustrée, ne nécessitant qu’une attention relative et destinées aux soirées et aux dimanches !

Le cinéma est une cathédrale & la télévision est son confessionnal

9Aujourd’hui, il faut être un peu âgé pour avoir connu l’arrivée de la télévision dans les foyers. Si cela est le cas, on se souvient des précautions à prendre10. Après tout, la télévision pénètre chez les gens, dans leur espace privé, là où personne n’est censé s’introduire sans y être invité. Cet espace dans lequel les personnages de télévision, speakerines, journalistes, animateurs, personnalités politiques, culturelles, sportives, candidats de jeux ou autres s’immiscent n’est ni une tribune ni une scène d’où l’on déclame, c’est au contraire l’espace clos et paisible de la confidence. G, Delavaud y consacre un sous-chapitre : « Le visage, la pensée. » (p.115)

10Dans son émission Gros Plan, relate-t-il, Pierre Cardinal abandonnait une personnalité seule devant la caméra durant une bonne demi‑heure. En dépit d’une soigneuse préparation, l’appréhension s’emparait de certains invités, tel Jean Guéhenno qui ne cacha pas son malaise ou Maria Casarès qui se lança avec cet aveu : « Voyez‑vous, je n’aime pas monologuer. Et pour ce qui est de penser, je préfère ne pas le faire à haute voix. Or je sais que vous êtes là. Oh oui, je le sais ! J’en ai même le souffle coupé. » (p. 121) Des deux côtés de l’écran, la gêne était patente. C’était bien là le signe que l’on touchait à l’intime.

11Avec une belle intuition, Jean Thévenot11 parle à propos de la télévision de « spectacle de chambre » (p. 19). C’est tout à fait cela. Le théâtre de chambre, le Kammerspiel de Strinberg, de Max Reinhardt et finalement de Bergman, celui qui, de Herr Sleeman kommer à Saraband, travailla tout au long de sa carrière de cinéaste pour le petit écran … Les spectateurs de ces nouveaux kammerspiels, de ces spectacles télévisuels intimistes, sont peut‑être immensément nombreux mais, comme l’énonce le critique André Brincourt : « La télévision ne s’adresse pas à dix millions de personnes mais à dix millions de fois quelqu’un. » (p. 101) Et ce « quelqu’un » dans l’intimité duquel la télévision s’introduit n’attend d’elle rien d’autre que ce qu’il attend de n’importe quel invité : de la politesse, bien sûr, et qu’on ne lui crie pas dans les oreilles. « Les meilleures émissions dramatiques, note Flora R. Schreiber, ont été conçues comme des expériences de l’intime ». (p. 25)

12kammerspiel ou confessionnal ? Il n’y a pas si grand écart de l’un à l’autre. Il faut revoir les Lectures pour Tous de Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes. Scruter de si près le profil de Céline et l’entendre si mal se défendre, contempler en gros plan le visage de Roger Vailland, tendu, presque fiévreux, voilà qui suffit à éprouver ce que l’on entend ici par « intimité ». Une telle nudité à fleur d’écran, si proche qu’on pourrait l’effleurer, n’est pas indifférente. Pierre Dumayet parlait des téléspectateurs de son émission comme des « lecteurs de visage ». François Mauriac puis Morvan Lebesque alimentèrent cette analogie dans l’Express : « À la télé, note ce dernier, l’âme vous sort par les traits. » (p.118‑119)

13Les « confessionnaux » qui ponctuent toute émission de télé‑réalité digne de ce nom auraient mérité de figurer dans ce chapitre. Ils naissent hélas trop longtemps après les débuts de la télévision12.

14En ce qui ferait une parfaite conclusion, G. Delavaud laisse la parole à Ingmar Bergman qui, dans une interview aux Cahiers du Cinéma exposait ainsi ses premiers émois télévisuels :

Dès 52 (...), j’étais fasciné de voir la caméra rester immobile, et de pouvoir étudier toutes les nuances s’inscrivant sur le visage qui se trouvait sous mes yeux (...). Mon rêve serait de pouvoir faire un long métrage en un seul plan ; de pouvoir maintenir l’intérêt autour d’un visage pendant une heure et demie ou deux.13 (p. 118)

Le direct & la continuité sont le pain et le vin de la télévision

15Bergman est l’homme des cadres impassibles et des visages profonds comme des énigmes. Son cinéma n’est jamais une démonstration de montage. Et c’est bien pourquoi la télévision répond à ses attentes.

