Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Silvia Giudice

Le regard de Suarès

The gaze of Suarès
André Suarès, Vues sur Baudelaire, préfacé par Stéphane Barsacq, Paris : Éditions des instants, coll. « Portraits », 2021, 192 p., EAN 9782491008055.

1Depuis un siècle et demi, Baudelaire est célébré, enseigné, raillé, idolâtré, censuré, résumé, critiqué, aimé, pensé, détesté, paraphrasé. À l’occasion du bicentenaire de sa naissance, beaucoup d’entre nous se sont intimement et timidement demandé s’il était encore possible de proposer de nouvelles lectures et réflexions pour célébrer le poète. Même si la réponse est évidente, elle vaut peut-être la peine que l’on se penche sur les arguments qui la soutiennent. Bien sûr, un chef-d’œuvre est une source quasiment inépuisable d’interprétations, et chaque époque a ses propres manières de lire. Mais il est également vrai que ce n’est pas seulement des écrits les plus récents, et forcément inédits, que peuvent surgir des nouvelles réflexions. C’est ce que nous rappelle, dès le premier abord, l’édition des textes d’André Suarès sur Baudelaire, réunis pour la première fois en volume en 2021, et préfacés par Stéphane Barsacq.

2Ces essais, couvrant à peu près toute la première moitié du xxe siècle, diffèrent en longueur, en structure et en contexte de publication ; ils sont réunis dans le volume suivant l’ordre chronologique. Un long article publié en 1911 dans La Grande Revue réfléchit à divers aspects de la vie et de la poétique de Baudelaire ; en 1918, une brève analyse compare la poétique baudelairienne à celle de Keats, Hugo et Goethe ; en 1922, dans La Revue musicale, est publiée la première lettre de Baudelaire à Wagner, prémisse à une analyse de l’approche musicale du poète ; en 1927, « Génie de Baudelaire » témoigne du rapport personnel et intime de Suarès avec Baudelaire ; en 1933, la préface à l’édition des Fleurs du Mal de L’Artisan du Livre cherche à introduire le recueil à travers plusieurs approfondissements thématiques ; une semblable fragmentation caractérise les différentes pensées réunies en 1935 dans Les Nouvelles Littéraires ; et la préface au Spleen de Paris chez Les Bibliophiles franco-suisses, en 1940, célèbre le renouveau du poème en prose et la centralité du spleen dans le rapport de Baudelaire avec la ville et la vie. Enfin, ces sept articles sont suivis de sept annexes : des passages sur Baudelaire – sa prose, son usage de la rime, sa marginalisation et son incompréhension, son appropriation du sonnet – contenus dans des articles publiés par Suarès ou dans les carnets qui l’ont accompagné tout au long de sa carrière.

3Cette centaine de pages de réflexions témoignent de la centralité de Baudelaire dans la vie de Suarès : ces vues sur Baudelaire sont l’illustration indéniable d’un compagnonnage incessant, et offrent, par là, dans leur ensemble, l’image subjective d’un Baudelaire à 360°.

Portrait impressionniste d’un Baudelaire total

4Concrètement, il s’agit d’un ensemble de portraits baudelairiens qui tantôt se recoupent et tantôt s’enrichissent entre eux. Mais nous nous proposons plutôt de concevoir le volume dans sa globalité comme un seul portrait par touches superposées. Le tableau qui en résulte n’est pas si hétéroclite et bariolé que ce que l’on croirait : un portrait impressionniste, que l’on aurait sans doute relégué dans le Salon des refusés – mais un portrait dont le socle fondamental est le lien intrinsèque entre œuvre et vie. Authentiquement et sincèrement originales, l’œuvre et la vie de Baudelaire ne peuvent être séparées, selon Suarès : l’œuvre est sa vie, gravure impitoyable de lui-même en tant qu’homme.

