Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Jean-Louis Cabanès

Archives académiques & immortalité littéraire

Academic archives and literary immortality
Maxime Du Camp, Les Académiciens de mon temps, édition établie par Thomas Loué, Montrouge, éditions du bourg, 2021, 648 p.

1Cet ouvrage volumineux résulte de l’exploitation d’un ensemble documentaire conservé à la Bibliothèque de l’Institut de France. Il se compose de 66 portraits classés par ordre alphabétique, tous consacrés aux académiciens rencontrés par l’écrivain dans l’exercice de ses fonctions d’immortel, depuis son élection en 1880 jusqu’à son décès en 1894. À chacun de ces portraits se rattachent, sélectionnés par Du Camp, des lettres et des articles relatifs aux élections, aux nécrologies, aux discours divers qui rythment la vie de l’Académie. La transcription d’une courte autobiographie, également inédite, complète ce premier ensemble.

2Ces deux œuvres, annotées avec précision, sont introduites par un essai dense et concis : « La voix du mort. Archives académiques et immortalité littéraire de Maxime Du Camp ».Thomas Loué, dans le prolongement de la belle préface de Daniel Oster aux Souvenirs littéraires (Aubier, 1994), se propose de lire Les Académiciens de mon temps en fonction d’une stratégie mémorielle dûment préméditée.

Une entreprise mémorielle

3Il semble que l’élection à l’Académie française, le 26 février 1880, ait coïncidé, chez Du Camp, avec le sentiment d’un vieillissement. La mort de Flaubert, le 8 mai 1880, favorisa aussi un retour sur soi concrétisé par la rédaction, dès 1881, des Souvenirs littéraires. Du Camp y évoquait des écrivains qui n’avaient pas connu la consécration académique — Nerval, Gautier, Baudelaire, Flaubert —, mais que la postérité estimera de grande valeur. L’auteur des Souvenirs en avait conscience bien qu’il fût tenté de voir en Baudelaire un poète secondaire, tout près cependant de figurer parmi les plus grands. Quant à Flaubert, sa maladie l’aurait conduit à fournir un effort héroïque, il en résulterait un chef-d’œuvre, Madame Bovary. Une appréciation éthique déterminait ainsi un jugement esthétique ou plus exactement en tenait lieu. Le mémorialiste se fondait, en effet, sur des normes qui tantôt supposaient une contiguïté de l’art et de la névrose, tantôt représentaient cette dernière comme un obstacle qu’il fallait surmonter par un travail quasi maniaque. Maxime Du Camp, au même titre que Flaubert, mais dans une direction autre — il était devenu historien de Paris — aurait lui aussi vaincu, par un travail acharné, le lyrisme sentimental dont sa jeunesse aurait été intoxiquée. Une hygiène des lettres, omniprésente dans les Souvenirs littéraires, expliquait la transformation du voyageur en homme d’ordre.

4L’entreprise mémorielle se prolongea dès 1882 par la rédaction de plusieurs écrits dont Du Camp envisagea une publication posthume. Ainsi, les deux manuscrits des Souvenirs d’un vieil homme de lettres, conservés à la Bibliothèque de l’Institut, seront retranscrits et publiés seulement en 1949, sous le titre, Souvenirs d’un demi-siècle : l’écrivain avait délimité un seuil, janvier 1910, pour l’ouverture des scellés protégeant les manuscrits de l’indiscrétion. Dans une lettre adressée aux conservateurs de la Bibliothèque nationale, il avait en outre précisé que le premier chapitre de cet ouvrage ne devait pas être publié au XXe siècle, il envisageait, tout au plus, qu’il fût communiqué à « des gens offrant toute sécurité ». L’entreprise mémorielle se déployait ainsi en fonction d’une conception particulière de l’indiscrétion et du témoignage. Des écrivains déjà morts, Du Camp n’hésitait pas, dans ses Souvenirs littéraires (1883), à révéler les maladies (l’épilepsie de Flaubert), mais il estimait que les secrets de l’histoire, et éventuellement ses dessous, dont il avait été parfois l’observateur autorisé, devaient subir une sorte de décantation. Une distance temporelle était nécessaire pour que les faits narrés par un témoin, qui ne prenait pas la posture d’un mémorialiste (Du Camp se voulait impartial, objectif), devinssent des documents utilisables par des historiens étrangers aux passions contemporaines des événements racontés. Du Camp, dans Le Crépuscule, Propos du soir, en 1893, estimait qu’il était encore impossible, à cette date, d’écrire l’histoire du XIXe siècle car les conséquences de la Révolution s’y faisaient toujours sentir, privant l’historien de l’impartialité requise par sa discipline.

Souvenirs & autofictions

5La bibliothèque de l’Institut hérita d’un autre legs intitulé Les Copeaux de l’atelier. L’écrivain y développait des considérations morales. Discourant de la vieillesse et de la mort, ces notes sont bien, comme tous les « souvenirs » publiés après 1882, des écritures d’outre-tombe. Elles figurent des « chutes » instructives, des traces d’une activité laborieuse, des signes qui participent à la construction de l’image de l’écrivain en artisan de la pensée et en travailleur infatigable.

