Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Avril 2022 (volume 23, numéro 4)
titre article
Pascal Lécroart

Raconter Claudel

Telling Claudel
Claude Pérez, Paul Claudel, « Je suis le contradictoire ». Biographie, Paris : Éditions du Cerf, 2021, 570 p., EAN 9782204142137.

1Depuis 1988 et la biographie de Gérald Antoine, Paul Claudel ou l’enfer du génie, publiée chez Robert Laffont, force est de reconnaître que la vie de Claudel n’a pas fait l’objet d’ouvrage particulièrement marquant. Certes il y eut, en 2003, la publication du Claudel de Marie‑Anne Lescourret — ambitieuse étude de plus de 500 pages parue chez Flammarion, dans la collection des « Grandes biographies ». Cependant, le travail d’enquête attendu s’y révélait insuffisant. Tout en permettant d’expliciter et de vulgariser la stature intellectuelle de Claudel dans son siècle, l’approche décevait par la présence de diverses approximations ou d’erreurs factuelles. Le travail de G. Antoine a ainsi continué à s’imposer comme l’ouvrage biographique de référence, comme en témoigne sa réédition en 2004. Il avait le mérite, après le travail beaucoup plus synthétique de Marie‑Josèphe Guers, paru à la fin de 1987 chez Actes Sud, de combler enfin les lacunes concernant la relation amoureuse de Claudel avec Rosalie Vetch. Son travail d’enquête avait su dépouiller les archives du Ministère des affaires étrangères, utiliser telle publication méconnue — la correspondance avec Agnes Meyer et son Note-Book —, exploiter les rencontres avec Marie Rolland et ses lettres de Claudel, toujours inédites. Mais les bénéfices de la recherche restaient tributaires d’une perspective parfois grandiloquente et brouillonne, de la construction d’un grand récit épique et occasionnellement grotesque, pour peindre une vie sous « le sceau de la passion et du drame, avec Dieu, avec la Femme, avec la création en son entier », comme l’exalte la quatrième de couverture. « Fasciné par la puissance de création d'un homme dont les tourments accroissent encore la grandeur », G. Antoine empruntait des sonneries d’orgues bien rutilantes, avec des partis pris gênants. Bref, après plus de trente ans, une nouvelle approche s’imposait.

Positionnement critique

2Si G. Antoine, universitaire et linguiste reconnu, empruntait une fonction de biographe qu’il n’avait jamais pratiquée, là où M.‑A. Lescourret s’emparait de Claudel en professionnelle de la fonction, après avoir écrit des biographies de Rubens, Lévinas et Goethe — avant Bourdieu —, Claude Pérez a son positionnement propre. Universitaire, il a soutenu en 1993 une thèse consacrée à Connaissance de l’Est de Claudel (Le Défini et l’Inépuisable), avant de consacrer l’inédit de son habilitation à l’ensemble de la poétique claudélienne sous le titre Le Visible et l’Invisible, cinq ans plus tard. Il s’agit donc d’un « spécialiste » de Claudel, même si son champ de recherche est plus large et l’a amené à travailler étroitement sur Paulhan, Caillois ou Éluard. Dans Les Infortunes de l'imagination, paru en 2010 aux Presses Universitaires de Vincennes, il est notamment question de Baudelaire, Flaubert, Rimbaud, Schwob, Claudel, Breton, Michaux et Beckett. À ces études proprement universitaires, signées Claude‑Pierre Pérez, s’ajoutent les ouvrages de Claude Pérez, tenant davantage de l’essai, de l’autobiographie et de la fiction : Petite suite turque (Fata Morgana, 2000), Amie la sorcière (Verdier, 2001), Conservateur des Dangalys (Verdier, 2004). C’est sous ce nom qu’il avait également fait paraître, en 2007, chez Fata Morgana, L’Ombre double. Cet essai audacieux tentait de saisir, à travers le personnage fantasmagorique inventé dans Le Soulier de satin, le couple formé par la sœur et le frère, Camille et Paul, contre les récits déjà écrits, les histoires trop belles et trop laides, toujours arrangées et inventées, même quand elles disent ou laissent à penser le contraire :

