Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
titre article
Christine Montalbetti

Voyage en Genettie : Bardadrac, ou la taxinomie au cœur du désordre

Gérard Genette, Bardadrac, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2006, 456 p., EAN 9782020874632.

1Ici ou là, l’œuvre théorique de Gérard Genette avait déjà cédé à la tentation du détail autobiographique. Nouveau discours du récit nous révélait les conditions météorologiques qui avaient entouré la rédaction de Figures III et l’incidence des congères sur le choix du corpus ; ailleurs, on apprenait qu’une pensée était venue au poéticien comme il descendait un escalier ; on avait aperçu, au détour d’une page, un galet sur sa cheminée. On pourra désormais ajouter, sur l’étagère de son bureau, le dessous‑de‑verre en carton de chez Bradley. Et tant encore. Dans Bardadrac, autoportrait éclaté soumis à l’ordre de l’alphabet, ce sont, désormais, les paysages de l’enfance que nous pouvons traverser, comme aussi quelques clubs de jazz ou quelques lieux institutionnels, à Paris comme à l’étranger (on visitera avec profit les campus américains).

2Bardadrac, bien sûr, est un livre où l’on apprend, où l’on croise (et un peu plus) Barthes, Derrida, et quelques autres, où l’on assiste à quelques discussions politiques qui ont également valeur de documents. Mais la force du texte tient surtout, d’une part, à la reconfiguration de l’expérience en les termes inédits de taxinomies systématiques (pour quel étrange effet, comique et mélancolique) ; aux plaisirs égotistes que le texte nous offre en nous autorisant, tandis que nous lisons la vie d’un autre, à faire notre propre moisson de souvenirs.

L’expérience taxinomique

3Cette expérience du monde, G. Genette la dit en prêtant une attention constante à la typologie. Il recense les sortes de ponts, ou de textiles ; il s’inquiète de la signification des toponymes ; il compte les avenues de Manhattan ; les prises électriques, à fiches ou à douilles, ne sont pas en reste ; il établit une taxinomie de la flore — tandis que son personnage fait collection de bains de rivières.

4Gérard (et puisque la narratologie nous a appris à nommer le personnage par le prénom de l’auteur, pour le distinguer du narrateur, désigné par son nom de famille) passe une nuit à la belle étoile, fait du vélo, reçoit la foudre après avoir gardé veau, vache, cochon ; Genette classe, construit sa relation méthodique au monde, et profite de ce qu’en Genettie, les chats ne disent pas « miaou », mais « la formule mathématique “moins‑un” […] prononcée sans liaison “moin‑un” ».

5C’est presque un narrateur affecté d’une pathologie borgésienne, un cousin de Funès, et dont le souci de la dénomination précise, la fascination pour l’enquête étymologique, comme la pulsion taxinomique, aboutissent à la constitution d’un texte singulier, homogène, drôle, ironique et d’une puissante mélancolie.

6Cette voix bien à soi jugule le désordre du « bardadrac » (un néologisme forgé par une amie pour désigner le fatras, d’abord du sac à main, puis, par extension, de l’univers entier) par cette ressaisie constante de l’expérience au filtre des catégories. Elle appréhende les réalités culturelles et intimes sur le même mode analytique ; traite les événements douloureux sur ce même ton par où le lecteur les reçoit sans préparation, découvrant quelques points sombres de l’histoire personnelle, d’autant plus déchirants qu’ils sont narrés sans lyrisme.

L’auberge espagnole (lecteurs de nous‑mêmes)

7De l’auberge espagnole, où l’on ne trouve que ce qu’on y apporte, l’entrée « Zarzuela » affirme que « quelqu’un a avancé que cette dernière définition pourrait s’appliquer à la lecture. » Mais qui donc ? Si vous consultez votre Robert à l’article « auberge », vous découvrirez (contre toute attente ?) qu’il s’agit de Maurois. Trop tard, vous avez déjà pensé à Proust. À ce livre dont le narrateur du Temps retrouvé conçoit le projet et qui est « une sorte de ces verres grossissants » grâce auxquels ses lecteurs « ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux‑mêmes ».

8C’est bien l’effet troublant de Bardadrac que, piochant dans la vie de G. Genette, on pioche aussi dans la nôtre. Que nous reviennent des épisodes oubliés, des phrases entendues, des pensées que nous avons eues. Un peu plus, un peu moins, sans doute, selon qu’on est plus ou moins contemporain. Pour moi, comme pour tant d’autres, les chambres à air que l’on plonge dans les bassines pour en détecter la fuite ; les œufs à la coque opposant « petits boutiens » et « gros boutiens » (mon grand‑père disait « petits boutistes » et « gros boutistes ») ; l’injonction à se déplacer du « Ton père n’était pas vitrier » ; ou, parmi les perplexités enfantines, les considérations vaguement interloquées sur le daltonisme et la solution logique qu’on croit pouvoir y apporter (substituer, quand on parle, « vert » à « rouge » et inversement — j’avais moi aussi ce monologue, enfant). Ah, et le miroir à rétro-projection du Champo…

9Vous vous reconnaîtrez peut-être aussi dans tel ou tel énoncé moins consensuel, moins emprunté à l’histoire collective. G. Genette glisse en substance, et en incise, qu’il n’est pas loin de penser que la promenade abîme les paysages. Cet avis est sans doute minoritaire ; mais je crois aussi cela qu’il vaut mieux les contempler que d’y suer. Vous éprouverez vos dissemblances, qui ne sont qu’une autre manière de se retrouver. G. Genette pensait ne connaître personne qui préférait, dans un train, être assis dans le sens inverse de celui de la marche. Pourtant si, c’est la position que j’élis, si je le peux, dans le cas du retour (posture de la nostalgie — et quoique G. Genette la définisse comme « regret stérile d’un passé imaginaire »).

10C’est dire que ce livre se lit « comme un roman » (et bien que Gérard Genette ne cesse de signifier sa méfiance par rapport à ce genre), c’est‑à‑dire en y retrouvant des bribes de sa propre histoire et en s’y mirant.

11Car ce sont aussi nos souvenirs endormis que cette lecture vient étrangement réveiller. Qui nous sont restitués, pourvu que nous nous mettions à l’écoute de cette voix particulière, et dont la singularité est la condition de la littérature.