Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Avril 2022 (volume 23, numéro 4)
titre article
Irina De Herdt

Pierre Michon l’(in)tempestif, entre envers classique & endroit sauvage

Pierre Michon the (in)tempestive, between classical reverse and wild place
Laurent Demanze, Pierre Michon. L’Envers de l’histoire, Paris : José Corti, coll. « Les Essais », 2021, 250 p., EAN 9782714312624.

1Placé sous le signe de l’intempestivité et de la pluralité temporelle caractéristiques de l’écriture de Pierre Michon, dans laquelle se croisent l’archaïque et l’extrême contemporain, L’Envers de l’histoire occupe une place de premier rang dans le corpus étendu de littérature secondaire vouée à une œuvre qui, de Vies minuscules (1984) aux Onze (2009), n’a cessé de susciter la fascination et l’engouement de la critique universitaire. L’essai de Laurent Demanze résulte du remaniement et de la réécriture d’une douzaine d’articles précédemment publiés dans différents contextes universitaires. Il nous présente, autrement dit, un florilège représentatif de cette intense activité critique qui a assuré la consécration presque immédiate de l’écrivain. Étant donné que le dernier grand récit de Michon, Les Onze, date de 2009, cette mise au point se présente aussi comme l’occasion de (commencer à) prendre un certain recul dans la perspective critique.

2L’auteur de cet essai souhaite en effet explicitement aller à rebours de la tendance généralisée qui consiste à coiffer Pierre Michon de la casquette de « classique du contemporain », ou à lui faire endosser cet habit du « Grand Écrivain » dont il ne cesse de défaire les ourlets au sein de ses textes. L. Demanze s’y oppose du fait qu’une telle consécration canonisante, qui a par exemple pu associer l’œuvre de Michon à la nouvelle ambition réparatrice de la littérature1, risque d’occulter le contre‑courant noir et violent qui, hérité de la modernité avant‑gardiste, n’est pas moins constitutif de l’œuvre. Identifier Michon sans ambages comme un « classique », tant en raison de sa réception jamais controversée que de certains traits de son écriture, implique la dissimulation de cette intensité sauvage et inactuelle toujours sous‑jacente, qui fait ici et là violemment irruption. L. Demanze met en évidence ce penchant anachronique, différemment décliné au fil des récits successifs, et qui ne se confine pas au seul niveau textuel. Ainsi, les discours de consécration qui ont cémenté la réputation de Michon en tant que classique du contemporain s’achoppent aux postures auto‑dépréciatives de l’auteur qui prétend saboter ces stratégies légitimantes. Cet aspect extratextuel n’est cependant pas toujours approfondi, comme j’aurai encore l’occasion de le remarquer. L’essai de L. Demanze attire surtout l’attention sur la tension protéiforme qui existe à l’intérieur des textes, entre d’une part un désir de communauté, un idéal de monde partageable, et, d’autre part, cette pulsion violente qui, se traduisant différemment selon les récits, véhicule toujours une dimension intempestive, que l’auteur vise à dévoiler.

3Quatre chapitres éclairent l’envers et l’endroit de ce paradigme inactuel et de cette confrontation entre le classique et le sauvage dans l’œuvre de Pierre Michon, en s’arrêtant notamment en détail sur ces grands classiques du corpus primaire que sont Vies minuscules, Rimbaud le fils, La Grande Beune et Les Onze. Ainsi se dessine en filigrane l’histoire de l’évolution de l’œuvre, qui joue et rejoue en thème et variations l’oscillation fondamentale et fondatrice de l’écrivain et de ses personnages, entre croyance et incrédulité, entre le désir impossible d’être dupe, et la nécessité pragmatique de jouer le jeu — que celui‑ci soit littéraire, artistique, ou politique — qui taraude l’existence littéraire de Pierre Michon depuis son entrée en scène avec Vies minuscules.