5Les jalons biographiques proposés par Suarès sont à l’enseigne de la maladie, de la solitude, de l’endettement, mais aussi de l’amour pour sa mère, de l’envie de fuir et du besoin d’étonner poussé jusqu’à la mystification, de la haine contre sa propre faiblesse et sa propre corruption. Baudelaire homme et Baudelaire poète sont tous deux perpétuellement en lutte avec eux-mêmes, oscillant entre damnation et remords. C’est pourquoi sa quête incessante de perfection formelle incarne son style « classique nouveau » (p. 68), ce moule traditionnel mettant en forme la pensée nouvelle, et reflète également sa recherche asymptotique de rigueur et discipline existentielles. Emprisonné par un tourment propre à lui-même, à l’être humain et à son siècle, le Baudelaire suarésien fonde sa poétique sur la centralité des sentiments, sur la conscience de la chute intrinsèque à l’homme et sur la spiritualité, mais aussi sur la découverte bouleversante du lien étroit entre amour et mort : Éros et Thanatos ne peuvent être séparés, ni dans leur dimension charnelle ni dans leur dimension existentielle.

6La poésie baudelairienne est donc l’union de l’intelligence et de la conscience avec la sensibilité et l’imagination. Par conséquent, tout est pensée et tout est poésie : comme l’œuvre et la vie sont inséparables, ainsi Suarès refuse de distinguer les différents pans de l’art de Baudelaire. Les poèmes en prose sont l’illustration emblématique de cette approche : Suarès critique même toute distinction figée entre prose et versification. En effet, la poésie n’est pas nombre, elle est musique : en vers ou en prose, le vrai chant est la forme musicale de la plus intime connaissance de soi. C’est pourquoi le portrait du poète ne peut faire abstraction de sa critique artistique et surtout musicale : l’amour et l’enthousiasme de Baudelaire à l’égard de Wagner, notamment, témoignent d’une facette naïve, vraie et en même temps profondément perspicace de la poétique baudelairienne.

7La dimension impressionniste de ce portrait de Baudelaire est également renforcée par le caractère profondément subjectif des appréciations. C’est le ressenti personnel de l’écrivain du xxe siècle qui guide le pinceau, et le lecteur ne peut qu’en prendre acte face à la fascination manifeste de Suarès et à son amertume, tout aussi explicite, vis-à-vis des critiques des détracteurs. En effet, l’ostinato qui sous-tend l’approfondissement de tous les pans du portrait est que Baudelaire est un vrai poète, voire le vrai poète. C’est pourquoi sa poésie n’est pas faite pour être comprise par les rhétoriciens du xixe ou du xxe siècle, mais seulement par les vrais poètes : ceux qui acceptent de voir l’être humain dénudé, passé au crible du pessimisme et de la conscience de soi baudelairiens, et mis en forme dans la dignité aristocratique d’un style capable d’atteindre l’universalité.

8Face à un tel portrait, le baudelairien d’aujourd’hui, héritier des renouveaux critiques du siècle dernier et des deux dernières décennies1, ne sera peut-être pas frappé par des découvertes et interprétations révolutionnaires de la poétique baudelairienne. En effet, ce n’est pas pour lui que Suarès a écrit, et ce n’est pas non plus pour lui que St. Barsacq a préfacé la publication, chez une jeune maison d’édition qui propose des instants « qui ne ressemblent à rien d’autre » à travers des « textes érudits mais non académiques2 ». En revanche, ce que l’on y découvre nécessairement, est le regard qui se porte sur Baudelaire : le regard de Suarès et de son époque, le regard de Suarès dans son époque.

Un portrait-plaidoyer : défendre Baudelaire contre le xixe & le xxe siècles

9Si nous avons étendu la dimension impressionniste de ce portrait global de Baudelaire à la subjectivité des réflexions, ce n’est pas simplement pour préciser une évidence : toute critique, même la plus rigoureusement scientifique, contient inévitablement une part de subjectivité, ne serait-ce que dans le choix des objets d’approfondissement. Cependant, chez Suarès, il s’agit plutôt d’une prise de position explicite en défense de Baudelaire : le portrait qui en résulte est manichéen, Baudelaire appartenant au divin, et la critique et la société au diabolique.