Pas mon propos cette fois de commenter vos livres, pas mon propos de faire un livre une fois encore avec vos livres, pas mon intention d’ajouter une paraphrase ou exégèse de vos drames ou de vos poèmes à celles qui existent déjà par douzaines. Pas mon intention — et pas mon intention non plus d’écrire une biographie, la vôtre ou celle de votre sœur, trop continu, les biographies, trop compact, trop sûr, trop plein, ce sont des pavés, on dit bien, huit cents pages, mille pages sans un trou depuis les ancêtres marchands de bois ou écaillons jusqu’à l’agonie et aux lendemains d’agonie, mausolée d’actes morts et d’événements momifiés, pas une ombre, pas un silence, la dépouille de Pierre ou Paul ou Camille allongée sur le marbre froid. Et aucun risque qu’ils échappent1.

3L’ouvrage dédouble systématiquement les douze chapitres : en romains d’abord, l’objet d’étude, le frère et la sœur, déconstruits dans leurs légendes — les leurs et celles qu’ils ont suscitées — et reconstruits à partir des données tangibles, tout en manifestant l’artifice de l’exercice à partir d’une interpellation directe de Paul. En italiques ensuite, la part proprement subjective et intime de l’enquêteur, l’objet n’ayant de sens que dans la manifestation de celui qui l’a constitué. L’ombre double du frère et de la sœur, et la source, lumineuse, qui lui a donné forme et existence.

« trop continu, les biographies, trop compact, trop sûr, trop plein »

4En signant sa biographie « Claude Pérez », l’auteur se serait‑il, à un peu plus de dix ans d’intervalle, déjugé ? Disons plutôt qu’il assume cette tâche précédemment récusée — comme en témoigne le mot « Biographie » affiché sur la couverture — mais de manière critique. Après tout, « la relation biographique contemporaine se construit […] sur une tension fondamentale entre “désir biographique” et assimilation intellectuellement maîtrisée des impasses liées à sa pratique », comme l’écrit Martine Boyer‑Weinmann, spécialiste de ce genre2. De fait, le travail de Cl. Pérez est bien, non une « biographie blanche », mais une « biographie à projet », incluant une « réflexion critique sur la nature même de la démarche biographique3 ». L’ouvrage comprend ainsi une entrée en matière « Pourquoi lui ? », justifiant son objet et sa démarche :

Une biographie, comme n’importe quel récit historique, a toujours besoin d’être refaite parce qu’un biographe ne se contente pas de raconter ce qui s’est passé, il fait aussi le point, qu’il le veuille ou non, sur les rapports de deux époques : celle dont il parle, et celle d’où il parle, son présent et un passé. (p. 12)

5Surtout, Cl. Pérez insiste sur les lacunes documentaires le concernant, obligeant à se méfier des récits que Claudel lui‑même a pu faire : s’il n’est « pas commode de se soustraire à l’autorité de ce modèle particulièrement puissant et particulièrement autorisé », « on peut essayer » (p. 19). Face au « Gorille Catholique4 », face à celui pour qui « tout ce qui existe est symbole — tout ce qui arrive est parabole5 », l’approche voudra à l’inverse — comme le manifeste d’emblée le sous‑titre — « faire droit au multiple, au contradictoire, à l’inattendu, à l’improbable, au désordre » pour « le rendre à sa multiplicité contradictoire, heurtée, paradoxale, imprévisible, énigmatique » (p. 28) : la vie, donc, contre le récit. Dans cette approche, Cl. Pérez rappelle celle d’Henri Guillemin qui, dans Le « Converti » Paul Claudel, avait commis, aux yeux des proches de Claudel encore en vie — on était en 1968, treize ans seulement après sa mort — mais aussi de beaucoup de claudéliens, un crime de lèse‑majesté en remettant en question l’exactitude factuelle du récit fondateur de Claudel sur sa « Conversion » : finalement, elle n’était qu’un simple retour à la pratique catholique abandonnée seulement quelques années plus tôt. G. Antoine, de son côté, avait clairement manifesté chez Claudel, l’homo duplex, pétri de contradictions et d’éléments mal assortis, mais leur lutte finissait par dessiner une sorte de héros romantique sublime derrière le grotesque.