6En confiant à la Bibliothèque nationale et à l’Institut le soin de gérer sa renommée posthume, Du Camp jouait d’une sorte de « montré-caché », qui caractérisait déjà, mais sous une autre forme, les autofictions (Mémoires d’un suicidé, Le Chevalier du cœur saignant, Les Forces perdues). L’auteur, dans ces ouvrages, se laissait aisément deviner sous des identités travesties. L’autobiographie rédigée en 1886 franchit un seuil générique, toutefois le nom de Valentine Delessert n’y apparaît pas, même s’il est longuement question d’elle, et celui de madame Husson se réduit à la lettre H. Cette autobiographie, écrite en 1886, qui accordait une grande place au vieillissement et à la dégradation physique, tient parfois d’un plaidoyer. Du Camp reconnaissait que son élection académique était due à ce que « l’illustre compagnie » avait voulu se servir de son nom « pour protester contre la tendance trop radicale du gouvernement ». Décryptons l’allusion à la suite de Thomas Loué. Du Camp devint académicien à une époque où une partie des républicains envisageait l’amnistie des Communards. Mais à cette lucidité — il n’avait pas été élu pour ses qualités d’écrivain — s’ajoutaient des considérations morales : « On a dit que j’avais fait œuvre de haine en écrivant les quatre volumes des Convulsions de Paris ; c’est une erreur : j’ai eu l’indignation d’un honnête homme en présence d’une explosion de bêtise, de férocité et d’envie qui accumulait des ruines dans un pays ruiné, sous les yeux mêmes de ceux qui lui avaient fait une blessure presque mortelle ». Il y a plus. Du Camp, à l’en croire, serait un homme généreux, il en donnait pour preuve son dévouement à madame Husson, victime d’une maladie mentale en 1870. L’autobiographie s’achève donc très logiquement par une moralité censée donner la clé d’une existence, en dire, dans tous les sens du terme, la fin : « Un seul mot et je termine. De toutes les vertus humaines, la bonté est la seule que je respecte aujourd’hui : j’estime qu’elle passe intelligence, esprit, courage. » On se souviendra, pour apprécier ce propos, que devenu académicien, Du Camp se chargea volontiers de décerner les prix de vertu et qu’il publia La Charité privée à Paris, La Bienfaisance à Paris. L’historien, qui avait décrit la capitale comme un organisme harmonieux et puissant, qui l’avait ensuite représentée blessée par ces fous hystérisés, les Communards, l’envisageait enfin, dans les derniers écrits publiés de son vivant, sous l’angle vertueux de l’assistance privée et des réformes bienveillantes dont bénéficiaient les prisons pour femmes. Se souvenant qu’il avait été saint-simonien, Du Camp se réclamait d’Enfantin en conjuguant le verbe être : « J’ai été,- je suis,- je serai. » Nulle adhésion à des dogmes, mais une égalité d’âme, une indépendance qui lui faisaient croire que la mort lui serait douce. La vieillesse l’avait transformé en sage. C’est tout au moins le portrait que dessinait cette autobiographie.

7Il s’y réclamait, dans le droit fil de ce plaidoyer pro domo, d’une liberté d’esprit que sa participation à la vie académique rendrait évidente : « Je n’appartiens à aucun groupe ; je ne suis ni de la droite, ni de la gauche, je ne me mêle à aucune intrigue d’élection, j’ai gardé l’indépendance de caractère qui est dans ma nature ; je vote selon mes sympathies ou selon ce que je crois être l’intérêt de la compagnie. »

Qu’est-ce qu’un « bon » académicien » ?

8Au miroir des 66 portraits publiés par Thomas Loué, on pourrait rectifier cette posture avantageuse. En réalité, voter selon ses sympathies ou selon l’intérêt de l’Académie, c’est se laisser porter par une vision normée qui n’est peut-être pas le fait d’un seul, mais qui présuppose une « distinction » instituant l’Académie en champ élitaire. Du Camp ne se borne pas à suggérer l’existence de sous-groupes — partis des Ducs, des républicains, des sceptiques, des catholiques, des normaliens, des universitaires, des savants, des journalistes, etc. — il trace aussi le portrait de ses confrères en se référant à leurs qualités sociales et morales. L’Académie exige un type de sociabilité qui prolonge celle des salons, il y règne une courtoisie sans cordialité. Mais cette politesse n’est pas le fait de tous les académiciens, certains sont rogues, d’autres sont hautains ou trop familiers. Du Camp note l’« humeur maussade », le « manque de savoir-vivre » de Leconte de Lisle qui l’entraînent à de « fréquentes maladresses ». Le duc de Broglie a de « la hauteur, il en a même plus qu’il lui en faudrait. Il donne la main et ne salue pas. » Alfred Mézières est aimable excessivement : « […], il vous prend la taille, il vous passe le bras sur les épaules ; il se tord de joie quand il vous voit et se pâme en vous serrant la main. Trop d’expansion, cela empêche de croire à la sincérité. » Les bonnes manières  exigent aussi une tenue vestimentaire qui soit en harmonie avec la fonction d’immortel. Renan, considéré dans Le Crépuscule, Propos du soir, comme « un des types les plus complets de l’écrivain », est décrit, dans Les Académiciens de mon temps, négligé, sale, l’haleine chaude, « d’odeur peu suave ». On voit trop que « les soins extérieurs lui sont indifférents. » L’éloquence est également un critère important. L’historien Henri Martin, inaudible, est exécuté dans une charge peu charitable : « il écrit charabia et il parle druide : c’est un vieux monsieur à barbe inculte et à face humaine : quand il prend la parole, il se balance d’arrière en avant comme une pierre branlante, il a une voix de dos que l’on entend à peine, son sourire a des dents jaunes et ses bras sont trop longs ». Les normaliens sont épinglés pour leur cuistrerie. Seul, Gaston Boissier ne mérite pas ce reproche, mais Taine n’y échappe pas.