10Le style des écrits de Suarès est déjà parlant : son but n’est pas de proposer une critique académique, mais des réflexions emportées, au ton souvent pathétique, voire élégiaque. La marginalisation de Baudelaire est un des refrains qui reviennent dans presque tous les écrits : certes, son pessimisme relève du penchant naturel, mais la contemporanéité n’a pu que le renforcer, en méconnaissant son œuvre et en ne comprenant pas sa poétique. De l’incompréhension des contemporains, Suarès passe souvent à l’accusation des critiques : non seulement l’on a marginalisé Baudelaire, mais l’on a critiqué son œuvre sur la base d’analyses ignorant sa véritable poétique, la renversant, la corrompant, ou encore n’en saisissant pas la profondeur. L’objectif de Suarès n’est pas de détailler ces critiques ou de rectifier l’interprétation de certains aspects de la pensée baudelairienne : parfois il s’y penche, mais ses réponses sont surtout incarnées dans le ton de ses écrits.

11C’est indirectement, mais explicitement en réponse à ces attaques contre Baudelaire que le ton pathétique de Suarès se charge d’une volonté de défense : le portrait se transforme en plaidoyer. Et, comme tout plaidoyer, le discours s’intéresse parfois aux détracteurs, pour démontrer le manque de lucidité, de sens et de fondement de leurs critiques. Il s’intéresse surtout à l’objet de la défense : Baudelaire est peint comme un marginalisé, comme l’accusé raillé à tort dans le tribunal de l’histoire littéraire par des lâches et des idiots, et parfois même comme bouc émissaire, victime expiatoire, martyr. À plusieurs reprises, en effet, Suarès présente la contemporanéité du poète comme sa meurtrière : Baudelaire aurait été tué par l’incompréhension, sacrifié à la place d’écrivains moyens qui ne valaient rien par rapport à lui, il aurait payé la rançon, en tant que vrai poète, pour tous les autres.

12Ce sont des réflexions extrêmement fascinantes, qui obligent le lecteur à se pencher sur celui qui prend la parole : pourquoi Suarès s’acharne-t-il sur les critiques baudelairiens ? Pourquoi son portrait de Baudelaire ne peut-il se passer de sa dimension de plaidoyer ? En somme, pourquoi le point de départ de ses réflexions est-il tellement biaisé dans une direction qui aujourd’hui nous est si étrangère ? Ce que tout baudelairien, académique ou amateur, peut lire dans ces écrits est tout d’abord la profonde perspicacité et l’extrême originalité de la pensée de Suarès par rapport à son époque. Non seulement le portrait de Baudelaire qu’il dessine ne néglige aucune facette du poète, mais surtout il est le premier, en 1911, à percevoir l’œuvre baudelairienne comme un tournant dans la poésie et dans la pensée.

13St. Barsacq explique clairement que jusqu’au début du xxe siècle, Hugo est encore roi, et Baudelaire plus souvent perçu comme un contrepoids. Mais bien avant Gide, Breton, Jouve, Jaloux et Sartre, c’est Suarès qui rend à Baudelaire sa place centrale dans la création de la poésie moderne. Si d’autres écrivains et critiques commencent à réhabiliter Baudelaire, c’est souvent en le concevant comme le prédécesseur de Verlaine, Rimbaud et Mallarmé, ou comme l’intermédiaire de Poe en France3. Suarès, en revanche, voit très tôt dans l’œuvre de Baudelaire un nouveau rapport de la poésie avec la spiritualité, l’existence, l’amour, la mort et la vérité. C’est donc d’abord à ce contexte culturel, esthétique et politique que l’on doit le ton et le style de Suarès, que nous ne pouvons définir mieux que Suarès lui-même en parlant de Baudelaire :

La critique de Baudelaire est essentiellement cette critique de poète, qu’il a lui-même définie. Elle touche le fond, même quand elle se trompe sur le détail. (p. 100)

14À notre avis, la critique de Suarès est aussi essentiellement cette critique de poète : elle célèbre un poète qui l’a accompagné pendant plus de trente ans, déployant son intelligence et son art en des réflexions profondes, particulièrement poétiques, particulièrement intimes.