16Mais à la télévision, il ne peut être question de la continuité seule, de simple absence du montage, comme il le fantasme cinématographiquement. La télévision qui le subjugue, c’est toujours le direct et la continuité. Dans son article de décembre 1954, « Pour contribuer à une érotologie de la télévision », Bazin écrivait : « Nul doute en effet que la conscience de la simultanéité de l'existence de l’objet et de notre perception ne soit au principe du plaisir spécifique de la télévision : le seul que le cinéma ne puisse nous offrir »… et il ajoutait : « Il n’y a pas de raison que cette conscience ne serve pas l'émotion érotique14. » Précédemment, l’exemple de l’émission de Stellio Lorenzi sur le Musée Rodin l’avait amené à une réflexion plus fondamentale. Il avait constaté en effet que « le reportage en direct, au lieu de retirer des qualités au spectacle, lui ajoutait une efficacité que le film le plus soigné n’aurait pas eu » (p. 162). Or à défaut d’évènement dans ce musée désert, ce sont les défauts et imprécisions de l’émission qui avaient produit en lui « l’émotion de vivre avec l’image, de la découvrir à sa naissance » (ibid.) ou, comme le traduit G. Delavaud, de s’éprouver « contemporain de l’image elle‑même » (p. 40).

17Car la continuité, qui est la conséquence du direct puisque celui‑ci interdit le montage a posteriori, implique une toute nouvelle organisation de l’espace. L’acteur de télévision qui sort d’une pièce pour entrer dans une autre ne reproduit pas deux fois son geste de façon à être filmé de deux points de vues qui seront ensuite raccordés, il quitte le champ d’une caméra pour entrer dans le champ d’une autre. Nous l’attendons, nous téléspectateurs, installés au cœur d’un dispositif qui couvre tous les lieux de l’action. Ubiquité du dispositif de vision, car certes la télévision en est un, mais au sens d’un prolongement de notre organe de vision.

18On peut retrouver Bergman à partir de là, repenser son cinéma comme expérience télévisuelle, comme simple mais impérieuse prospection du regard.

19Extrayons‑nous un instant du kammerspiel et voyons les choses en grand comme le propose G. Delavaud, fidèle à son principe de mise en parallèle de la France et des USA. La convention Républicaine de juin 1948 à Philadelphie, par exemple, la grande kermesse politique qui réunit des milliers de délégués venus de tous les USA. Allez retransmettre ça en direct sur un poste de télé de 60 cm de diagonale ! George Freedland décrit la stratégie mis en œuvre : 4 caméras, une dans la chambre d’hôtel de Dewey, le candidat favori, une autre devant son hôtel, une troisième dans le hall de la Convention et enfin une dernière en plan rapproché sur le « speaker ». À l’écran, les scènes alternent : la chambre d’hôtel de Dewey, la Convention débattant des candidatures, la foule devant l’hôtel, Dewey devant son téléphone, la proclamation du résultat par la convention, le téléphone sonnant dans la chambre d’hôtel, etc... un authentique suspens où, conclut magistralement G. Delavaud : « il ne s’agit plus, comme au cinéma, d’organiser la succession pour signifier la simultanéité, mais d’ordonner la simultanéité en succession. » (p. 111)

20La télévision élargit rapidement son territoire. Trois ans plus tard, CBS diffuse pour la première fois « coast to coast », montrant en même temps New York et San Francisco, l’Atlantique et le Pacifique. De son côté, André Bazin est impressionné de voir la nuit tomber sur Édimbourg alors qu’il fait encore jour à Paris. Il en présage que « plus tard, quand les relais se joueront des très grandes distances, le soleil ne se couchera pas plus sur les écrans de télévision que sur l’ancien Empire Britannique » (p. 115). 

21S’il avait débordé de son cadre, G. Delavaud aurait prolongé le rêve de Bazin avec la première expérience de « Mondovision », Our World. Cette émission, produite par la BBC en 1967, était composée de séquences transmises à tour de rôle par 17 pays « producteurs » à la BBC qui les diffusait en direct, via satellite, à destination de 35 pays « récepteurs ». L’ultime séquence montrait les Beatles interprétant All we need is Love, composée pour l’occasion. De cette émission, on retient le trait impeccable du présentateur Pierre Dumayet : « Aujourd’hui, le Monde s’est rendu visible à lui‑même. »

Présence & avant‑champ

22La paternité du Cinéma est la plus évidente des parentalités de la télévision. En 1950, Jean Luc, directeur des programmes de la RTF, estimait d’ailleurs que la télévision ne possédait pas de langage propre et devait seulement atteindre l’intimité que requiert le téléspectateur. Quant à Jean Thévenot, il craignait que le public soit tellement imprégné du langage cinématographique que la télévision ne pourrait rien faire sans s’y soumettre.