Venir après

4Le premier chapitre parcourt les différentes modalités du venir « après », c’est‑à‑dire de la postérité dans le sens étymologique du terme, qui transparaissent dans les récits de Pierre Michon. Si Vies minuscules constitue à la fois le diagnostic et le produit d’un sentiment d’être tard‑venu, qui inhibe les aspirations initiales à l’écriture, la publication du récit et l’approbation critique qu’il suscite progressivement vont déclencher à leur tour un blocage similaire, déplacé d’un cran. Comment écrire après ce récit qui, tel l’art abstrait de Bram Van Velde selon Samuel Beckett, est né de l’empêchement même du dire2 ? L. Demanze discerne trois stratégies qui ont permis de trouver une issue à cette impasse inaugurale : la mise en œuvre d’une archéologie critique, comme celle qui dans Rimbaud le fils désenfouit le poète de la légende qui l’a invisibilisé ; l’adoption de la contre‑signature délibérément dérisoire de Pierrot (alias Gilles, le pitre, le clown), qui se manifeste d’une manière ou d’une autre dans nombre de ses récits ; et l’élaboration d’une perspective sociologisante, qui exhibe les règles de fonctionnement des champs littéraire et artistique, sans pour autant renier le caractère sacré de l’artiste et l’énigme inexplicable de l’œuvre d’art. Pour compenser le sentiment d’illégitimité multidimensionnelle qui est si lucidement thématisée dans Vies minuscules, l’écrivain réactivera tout au long de l’œuvre des emblèmes inactuels et des modèles intempestifs, tels que les pratiques aristocratiques de mécénat, l’écriture hagiographique ou encore l’imaginaire bien peu actuel de la grandeur absolue de l’œuvre d’art, qui permettent de réfléchir à la situation et au statut de l’artiste contemporain. La conclusion du premier chapitre souligne à très juste titre cette « portée réflexive, qui interroge nos gestes de lecteur et nos méthodes » (p. 72) des récits postérieurs à Vies minuscules : il semble toutefois que la suite de l’essai omette, à tort ou à raison, de creuser toutes les implications de cette dimension spéculaire.

5Là où le premier chapitre se concentre sur les différentes déclinaisons de l’après et de la postérité, le deuxième se place sous le signe de l’instant et de la rupture épiphanique, dont il explore en trois parties largement autonomes diverses facettes bien divergentes. À chaque fois, l’analyse s’engage à illustrer, à l’appui de différents récits, le basculement entre deux régimes d’ordre temporel, artistique et politique, qui à la fois se décrit et se réalise dans les textes.

6Dans un premier temps, l’instant est celui, fulgurant et fragmentaire, de l’esthétique moderne. Au fil des Vies minuscules se dresse une impressionnante bibliothèque de la modernité et des avant‑gardes, de Rimbaud à Tel Quel, avec une place importante réservée pour Gilles de Rais de Georges Bataille. En mettant en parallèle la pensée et l’esthétique de ce dernier avec celles de Michon, L. Demanze montre comment celui‑ci a reproduit la scénographie moderniste, sans pour autant y adhérer entièrement : tout en la célébrant, il s’en éloigne inéluctablement. Ainsi, le début littéraire de Michon revêt et annonce simultanément un basculement entre les régimes moderne et contemporain.

De la commande au kairos

7En passant ensuite du premier au dernier récit, le chapitre enchaine, de manière quelque peu abrupte, avec une étude de l’esthétique de l’occasion dans Les Onze, présentée comme une autre facette de la thématique englobante de l’instant et du moment. Conformément à la « portée réflexive » déjà soulignée, L. Demanze y met très pertinemment en relief l’effet de miroir opéré entre la place thématique de la commande, à l’intérieur des récits de Michon, et le rôle qu’ont joué la commande, ainsi que la pratique associée de la demande éditoriale, dans la création et la publication de ses textes.

