Keats poète & épistolier : les « deux visages » de la rencontre
1Malgré la richesse des études consacrées à John Keats, son œuvre demeure un champ ouvert pour la recherche littéraire : aucune étude récente1 n’avait mis en regard l’œuvre poétique et épistolaire du plus jeune des romantiques anglais. C’est désormais chose faite avec Keats et la rencontre : poèmes et lettres, ouvrage issu d’une thèse de doctorat soutenue par Oriane Monthéard en 2007. La chercheuse y éclaire l’œuvre keatsienne d’une lumière nouvelle : en croisant de part en part les lettres et les poèmes, elle s’attelle à définir les contours d’une écriture « à deux visages », dont l’orientation fondamentale serait à trouver dans ce qu’elle nomme la « rencontre » — vision du monde, mode de relation et pratique d’écriture fondés sur la projection du sujet hors de lui‑même, à la rencontre du monde et de l’autre. Pour ce faire, elle chemine dans un vaste corpus, pour partie inexploré, composé de l’ensemble des poèmes et des lettres de l’écrivain ; ensemble hétérogène, mais aussi contradictoire, car l’itinéraire emprunté par John Keats fut par endroits irrégulier : il s’agit d’accepter les tensions qui traversent l’œuvre et résistent à l’image lisse d’un génie incréé. En déployant les pans méconnus d’une œuvre aux multiples facettes, Oriane Monthéard porte ainsi le regard au‑delà d’une anthologie restreinte de textes2, qui polarisent encore aujourd’hui l’essentiel de l’attention critique, pour montrer le cheminement poétique et épistolaire d’un sujet en quête de rencontre.
2La chercheuse part d’un constat : « lire et comprendre Keats ne peut se faire qu’en mettant en regard l’œuvre et la correspondance » (p. 17). À l’heure où l’épistolaire est remis au goût du jour, les interfaces entre œuvre et correspondance sont de plus en plus explorées. Il ne s’agit pas, comme l’a longtemps fait la critique keatsienne3, d’attribuer à la lettre un statut marginal, en restreignant son intérêt au document biographique ou au laboratoire de l’écriture ; sans aller jusqu’à lui accorder le rang d’œuvre, O. Monthéard décide d’y voir « un lieu de création » à la « littérarité fluctuante et hétérogène » pour en faire un territoire d’exploration à part entière. Sa perspective est résolument comparatiste : c’est par un jeu incessant de miroirs entre poèmes et lettres qu’elle problématise la notion de « rencontre » pour saisir la spécificité de l’être‑au‑monde keatsien. Comme le rappelle l’autrice pour introduire son propos, ce « poète caméléon » a lui‑même théorisé la nécessité d’une negative capability pour accroître sa réceptivité au monde et ainsi se réaliser dans la relation à un dehors qui l’altère. Il s’agit donc de cerner les contours d’une pensée ontologique : dans les lettres comme dans les poèmes, la rencontre — qui tend par endroits vers la métamorphose — s’impose alors comme la relation idéale à l’autre, que celui‑ci prenne les traits de l’allocutaire du poème, du destinataire de la lettre, du public de lecteurs ou encore du sujet féminin.
3Au fil des quatre chapitres qui composent le livre, O. Monthéard examine les formes que prennent les « phénomènes de la rencontre ». Elle en adopte une conception étendue et joue sur les perspectives pour en déployer les dimensions : si au cœur de l’étude résident les dynamiques intersubjectives — de l’épistolier à son destinataire, du locuteur poétique à son allocutaire, de l’auteur à son public, ou d’un sujet masculin à une altérité féminine — la rencontre est aussi envisagée au prisme des dynamiques génériques, qui ouvrent des passages menant de la lettre au poème et du poème à la lettre, pour finir par rendre incertaine toute frontière entre les genres. Chaque partie navigue entre correspondance et poésie, chacune prenant tour à tour la place de comparant et de comparé ; l’autrice éclaire leurs points de convergence mais souligne également leurs écarts afin d’appréhender « les moments où lettres et poèmes entrent en conversation, les instants où leurs voix se chevauchent et se confondent, ainsi que ceux où elle se séparent » (p. 27). Écriture épistolaire et écriture poétique sont ainsi analysées à travers les ressources qui leur sont propres, pour préciser, au fil des micro‑lectures, les différents avatars de la rencontre keatsienne.