23La messe est‑elle dite ? La Télévision ne serait‑elle qu’un sous‑produit ou une annexe du Cinéma ? Pas tout à fait comme le prouve Gilles Delavaud, chiffres à l’appui, dans le chapitre « Les arts de la scène et le propre de la télévision » (p. 79). Car le Théâtre n’a pas encore développé ses arguments et il peut s’appuyer sur une pratique conséquente : en 1939, à la veille du conflit mondial, la BBC diffuse quatre pièces de théâtre par semaine, soit 326 émissions en deux ans et demi, auxquelles il faut ajouter 36 opéras et quelques spectacles dansés. Au sortir de la guerre, les trois grands réseaux américains, NBC, CBS et ABC se lancent dans la diffusion intensive de pièces de théâtre. Dès 1948 ils diffusent plusieurs séries dramatiques, adaptations de pièces ou textes spécialement écrits pour la télévision. C’est l’âge d’or de la télévision américaine.

24Du théâtre, la télévision a conservé sa qualité d’art de la Présence. Parce qu’elle est en direct, comme le théâtre, parce qu’il peut y arriver n’importe quoi n’importe quand, parce qu’elle s’adresse au spectateur droit dans les yeux, parce qu’elle dénude l’âme de ses personnages mieux qu’elle ne les met en action.

25Il faut lire l’analyse des premiers épisodes des 5 dernières minutes de Claude Loursais, consignée par G. Delavaud avec une discrète jubilation. Dans cette série policière tournée en direct, le personnage principal, le commissaire Bourrel, change régulièrement de fonction. Sans prévenir, il lui arrive de s’adresser directement au spectateur pour lui fournir des informations sur l’enquête. Le personnage se détache ainsi de la fiction pour la commenter avant d’y revenir comme si rien de rien n’était. De plus, en fin d’émission, il cesse d’être et personnage de fiction et présentateur d’émission pour devenir animateur de jeu lorsqu’il reçoit dans son bureau les deux téléspectateurs invités pour résoudre l’énigme, puis l’un des acteurs de la fiction pour lui demander de réinterpréter une scène.

26Cette fluidité du personnage est propre à une télévision qui, dans sa programmation même, adopte toutes sortes de modes d’expression, mais ce qui fait la qualité de cet art de la Présence tient avant tout à la qualité de la rencontre avec le téléspectateur.

27La critique veille à distinguer l’adaptation du simple enregistrement de spectacle et n’hésite pas à fustiger d’éventuelles paresses. L’américaine Flora R. Schreiber prévient son lectorat que son bilan de la saison 1948‑49 à la télévision ne tiendra pas compte des « programmes qui seraient de la radio illustrée, du cinéma miniature ou du théâtre photographié » (p. 84). En France, Jean‑Dominique Laurent exige qu’on ne lui vende pas une simple retransmission de pièce de théâtre pour un spectacle de télévision. André Bazin enfonce le clou : « La télévision n’est ni du théâtre, ni du cinéma » (p. 85) ; Janick Arbois renchérit : la télévision doit être capable d’inventer « autre chose » qui ne sera « ni du théâtre ni du cinéma » (p. 85).

28Les Marcel Bluwal, Jean Prat, Jacques Krier, Pierre Cardinal et consorts sauront inventer cette « autre chose » tant désirée.

29Aux USA, le plus inventif des réalisateurs, Fred Coe, se lance dans des fictions entièrement tournées en regard subjectif, ce qui pourrait passer pour un artifice pénible s’il ne se justifiait par les nécessités du récit, puisque ce regard est celui d’un narrateur ou d’un personnage observateur hors‑champ dont on suit les pensées par le biais de sa voix off. Et si nous, spectateurs, adoptons aisément la position de ce personnage observateur, c’est parce que lui‑même adopte notre condition d’observateurs, de télé‑spectateurs. En France, dans une série de réalisations où il voulait prouver « que la télévision n’est pas du cinéma » (p. 87), Pierre Cardinal recourt de la même façon à la systématisation des regards‑caméra, faisant du spectateur l’interlocuteur de chaque personnage ou si l’on veut, celui qui se tient dans l’axe du champ‑contrechamp à 180° et donc au travers duquel tous les personnages s’adressent à leur partenaire, la mise en scène s’organisant « à la fois dans la profondeur de champ et en direction du spectateur » (p. 87).