8Dans le premier cas, au niveau textuel, Les Onze met éloquemment en scène la fluctuation dans les régimes de la commande artistique survenue à la fin du xviiie siècle : le mécénat aristocratique, également exposé dans Maîtres et serviteurs, se voit remplacé par la subvention républicaine, qui finira presque par fonctionnariser l’artiste. Dans le deuxième cas, au niveau contextuel, la commande s’avère être un moteur indispensable de la création, dans la mesure où elle met impérativement fin au temps long de la préparation documentaire et de l’accumulation de brouillons inachevés. Pour ce qui est des Onze, elle a justement permis de transformer en grand succès éditorial des bribes entamées dès 1992 et restées inachevées pendant près de deux décennies. Cet aspect de la commande comme moment opportun se cristallise dans la notion grecque du kairos, évoquée par le narrateur des Onze : « c’est‑à‑dire le moment, Monsieur, où la chance décroche de sa ceinture la petite bourse spéciale, celle qu’on n’attendait plus3 ». Cette conceptualisation antique du temps comme moment opportun, à l’opposition du chronos de la durée linéaire, ne reflète pas seulement le revirement que représente la commande du tableau pour le peintre François‑Élie Corentin. Elle peut aussi se lire comme une mise en abyme satirique de l’accord éditorial qui a contraint l’écrivain à finalement publier ce récit longtemps resté en chantier4. De surcroît, elle s’applique aux opportunités d’écriture et de publication offertes par les résidences d’écriture, dont Mythologies d’hiver et Trois abbés sont le fruit.

9À cela s’ajoute aussi la dimension de ruse et de détournement des règles associée au kairos, notamment dans la tradition rhétorique antique. Les commentaires de Jean‑Pierre Vernant et Marcel Détienne qui ont familiarisé le concept dans le domaine français — et qui constituent par ailleurs l’unique source de référence de L. Demanze — le présentent comme une forme d’intelligence pratique, qui permet en toute circonstance au parti plus faible de manipuler un pouvoir supérieur en tirant bien parti des opportunités qui se présentent. Dans toutes les situations de commande mises en scène par Michon, on observe en effet que la soumission aux détenteurs du pouvoir économique ou politique se transforme par contrecoup en une forme de domination symbolique pour l’artiste. Au sein des Onze, cette dimension du kairos se manifeste dans le triomphe de Corentin, qui consiste moins en la suprême consécration institutionnelle qui voit sa peinture intrônée dans la place d’honneur du Louvre, qu’en la façon dont il a su déshistoriciser un tableau censé représenter l’Histoire « en personne ».

10Mais L. Demanze ne prolonge guère cet engrenage réflexif du kairos de la commande, afin de circonscrire la domination symbolique qu’exercerait Pierre Michon lui‑même en tant que receveur de commandes. On peut en outre regretter que l’analyse du kairos comme « temps artistique » ne prenne pas en compte le rôle que celui‑ci joue non seulement en amont, mais aussi en aval de l’œuvre d’art : car le moment décisif qu’est la commande engendre une peinture qui fonctionnera par la suite comme un « joker, à jouer dans un moment crucial5 ». En fonction de la conjoncture politique à venir, avec ou sans le parti robespierrot, le portrait des Onze véhicule en effet deux sens contradictoires possibles. Au kairos de la commande s’ajoute donc le kairos de l’interprétation, plutôt escamoté dans le commentaire.

De la Terreur à la Maintenance

11L’essai de L. Demanze n’est d’ailleurs pas dépourvu de légères contradictions, qui résultent d’une part de la tension constitutive du projet michonien, entre désir d’intégration et pulsion destructrice, et d’autre part peut‑être aussi de ce que l’on pourrait désigner comme l’origine kairotique6 de cette monographie elle‑même. Car il est possible de déplacer d’un cran la réflexivité en appréhendant la démarche critique développée dans ce deuxième chapitre comme un modèle emblématique du kairos à l’œuvre, dans sa façon de réunir trois études antérieures somme toute assez disparates par le fil conducteur de l’instant significatif, tel qu’il se décline sur les plans esthétique (dans le régime de la modernité), éditorial (dans la commande) et, pour ce qui est de la troisième partie, politique (dans la matrice révolutionnaire).