4Une première partie analyse la structure énonciative de l’adresse, qui relie un « je » à un « tu » : l’écriture prend forme dans un élan vers l’autre. O. Monthéard montre comment l’adresse, inhérente à l’écriture épistolaire, se déploie également dans la poésie de Keats pour transcender les formes et les tonalités, s’adaptant aussi bien à la solennité des hymnes et des odes qu’à la légèreté des premiers sonnets, et multipliant les interlocuteurs : tout en reconnaissant l’influence certaine d’une tradition poétique, elle lit dans cette parenté énonciative un « point de convergence majeur entre poèmes et lettres » (p. 35). Car l’adresse chez Keats n’est pas un simple artifice rhétorique : l’écriture épistolaire, loin de faire de l’interlocuteur un « autre utile4 » qui permettrait l’épanchement égotiste de l’épistolier, manifeste au contraire un vif souci du destinataire qu’il s’agit d’amuser ; imprégnée en partie par ce modèle, l’adresse lyrique révélerait « le désir de dialogue » (p. 26) qui anime l’écrivain et son aspiration à convertir l’absence réelle en présence imaginée.
5Ensuite, l’étude interroge la rencontre de Keats avec ses lecteurs. O. Monthéard montre combien celle‑ci se révèle ambivalente : si l’épistolier s’adresse à un destinataire connu et choisi, le poète a affaire à un public anonyme qui ne le reconnaîtra pas de son vivant. L’autrice tient compte de cette différence fondamentale pour en montrer les implications en termes d’effets rhétoriques. L’épistolier s’efforce, par des stratégies d’écriture, de faire oublier la fragmentation temporelle inhérente à toute correspondance : il se met en scène à travers des masques5 pour distraire son destinataire et emplir la page de sa présence. Quant au poète, tiraillé entre le désir de reconnaissance et la crainte du jugement public, sa relation problématique à son lectorat le mène à adopter des stratégies contradictoires : entre silences et tentatives d’approche, Keats hésite. Pour montrer les atermoiements du poète, l’autrice met l’accent sur les « points stratégiques » (Biasi) du texte que sont les ouvertures et les épilogues, les avant‑textes et les paratextes où se donne à entendre une voix auctoriale ; le moment critique qu’est l’approche de la mort est également analysé par ce prisme, pour montrer l’ambiguïté des adieux mis en scène par Keats — à ses correspondants comme à ses lecteurs.
6O. Monthéard explore dans un troisième temps les difficiles rencontres entre masculin et féminin. Si Keats est aujourd’hui encore perçu comme le représentant d’une masculinité originale, voire subversive — car il a revendiqué une identité passive et malléable et dénoncé ce qu’il nommait l’egotistical sublime —, le féminin n’en est pas moins posé comme une altérité problématique. Par l’analyse des images et des schèmes qui infusent la rhétorique amoureuse lyrique et épistolaire, O. Monthéard interroge les rapports troubles entre masculin et féminin, qui dans les poèmes comme dans les lettres oscillent entre mise à distance et désir de fusion. La difficulté à saisir l’autre féminin, « présence étrangère » (p. 184), se manifeste à travers deux mouvements contradictoires, mis en évidence par l’autrice : le brouillement des frontières entre les genres sexuels d’une part, la fixation d’une identité féminine fantasmée d’autre part.
7Enfin, une dernière partie intitulée « La poésie et ses autres » examine les « rencontres » génériques entre le poème et la lettre. Par l’analyse des écrits fragmentaires, des esquisses et des marges du corpus canonique, O. Monthéard retrace un itinéraire poétique défini comme une suite d’explorations et parfois d’échecs — donnant ainsi de Keats une image complexe et changeante, bien loin du cliché d’un génie incréé. L’écriture, dont le mouvement est le principe, trouble les frontières génériques et creuse des chemins de traverse du poème à la lettre, de la lettre au poème : la recherche de l’autre se joue également sur le terrain de l’expérimentation formelle. Ces textes hybrides, au croisement de la poésie et de la correspondance, révèlent selon l’autrice la cohérence d’une poétique qui s’acharne à franchir les frontières et s’ancrer dans l’irrésolution : ce qui meut l’écriture keatsienne serait cette « force motrice qui entraîne la pensée par‑delà les frontières préétablies » (p. 331).
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8Cet ouvrage, abordable même pour les non‑initiés, se fonde sur une connaissance étendue de l’œuvre de Keats pour réinterpréter celle‑ci à la lumière des interactions nombreuses entre lettres et poèmes. Se penchant à la fois sur les textes et leurs seuils, multipliant les points de vue d’analyse, Oriane Monthéart donne à voir le « double visage » d’un poète dont le principe serait finalement de se jouer des limites pour franchir les séparations entre les êtres et les genres : c’est dans la labilité d’une écriture et d’un sujet toujours au bord de la dissolution que se loge la recherche de la rencontre.