6À l’inverse, Claude Pérez ramène son sujet à sa taille humaine : le grand malheur d’avoir vécu dans le Paris désespéré par le positivisme est d’abord, psychologiquement, un (simple) « long épisode dépressif » de près de dix ans (p. 21) dont le retour à la pratique religieuse, à la Noël 1890, le sort. Ce retour à la foi de son enfance, cela peut être aussi une manière d’affirmer sa singularité de provincial complexé qui a toujours eu l’impression de ne pas avoir sa place dans la société parisienne, quand bien même il réussissait les épreuves — scolaires et universitaires — attendues. Le grand auteur catholique bourgeois, condescendant et satisfait, que l’on se plait à caricaturer, est incompatible avec cette image de lui comme un « vieux lapin épouvanté » (lettre à Agnes Meyer citée p. 23) tandis qu’un nihilisme certain — « À quoi bon ? » (cité id.) — est toujours près de l’emporter : « Sans doute il y a en lui quelque chose de la constitution paranoïaque de Camille » (p. 24), ce qui expliquerait à quel point le sort de cette dernière le tétanisait et l’effrayait, miroir d’une déchéance professionnelle et psychologique à côté de laquelle il est passé bien près autour de 1904‑1905.

7Face à la tentation du grand récit symbolique qui a tendance à l’emporter lorsque Claudel parle de lui en composant de trop beaux récits, face à tel « scénario canonique » (p. 87), face à ce « on » de la rumeur commune qui a préféré fabriquer une image toute faite et caricaturale de l’écrivain (voir p. 305 ou 383), il s’agit donc bien de déconstruire les représentations, sans pour autant prétendre « le décrire “tel qu’il était en réalité” » (p. 26). Simplement, à partir des multiples traces qu’il a laissées et que d’autres ont laissées de lui, dans son étrangeté, pour nous, d’homme d’un autre temps, montrer qu’il appartient bien à notre humanité et que sa parole d’autrefois prend sens et donne sens dans le monde d’aujourd’hui car « Claudel est simultanément ou alternativement très actuel et très inactuel » (p. 27‑28).

Une vie

8« Biographie », donc, et non pas « étude », comme l’était le livre de Guillemin mentionné, ou « essai » à la manière de L’Ombre double. Autrement dit, il s’agit de jouer consciemment le jeu du genre, à commencer par un ouvrage structuré en 18 sections, suivant strictement l’ordre chronologique. C’est bien cette vie de Claudel qui est proposée, mais vie d’abord factuelle donnant sa pleine mesure à ses activités diplomatiques. On est admiratif du travail d’enquête opéré par le biographe. Il permet de mettre en valeur des points restés dans l’ombre, inexploités ou cantonnés à des études trop spécialisées. Les archives du Ministère des affaires étrangères, les correspondances encore inédites, les textes en prose ou, de manière peut‑être moins attendue, les commentaires exégétiques, riches de perspectives portant sur l’actualité, ont été exploités au mieux. La documentation rassemblée, précisément référencée dans des notes rassemblées en fin de volume, est présentée dans de courtes sections, clairement agencées. Les phrases sont toujours nettes, courtes, parfois tranchantes. Le lecteur est guidé avec acuité par un auteur dont la présence est constamment sous‑jacente, sans être démonstrative : si le « je » n’est que ponctuel, le « narrateur » n’hésite pas à juxtaposer et confronter les témoignages, à poser des interrogations, évitant ainsi de — trop — lisser son récit. Reconstituant, après Gérald Antoine et Thérèse Mourlevat, la relation passionnée avec Rosalie Vetch, il donne là encore la première place aux données factuelles, reprenant l’enquête à partir des pièces d’archives consultées pour renouveler l’interprétation. « Consentement à l’ordre, a‑t‑on dit du Claudel de 1906 : il serait devenu un homme rangé. Vraiment ? / Dans la rivière qui va vers l’est, le poisson de l’ouest est bien vivant » (p. 239). Pas besoin, donc, de grands discours démonstratifs. Si le lecteur est assurément orienté, le travail habilement réalisé lui laisse l’occasion de réfléchir et de respirer par lui‑même.