12Ainsi, l’interrogation sur l’appartenance de Michon aux régimes moderne et contemporain conclut catégoriquement que Michon est toujours resté fidèle à cette « Terreur » littéraire et politique qui caractérise la pensée moderne et les pratiques avant‑gardistes, fustigées par Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes. En revanche, la troisième partie de ce chapitre sur l’instant, consacrée à la politique de la littérature michonienne, propose une conclusion plus mitigée. Continuellement tiraillé entre des rapports de force anciens, verticaux, et le nivellement horizontal de l’ère démocratique, Michon construit sa politique de la littérature sur la création d’une communauté de lecteurs qui réconcilie les ressortissants des deux factions, grands illustres comme minuscules inconnus. Demanze identifie la métaphore de la « tablée », empruntée à un essai d’occasion sur la peinture du même nom de Manet, comme l’emblème d’une telle communauté réunie autour d’une langue commune, qui prend donc le contre‑pied du régime typiquement moderne de la fragmentation et de l’impossibilité du dire. Autrement dit, pour reprendre l’observation d’un autre commentateur perspicace de l’œuvre de Michon, il se rapproche, en termes paulhaniens, bien plus de la « Rhétorique » que de la « Terreur7 ».

13Quitte à faire des rapprochements un peu rapides, il faut se rappeler que le « Terroriste » des avant‑gardes, jamais réellement dupe du leurre qui sous‑tend son art, n’a, toujours selon Paulhan, d’autre option que de faire volte‑face et de se rallier à la Rhétorique. C’est le mouvement même de la « Maintenance8 », un concept qui permet de résumer certains enjeux aussi bien textuels qu’extratextuels de l’œuvre de Michon. Ainsi, l’histoire du tableau des Onze se lit comme un revirement exemplaire de la Terreur à la Maintenance, dans un sens presque littéral du terme : Corentin, sujet de « mille romans et biographies », ainsi que son chef d’œuvre exposé au Louvre, réduit à n’être qu’une expérience esthétique délesté de son poids politique, incarnent une Maintenance officielle et institutionnelle qui se double au niveau extratextuel du prix de l’Académie française que l’auteur a obtenu pour ce récit.

Kairos & « tempestivité »

14Ajouter la Maintenance au champ lexical de la temporalité mobilisé par L. Demanze permettrait aussi de relativiser quelque peu le caractère « intempestif » de l’œuvre de Pierre Michon. Pour commencer, cette notion même d’intempestivité, d’origine nietzschéenne et conceptuellement par ailleurs opposée à l’idée du kairos, s’avère être elle‑même bien paradoxalement « de saison ». Elle s’impose même comme marqueur distinctif d’une communauté — d’une tablée ? — de lecteurs et d’écrivains à l’écart, qui écrivent à contretemps de leur époque. On se souvient notamment comment Pascal Quignard, qui revendique une telle communauté lettrée de manière bien plus radicale, voire « terroriste », que Pierre Michon, oppose ainsi favorablement l’intempestivité à la « tempestivitas » décriée de l’« esprit du temps », toujours conspué. Il déride cette « contemporanéité excessive » en particulier dans sa diatribe — plutôt excessive elle aussi — contre le jugement critique, qu’il soit médiatique ou universitaire9.

15À cette « tempestivité » paradoxale de ceux qui se réclament ne pas être de leur époque s’ajoute aussi qu’il est difficile, avec le recul de bientôt quatre décennies depuis la première édition de Vies minuscules, de démêler la part de réelle intempestivité dans une œuvre qui semble au contraire être tombée entièrement « à pic », pour reprendre un autre concept quignardien10 proche de l’idée du kairos. Comme le récit lui‑même raconte, et comme la critique a toujours souligné, Vies minuscules est parfaitement tombé à pic pour délivrer la littérature de l’impasse textualiste, qui semblait conduire à un empêchement presque insurmontable de l’écriture, et pour ouvrir la porte à un retour au réel : nombreux sont celles et ceux qui ont exprimé leur dette à Pierre Michon, à cet égard. Les récits suivants ne sont pas arrivés moins à propos pour satisfaire les exigences d’une critique universitaire qui, délivrée du carcan du textualisme et de la théorie littéraire, a dû à son tour se créer de nouveaux repères.