30Ainsi illustre‑t‑il exactement le concept d’avant‑champ, concept fondamental de la théorie de la télévision soutenue par G. Delavaud et qui, avec le direct et la continuité, la différentie irrémédiablement du cinéma. Le hors‑champ n’existant plus à la télévision puisqu’il est remplacé par le décor du salon, ce qui se joue entre le spectateur et l’image n’entre plus dans le classique rapport champ/hors‑champ du cinéma, lequel nécessite l’obscurité. Rien ne se passe au‑delà de la bordure de l’écran. L’avant‑champ est ce qui nous transforme en observateurs, ce qui lie l’observateur à son écran de télé‑vision, là où son désir de voir le plonge dans le dispositif télévision.

Tours & Détours

31Dans un autre registre, où la mise en scène se fait plus âpre, G. Delavaud fait état d’émissions bien moins innocentes. Telle Vocations de Jean Frapat, produit par le Service de la Recherche de l’ORTF, où les invités étaient enregistrés en un premier temps à leur insu puis en toute connaissance de cause dans le cadre d’un entretien avant d’être confrontés aux images des deux précédentes étapes et conviés à commenter les écarts entre leurs comportements « privé » et « public ». Pour Pierre Schaeffer, l’émission qu’il produisait pouvait « être comparé[e] au piège tendu à l’animal humain pour sa capture en vue de son observation » (p. 125). Rien d’étonnant à ce qu’ensuite, l’auteur parle de violence.

32Sous le titre « La Place du téléspectateur », un chapitre entier est consacré à l’émission de Jean‑Luc Godard et Anne‑Marie Miéville, France Tour Détour Deux Enfants, historiquement excentrée par rapport au corpus. Chaque épisode, pour l’essentiel composé d’un long interview de l’un des deux enfants, est examiné du point de vue du dispositif. L’affaire se joue à trois bandes : l’enfant, le réalisateur/interviewer et le téléspectateur. À chaque épisode, Godard décale les positions, mais en restant toujours hors‑champ, le rapport se crée alors entre sa parole off et l’image de l’enfant, plaçant le téléspectateur dans une position inconfortable. : « Non seulement il est clair qu’entre l’espace représenté et celui du spectateur, ça ne communique plus, mais tous les regards en jeu (celui de Camille, de la caméra, du spectateur, du réalisateur) — se trouvent irrémédiablement disjoints. » (p. 152)

33Tenu à distance de la relation entre les enfants et l’intervieweur, le téléspectateur se trouve exclu par la machine de vision elle‑même. Non pas que nous ne soyons plus dans l’axe du regard de l’enfant mais parce que « nous nous y sentons de trop ».

Trucages

34Dans un bref développement intitulé « L’art de mélanger les images » (p. 65), G. Delavaud reconnaît que les expérimentations de mise en scène ou de prise de vues ne doivent pas faire oublier ce qui se concocte dans les arrières‑cuisines électroniques. En 1949, soit plus d’un demi‑siècle avant 24 heures Chrono, Fred Coe produit pour une série télévisée un épisode intitulé Long Distance, un suspens entièrement basé sur le split‑screen et l’écoulement du délai avant une exécution capitale. En France, Gilles Margaritis est le premier à miser sur les mélangeurs et autres outils qui s’inventent au fur et à mesure. Le réalisateur, selon ses propres termes, improvise sur les mélangeurs comme « l’organiste penché sur son orgue » (p. 66), c’est un art d’inspiration qui ne produit ni mots ni sons ni formes ni couleurs mais des trucages. Pour lui, la matière télévisuelle n’est pas la succession de plans montés mais bien le flux d’images mélangées à l’instant même où elles naissent. Au réalisateur le soin de donner forme à cette matière première. Sa descendance, on l’a deviné, sera Jean‑Christophe Averty, qui tirera la production expérimentale vers l’illustration voire même la mise en page. D’une autre manière, aurait pu ajouter l’auteur, elle comptera aussi les artistes vidéos qui surgiront dans les années 70.

Penser le cinéma avec la télévision

35Ce titre aurait pu être celui du livre, il est en réalité celui du chapitre qui conclut un ouvrage qui commençait, rappelons-nous, par un titre-hommage à un cinéaste cher à l’auteur, Michelangelo Antonioni. Pour finir, donc, G. Delavaud fait œuvre de pacificateur.

36Nul n’ignore en effet les conflits qui ont sévi entre l’industrie du cinéma et celle de la télévision. Le grand Samuel Goldwin15 en personne concevait pourtant les trois âges du cinéma dans cet ordre : l’âge du muet, l’âge du parlant et l’âge de la télévision.