9Aucun des points sombres concernant la vie de Claudel n’est laissé de côté. Cl. Pérez revient naturellement sur la caricaturale image d’un fervent vichyste devenu gaulliste convaincu. L’adhésion, opportuniste, au Maréchal a été soudaine et n’a pas duré. L’esprit de lutte constant contre le communisme et le nazisme ne fait aucun doute, de même que son indignation active contre toutes les persécutions subies par la population juive, notamment lors des premières rafles de 1941 ; ce sera « l’un des premiers écrivains français à avoir pris, dès le lendemain de la guerre, la mesure de cet événement inouï qu’il appelle holocauste » (p. 467) là où, dans le même temps, Sartre, en traitant de « la question juive », reste silencieux sur Auschwitz. Sans passer sous silence, en amont, l’engagement en faveur de Franco ou, en aval, la défense de ses intérêts dans sa défense de l’entreprise Gnome‑et‑Rhône, nationalisée à la Libération pour avoir fourni du matériel aux Allemands, Cl. Pérez sait toujours reconstituer précisément le cadre de l’époque, apporter des pièces nouvelles au débat, faisant œuvre de pédagogie. Si le livre est dépourvu du traditionnel cahier de photographies en papier glacé, il reproduit régulièrement, dans le corps de la page, des documents divers, parfois rares, au‑delà des seules photographies attendues.

***

10« On ne connaît pas Claudel », affirme de manière aguicheuse la quatrième de couverture. Disons surtout que cette nouvelle biographie permet de connaître Claudel autrement. Même si le corps du texte donne sa place à des citations pertinentes de son œuvre, le poète, le dramaturge, le penseur passent presque au second plan : il ne s’agit pas d’un ouvrage d’introduction à l’œuvre de Claudel ; en ce domaine, Claude‑Pierre Pérez avait déjà fait le travail6. Ce qui ressort d’abord de ce livre, c’est la figure d’un diplomate beaucoup plus engagé dans son temps qu’on ne le pensait. Chacun de ses postes donne lieu à des analyses précises, où l’histoire et la géographie rencontrent l’économie et le politique. L’expert en propagande pendant la Première Guerre mondiale voisine avec des activités touchant à l’espionnage à Copenhague au début des années 1920. Plus tard, avec sa retraite, il peut intervenir plus librement dans le champ public. Cl. Pérez valorise les échanges de Claudel avec Roosevelt qui, esquissés en 1933, se sont prolongés jusqu’en 1941. Après la guerre, il joue temporairement un rôle officiel au sein du mouvement gaulliste, mais, partisan de l’Europe et d’une solidarité complète avec les États‑Unis, il finit par rompre.

11Autre trait saillant : la solitude fondamentale de Claudel. Solitude du jeune homme vivant « à contre‑courant » dans un « isolement rétracté » (p. 117), mais aussi solitude à partir des années 1930 d’un homme pourtant arrivé au faîte de sa carrière littéraire et diplomatique. Cl. Pérez reconstitue les réseaux d’amitiés tissés autour de lui, toujours rares et surtout fluctuants. Après la mort de Jammes — avec qui les relations se sont malgré tout distendues depuis plusieurs années —, Claudel a‑t‑il vraiment conservé un authentique ami ? À l’inverse, il semble prendre un malin plaisir à se fâcher avec tous ceux qui étaient prêts à se dévouer entièrement à lui — y compris Paul Petit. Il est paradoxal — et émouvant — de le voir si proche de Françoise de Marcilly, jeune femme handicapée à qui le lie une relation d’une rare authenticité au‑delà de la simple charité. Quant aux relations familiales, rien n’est tu des multiples problèmes créés par la gestion de la double famille et d’une vie de couple pour le moins compliquée.

12Au‑delà du génie littéraire, de la force d’une conception totale de l’univers forgée à la lumière de son catholicisme mais aussi de ses fonctions de consul et de diplomate en contact direct avec les affaires matérielles de ce monde, c’est la simple humanité de Claudel qui se trouve manifestée.