16Les deux derniers chapitres de l’essai illustrent bien cet inéluctable conformisme kairotique de l’œuvre de Pierre Michon, en s’arrêtant sur des thématiques récurrentes dans la production littéraire de l’extrême contemporain. Qu’il s’agisse des tropismes de la préhistoire et de l’archaïque, de l’obsession archivale, de l’écriture de la province et de l’origine, ou encore de la fascination pour le topos de la revenance et de la spectralité, les récits de Michon sont toujours situés au sein d’une constellation de textes qui abordent la même matière. Si cet ancrage dans le contexte littéraire actuel enrichit certainement la valeur documentaire et historiographique de l’essai de L. Demanze, il va quelque peu à contre‑courant de la mission inactualisante qu’il s’est fait sienne. L’auteur a beau mettre en évidence le soubassement intempestif de l’œuvre, sa portée pour ainsi dire tempestive ou kairotique, au moins au sein du sous‑champ de la littérature contemporaine de production restreinte, est indéniable, et semble, au fur et à mesure que les effets de la consécration critique se cristallisent, l’emporter sur le penchant pour l’inactuel — qui est en soi, on l’a déjà dit, plus qu’actuel.

La parole savante : de la glose de Gilles aux pense‑bêtes du joker

17Voué aux enjeux (im)mémoriels, le troisième chapitre — lui aussi né du soudage d’occasion de trois publications préalables aux interrogations relativement divergentes — aborde la question de l’histoire et de la mémoire sous différents angles complémentaires. Il prête en outre une plus grande attention aux dimensions spatiales de l’œuvre, de l’espace fermé du musée jusqu’au territoire de la province.

18Pour commencer, L. Demanze s’y penche sur le rapport particulier de Michon à l’histoire, tel qu’il se manifeste dans l’engouement pour la documentation et dans la constitution d’un véritable savoir pictural. Il est clair que l’appel à l’érudition, qu’elle soit de nature picturale, historiographique ou anthropologique, véhicule toujours une valeur avant tout littéraire, plus ou moins délestée de sa fonction épistémologique primaire. Les Onze présente l’occasion d’étudier en détail ces enjeux du discours érudit, qui s’y trouve simultanément déployé et raillé : l’érudition qui entoure le tableau des Onze et la vie de Corentin est accompagnée et subvertie par deux autres régimes discursifs, à savoir la fabulation et l’hallucination. L’analyse que présente L. Demanze du monologue du narrateur‑bonimenteur, qui dénonce la fausseté de la parole savante exposée dans les « pense‑bêtes » et les notices explicatives du musée du Louvre, est certes pertinente et nuancée. Elle néglige cependant de signaler la forte « portée réflexive » de ce détournement de la parole savante. On l’a vu : la lecture dédoublée du dispositif de la commande, qui fonctionnerait comme une forme de kairos aux deux niveaux textuel et contextuel, est tout à fait convaincante. Pourquoi alors ne pas continuer sur la même lancée et proposer un rapport réflexif similaire entre le discours savant et pédagogique des « pense‑bêtes » passablement satirisés qui accompagnent le tableau exposé au Louvre, et les multiples entours critiques qui encadrent l’œuvre de Pierre Michon, et qui ont notamment pris un grand essor au tournant du siècle ?