37Il n’avait pas tort. À la fin de sa carrière, Jean Renoir lui‑même trouva à la télévision bien plus que la possibilité financière et logistique de tourner deux de ses derniers films, Le Testament du docteur Cordelier et Le petit théâtre de Jean Renoir. Il y (re)trouva le principe du filmage à plusieurs caméras, comme il le pratiqua également pour Le Déjeuner sur l’Herbe. Jacques Rozier, venu de la télévision, situa le très beau Adieu Philippine dans l’univers des studios de télé. Truffaut surtout, débaucha Marcel Moussy le scénariste de la série télévisée de fictions sociales Et si c’était vous pour co‑écrire ce qui deviendra Les 400 coups. Marcel Moussy, l’admirateur de Paddy Chayefsky, le scénariste de Marty, palme d’or à Cannes en 1955, mais surtout remake d’une fiction télévisée ultra‑réaliste à succès.

38Rosselini comme Antonioni sont de l’époque de ce médium qui propage une nouvelle vision, plus authentique, plus vivante du monde. Enzo Serafin, leur chef opérateur commun a témoigné de leur exigence d’une « photographie plus brute, une lumière plus vraie, comme on fait à la télévision » (p. 174) mais c’est Umberto Eco qui parle le mieux d’Antonioni en comparant son cinéma à celui des reportages :

(…) même s’il existe un fil conducteur, le récit se perd continuellement en digressions et comporte des temps morts : ainsi, quand on attend l’arrivée d’un coureur, la caméra s’attarde sur le public ou sur les édifices environnants, parce qu’il ny a rien de mieux à faire. Bien des passages de l’Avventura ressemblent à des prises de vues en direct. (p. 168)

39Cette attraction pour l’image télévisuelle est encore plus vérifiable avec le documentaire, d’autant que c’est la télévision qui, à défaut de caméras vidéo portables, accélère la chaîne de production du 16 mm et permettra par exemple à Jean Rouch et Edgar Morin d’inventer le cinéma‑vérité. Elle expérimente également de nouvelles formes documentaires avec des réalisateurs comme Jacques Krier, Jean‑Claude Bergeret, Jean‑Claude Bringuier et Huber Knapp qui ne seront pas sans influence sur Rouch et Morin. Pas de Chronique d’un été sans esprit du direct.

40Outre‑Atlantique, l’industrie hollywoodienne choisit un temps de contrer la télévision en misant sur le gigantisme avec le Cinémascope et le Todd‑AO et une diffusion restreinte aux salles les plus prestigieuses. Cela n’empêcha pas l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes formés à la télévision, les John Cassavetes, John Frankenheimer, Sidney Lumet, Arthur Penn et autres Sydney Pollack… Cela n’empêcha pas, non plus, l’évolution technologique de ruiner sa domination. Ce sont maintenant Netflix, HBO, FX et leurs consœurs de la télévision par abonnement qui occupent le trône.

41Le cinéma se pense désormais avec la télévision, telle est la conviction et la pratique de G. Delavaud et ce qui fait de son œuvre théorique et critique l’une des plus vivifiantes qui soit dès lors que l’on s’intéresse à l’un comme à l’autre.

*

42On pourrait aller jusqu’à comparer Le dispositif télévision au célèbre Qu’est-ce que le cinéma16 d’André Bazin dont il assume ouvertement l’héritage. On y trouve en effet un outillage conceptuel aussi solide pour comprendre la télévision que celui proposé par Bazin pour pénétrer le cinéma.

43L’ouvrage d’André Bazin était celui d’un critique qui, d’article en article, échafaudait une théorie du cinéma in vivo, pourrait‑on dire. Gilles Delavaud, lui, élabore ses thèses en s’appuyant sur un corpus de textes critiques qu’il illustre en puisant dans un large vivier d’émissions de télévision. Les démarches des deux auteurs sont certes opposées, mais elles concourent à un semblable objectif : définir la spécificité du médium qu’ils étudient l’un et l’autre, décrire sa façon d’exprimer du sens différemment des autres formes d’expression, en un mot, expliquer sa manière d’être singulier.

44En me relisant, je découvre l’ironie que la comparaison entre les deux hommes recèle et c’est avec elle que j’aimerais finir. André Bazin est contemporain de ce qu’il analyse. Il découvre le western ou le néo-réalisme au moment même où le western et le néo-réalisme surgissent sur les écrans de cinéma et il théorise ce qu’il voit en direct. À l’opposé, Gilles Delavaud étudie des œuvres de télévision et des textes datant pour les plus anciens de presque un siècle. La télévision qui l’intéresse est celle des commencements, pas celle qui se fait actuellement. Il théorise donc a posteriori. Les deux démarches se complètent, mais au prix d’une plaisante contradiction : au cinéphile l’expérience du direct, au téléphile celle de l’immuable.