Suarès, Baudelaire (& Barsacq ?) : des génies familiers

15Ce que l’on peut également lire entre les lignes, au-delà du portrait de Baudelaire et par-delà le contexte socioculturel des premières décennies du xxe siècle, c’est la profondeur de l’amour de Suarès pour Baudelaire, son élan de quasi-identification avec son prédécesseur. C’est cette communion des esprits, dans laquelle peut aisément se reconnaître le baudelairien d’aujourd’hui, qui pousse un écrivain à faire, à propos d’un autre, une critique de poète, et à voir chez lui ce dont il a hérité et qu’il s’est approprié. Tout lecteur – baudelairien, suarésien, amateur : peu importe – qui prendrait du recul face aux textes réunis dans Vues sur Baudelaire, y verrait le témoignage fascinant de cette dynamique, que Sergio Solmi a appelé le « problème de la compréhension des esprits entre eux ». En s’adressant à Valéry, Solmi cherche à se souvenir des termes les plus justes pour l’exprimer, utilisés justement par son maître français :

Je me souviens d’une de vos réflexions, très belle, que j’ai lue je ne sais plus où, dans laquelle vous faites allusion à l’enviable gloire silencieuse de certains écrivains, sans cesse appelés à témoin […], interlocuteurs perpétuels dans le muet dialogue intérieur d’un lecteur : écrivains qui vivent ainsi une autre vie, transposée, souvent leur propre vie4.

16Cette « éternelle tentative d’adhésion constamment récréée et jamais parfaite » ne concerne pas toutes nos inspirations, mais seulement le rapport que nous entretenons avec nos « génies familiers », ces penseurs qui sont « plus à nous que nous-mêmes5 ».

17Le portrait de Suarès nous semble véritablement peindre Baudelaire comme son génie familier : si St. Barsacq présente leur rapport comme celui d’un père et un fils – Suarès naissant dix mois après la mort de Baudelaire (p. 29) –, le ton de Suarès nous semble osciller également entre celui d’une mère, d’un meilleur ami et d’un avocat. C’est à travers ces approches qu’il parvient à faire de Baudelaire un de ses masques : St. Barsacq entend par là cet « autre [qui] peut offrir la chance d’être soi-même » (p. 33), qui permet de mieux se comprendre, mieux se saisir. C’est pourquoi ce sont sûrement des vues sur Baudelaire, mais, à notre sens, c’est aussi – ou surtout ? – le regard de Suarès : à travers ses réflexions sur la conscience de soi, sur la poétique de la condition humaine, sur la spiritualité sans référent théologique, sur la poésie pure, sur la révélation du lien entre amour et mort, sur la vérité de parole, Suarès s’écrit et se lit lui-même. Et au lecteur du volume de faire de même, en le saisissant.

18Alors, peut-être pourrions-nous oser voir dans cet ouvrage, dans ce portrait impressionniste qui réfléchit à son objet et reflète son sujet, une sorte de mise en abîme de la « communauté d’esprit » (p. 41) entre deux auteurs. Si le lecteur de Vues sur Baudelaire est plongé dans le portrait de Baudelaire en tant que génie familier de Suarès, peut-être est-il également plongé dans le portrait de Suarès en tant que génie familier de St. Barsacq. Le romancier, éditeur et journaliste a préfacé et annoté plusieurs pensées politiques, sociales et culturelles de Suarès6, et ne cache nullement le regret de notre méconnaissance actuelle de cet écrivain prolifique et hétéroclite, politique, poétique, humain et pur7. C’est donc à travers le regard de St. Barsacq que nous redécouvrons, dans la préface de l’ouvrage, la « vérité de parole » de la poésie et de la pensée suarésiennes (p. 41-42). Comme Suarès prêche la réhabilitation de Baudelaire à la place qui lui est due dans l’histoire littéraire, St. Barsacq restitue à Suarès la valeur et le mérite que l’oubli du xxie siècle semble lui refuser.

*

19À travers ce jeu de miroirs, Vues sur Baudelaire offre au public contemporain des (re)découvertes précieuses : des multiples portraits qui, se reflétant entre eux, réfléchissent – et font réfléchir – sur la poétique de Baudelaire et d’André Suarès, sur leur rapport et sur les évolutions de l’histoire littéraire et critique.