19Sans doute parce qu’une telle démarche révèlerait trop ouvertement ce « paradoxe de la critique » que L. Demanze signale pourtant très lucidement dès la première page de l’introduction : le paradoxe selon lequel les « accompagnements amicaux » (p. 9) de la critique risquent d’atténuer la sauvagerie inhérente de l’œuvre. En même temps, l’essai s’étaie solidement sur le corpus critique qui est le fruit de ces accompagnements. Incontournable, voire à son tour déjà classique, cette littérature secondaire n’est pas sans rappeler la « Vulgate », le « moulin de l’interprétation » et les « gloses » critiques que dénonce le narrateur de Rimbaud le fils. Produites par une succession de « Gilles enfarinés », celles‑ci sont évidemment aussi apparentées aux « pense‑bêtes » ridiculisés dans Les Onze11. Dans les deux cas, Michon met en œuvre et subvertit en même temps un dispositif d’érudition (réelle ou imaginaire) qui sert surtout à réactiver, par contraste, la puissance d’étonnement que suscite l’œuvre d’art, et que la médiation critique accumulée risque d’occulter. De là aussi la prédilection de Michon pour les figures de « témoin incompétent », qu’il met en scène pour sonder le sens et l’effet immédiats de l’œuvre : L. Demanze y revient à plusieurs reprises, sans toutefois relever l’écart réflexif qui sépare ce regard naïf de celui l’expert qu’il est lui‑même. La démarche du critique, qui vise à rétablir la force d’interruption originale de l’œuvre, n’est finalement pas très éloignée de l’ambition de Michon, qui souhaite reconstruire l’étrangeté originale de la création littéraire ou artistique. Mais les contraintes académiques du premier l’empêchent a priori de relever un tel défi.

20En outre, il est évident, à la lumière de la « portée réflexive » déjà mise en avant, que la critique des gloses et des pense‑bêtes constitue une stratégie pour ainsi dire kairotique, développée au fur et à mesure que la reconnaissance universitaire de l’œuvre de Michon s’est consolidée. Rusée, elle permet de désamorcer d’avance une parole savante simultanément désirée et décriée. Elle se complète, dès Rimbaud le fils, par la figure de Gilles, qui réapparaît par la suite comme le clown ou le pitre, et s’avère être la posture de prédilection dans toutes les situations où Michon se voit confronté aux mécanismes de la consécration universitaire12, à la fois convoitée et, au moins en apparence, dévoyée.

21L’évocation déjà mentionnée du « joker » dans Les Onze n’en est peut‑être qu’un autre travestissement. Car le joker, d’une part, c’est aussi, pour prendre le mot anglais à la lettre, le blagueur, celui qui raille ce qu’il tient en même temps pour sacré. Qui, à l’image de Corentin bricolant des « fariboles » dans l’atelier de David, auxquelles font écho les commandes et sollicitations adressées à l’auteur contemporain, écrit « très sérieusement avec un grand fou rire intérieur13 ». D’autre part, le joker incarne bien sûr aussi, dans le jeu de cartes, l’élément qui ne dispose pas de valeur fixe, qui « prend la valeur que lui donne celui qui la reçoit14 ». De même que le sens futur de Robespierre n’est pas encore fixe au moment de la création du portrait de Corentin, Pierre Michon s’est approprié un statut ambigu de joker, où il apparaît, suivant les circonstances et le point de vue, soit comme vainqueur, soit par contre comme vaurien — dans le sens étymologique du mot — des lettres. Mais tout comme l’ambivalence de la figure de Robespierre est une machination délibérée de la part de quelques commissaires conspirateurs, le joker michonien ne correspond, contre toute apparence, pas à une forme de latitude interprétative laissée au lecteur. En revanche, il est l’atout de l’auteur qui, confronté à la difficulté de fonder des valeurs dans le régime autonome de la littérature, a converti cette difficulté même en catalyseur de son processus d’autolégitimation. En dépit des nombreuses pages vouées aux Onze, cette dimension du récit, à laquelle ressortit aussi la thématique de la commande, reste relativement peu explorée.

L’œuvre au noir

22Après la réflexion sur les apories du discours érudit, la suite du troisième chapitre continue à élucider les cheminements de Michon entre mémoire et histoire par un biais spatial. Après l’espace du musée et de ses régimes d’apprentissage contrastés, central dans Les Onze, vient le territoire de la province, qui constitue le sujet d’une « vulgate » critique extensive et dont l’auteur montre qu’il s’estompe progressivement au fil des œuvres pour devenir un espace de plus en plus littéraire, proche de la « tablée » communale précédemment citée. Si les remarques sur le rôle de la toponymie et du rapport entre le langage et les lieux sont tout à fait éclairantes, on peut juste regretter, à la lumière de la critique michonienne du discours savant et de sa méfiance de la « glose » et des « pense‑bêtes », le rapprochement peu fondé entre la province et le « non‑lieu », ce mot passe‑partout, bien « tempestif », souvent mobilisé pour commenter à tort et à travers15 des aspects d’un tournant spatial qui est indéniablement dans l’air du temps. Mais il ne s’agit évidemment que d’un détail, vite oublié à la lecture de la dernière partie, qui offre une lecture très détaillée de La Grande Beune. Celle‑ci permet à l’auteur de renouer l’écriture de la province aux topoi fondamentaux de la peinture rupestre et de l’animalité, qui surgissent aussi dans Les Onze comme interrogation oblique sur la force sauvage de la littérature.

23Cette dernière se trouve au centre du quatrième et dernier chapitre, qui s’appuie sur les métaphores de la revenance et de la spectralité afin d’identifier et de relier les différents anachronismes qui travaillent l’œuvre, de l’extérieur comme de l’intérieur. Une relecture des récits à la lumière sombre de l’imaginaire alchimique révèle la persistance du fonds noir et mélancolique de l’œuvre de Pierre Michon, véritable basse continue de cet essai. Si les mystères de la transmutation alchimique traduisent d’une autre manière encore l’écart toujours fondamental entre la détermination sociohistorique de l’œuvre d’art et l’énigme de sa genèse inexplicable, ils figurent aussi le pouvoir de l’écrivain qui, dans le sillage romantique de Michelet, vise à faire ressurgir des voix d’outre‑tombe. Ils reflètent de surcroît la transformation linguistique ambivalente de la boue des minuscules à l’or de la langue littéraire, doublement fantomatique. D’une part, elle est inactuelle à une époque où la littérature subit moins une dévalorisation qu’un changement de paradigme et une extension radicale de son domaine16. La « tempestivité » de Michon, tellement au diapason des préoccupations et des tendances d’une partie de la critique universitaire, ferait presque oublier cette intempestivité sous‑jacente, effectivement indéniable. D’autre part, la langue littéraire de Michon est nourrie de bribes, de citations couvertes, de références érudites, de clins d’œil intertextuels : cette écriture de seconde main permet de rapprocher l’écrivain de la figure du scribe, et d’élargir ainsi la palette des multiples postures inactuelles de l’écrivain et du lettré développées et juxtaposées tout au long de l’œuvre.

Le texte comme écran & écrin

24Ce foisonnement intertextuel, cette bibliothèque spectrale intériorisée constituent bien entendu l’équivalent linguistique de la pinacothèque enchâssée dans le texte. Dans les deux cas, L. Demanze mobilise la même image frappante, répétée au début comme à la fin de l’essai : la langue déployée dans Vies minuscules, riche d’un substrat littéraire et pictural, sert à la fois d’écran et d’écrin (p. 25, 49, 234), qui occulte autant les minuscules qu’elle les fait ressortir, voire les rend précieux. L’image est d’autant plus remarquable qu’elle s’applique aussi, toute proportion gardée, à l’ouvrage qui l’a lancée, et dont elle permet de résumer, en guise de conclusion, les traits les plus saillants.

25L’Envers de l’histoire se présente en effet d’une part comme un écran révélateur, sur lequel se projette une vaste connaissance lucide de l’œuvre et de sa place dans le champ littéraire actuel. Un écran qui capte et reflète admirablement le kairos critique du moment, tout à fait « tempestif » par exemple dans son insistance sur l’intempestivité ; mais qui, nécessairement couvert des conventions du commentaire universitaire, masque aussi, involontairement, une dimension de l’œuvre, quitte à ne pas dévoiler entièrement l’« envers de l’histoire » annoncé dans le titre. Écran donc, tout autant qu’écrin : écrin sacralisant malgré soi, qui sertit l’œuvre et son auteur non seulement dans les gloses de la Maintenance critique, mais davantage encore dans les paroles de Pierrot en personne. Au fil des quatre chapitres, les renvois aux entretiens publiés dans Le Roi vient quand il veut sont effectivement très nombreux. Du point de vue quantitatif, il s’avère même qu’ils représentent plus que le double des références à Vies minuscules ou aux Onze, pour ne citer que les récits les plus sollicités et commentés dans l’essai. Il s’agit bien entendu d’une pratique courante : les auteurs de la Vulgate michonienne s’appuient en règle générale abondamment sur les déclarations de l’auteur, souvent mises en avant comme « la meilleure critique de ses livres17 », l’écrivain étant aperçu comme « le meilleur analyste de sa propre écriture18 ». Aussi le statut de Michon comme « écrivain classique contemporain », celui même que L’Envers de l’histoire souhaite relativiser, se trouve‑t‑il indéniablement renforcé par la publication du recueil d’entretiens19.

26Pourtant, la préface au recueil d’entretiens déploie un avertissement typiquement auto‑dépréciatif, qui montre l’auteur en petit frère dérisoire du grand doyen des lettres françaises Victor Hugo. La pratique contemporaine de l’interview d’auteur est bien plus ridicule et futile que le poète interrogeant des meubles pour communiquer avec les morts : « Ceux que nous interviewons ne nous apprendront rien20. » Ailleurs aussi, l’auteur n’a pas omis de souligner que « toute interview est une imposture », « une redondance plate, stéréotypée21 ». Dans une lettre à Olivier Bessard‑Banquy, Michon a précisé qu’il est indispensable de jouer le jeu des médias, par politique, « mais [de] le jouer masqué, [d’]endosser la peau du personnage qui a l’air d’être l’auteur de vos propres textes — mais qui ne l’est pas tout à fait. Être en représentation22. » À cela fait aussi écho une remarque personnelle de Pierre Bergounioux, qui préfère ne pas « fai[re] la part trop belle à ce que l’intéressé dit de ce qu’il a écrit23 ». L. Demanze en a évidemment conscience, qui précise qu’« au fil des entretiens, dans les films qui lui sont consacrés ou les études auxquelles il se montre sensible, il s’agit de constituer une légende de soi, une auto‑légende » (p. 66). Il ne s’appuie pour autant pas moins sur ce que l’on peut désigner comme la « frime michonienne24 », qui efface par définition une partie de la dimension « inactualisante » de l’œuvre, et gagnerait sans doute à être passée au tamis d’une analyse discursive et posturale.

27Sinon, l’on risque de devoir prendre pour argent comptant tel passage du Roi vient quand il veut, où Pierre Michon définit le « classique » comme celui qui a durablement subi l’influence des avant‑gardes des années soixante, et le « sauvage », par contre, comme celui qui, écrivant sans passé, sans mémoire, ressortirait à la confrérie des écrivains « minimalistes » de Minuit et de POL25. Dans cette optique, qui prend à première vue le contre‑pied des prémisses de L. Demanze, le sous‑courant noir, violent, disruptif, « terroriste » dans le sens avant‑gardiste du terme, serait donc, bien canalisé, le critère distinctif même du classique contemporain.

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28Or, cela correspond paradoxalement en grandes lignes à ce que l’on retient de la lecture de ce stimulant essai, dont l’avènement pour ainsi dire kairotique suffit en lui‑même pour confirmer à la fois l’indéniable actualité et le statut de classique contemporain de Pierre Michon. En fin de compte, il faut sans doute aussi reconnaître que Laurent Demanze a bien fait de seulement effleurer la « portée réflexive » de l’œuvre pour ceux et celles qui lisent, étudient, commentent, jugent les textes littéraires, sans en démêler toutes les implications, sans soulever l’écran ou démanteler l’écrin : c’est‑à‑dire, sans se faire entrainer dans ce qu’un autre commentateur a appelé la « ronde des saltimbanques26 », où le joker Pierrot a toujours le dernier mot.