9Les qualités mondaines et morales requises pour être un « bon » académicien l’emporteraient-elles sur le savoir ou sur les vertus proprement littéraires ? D’un point de vue rhétorique, Du Camp fait jouer des conflits de valeurs, souvent de manière binaire. Ils présupposent une sorte de balance qui, après avoir soupesé le poids des vices et des vertus, à grand renfort de tournures concessives ou adversatives, laisse rayonner une dominante. Ce dispositif souffre deux exceptions. La première tient à ce que l’académicien, dont Du Camp trace le portrait, est opaque, multiplie les signes contradictoires, reste indéchiffrable. Il en est ainsi de Dumas fils, dont l’auteur des Souvenirs littéraires avait cru d’abord comprendre la psychologie, mais qu’il découvre, à l’occasion de l’élection de François Coppée, manœuvrier et méchant. Le conflit des valeurs, engendré par deux portraits successifs, ne se résout pas. Dumas fils reste une énigme. Autres exceptions : quelques académiciens sont présentés de manière monocolore. Littré conjugue toutes les qualités d’un saint laïc, Victor Duruy est parfait ; à l’inverse, Brunetière cumule toutes les disgrâces : « talent plus que problématique, style contourné et amphigourique, absence complète d’éducation, vanité démesurée ». Charles Blanc, Henri Martin ont le défaut d’être, pour le premier, frère d’un penseur socialiste, pour le second, qui fut ministre de l’Instruction publique en 1848, d’être peu « savant ». On peut s’étonner de l’éloge d’Ernest Lavisse. Mais ce républicain très modéré, disciple de Victor Duruy, incarnait aussi un positivisme dont Du Camp se sentait proche. Les sympathies ou les antipathies de l’auteur des Académiciens de mon temps s’expliquent donc souvent par son positionnement idéologique ou, tout au moins, l’éclairent. Restent des affinités étonnantes, dont celles qui le lient au poète Victor de Laprade, fervent catholique, député de centre droit de 1871 à 1873, ou à Xavier Marmier, légitimiste conservateur.

Ecriture & création artistique

10Quelle place cet écrit posthume réserve-t-il à la littérature ? Aucune, serait-on tenté d’affirmer. Le style des écrivains n’est évoqué que pour parfaire une charge. On note toutefois une exception, Du Camp fait valoir le talent poétique de Leconte de Lisle. Le portrait de Victor Cherbuliez prend pour nous une portée significative. Du Camp y regrette que Buloz, le directeur de la Revue des Deux mondes, ait « poussé et maintenu cet écrivain « dans le roman ». « Il valait mieux que cela », ajoute-t-il, « il eût pu écrire de beaux livres d’histoire et d’archéologie ». La fiction est donc dévaluée au profit du récit historique. Du Camp fait certes état de son amour des lettres mais il récuse ceux qui « recherchent les élégances du langage » : ils doivent « accepter l’insuccès ». Lorsqu’apparaît le mot « littérature », dans Le Crépuscule, Propos du soir, il est loin de renvoyer à une définition moderne de cette notion : « En littérature, tout, — je dis tout — peut se résumer dans l’expression sincère d’une pensée fortement conçue et bien distribuée en parties. » Nul doute, Du Camp s’est voulu « homme de lettres », il s’est vu comme « un passionné de la plume, un artisan assidu que son assiduité suffisait à satisfaire » (Le Crépuscule, Propos du soir). Mais il n’a jamais envisagé que la création artistique puisse trouver en elle-même sa propre fin. Il ne s’est pas voulu un artiste. C’est pourquoi, bien qu’il envisage une survie posthume au moyen d’une stratégie complexe, il se distingue des Goncourt, non moins désireux d’assurer leur renom outre-tombe. Il ne prend pas, en effet, la pose d’un artiste, mais d’un académicien, il ne tente certes pas de créer une contre-académie. Intégré dans une institution chargée de désigner des « immortels », il participe pleinement à sa dynamique auto-reproducrice. Notons cependant qu’il feint de la voir de l’intérieur et de l’extérieur. La cruauté qui caractérise presque tous les portraits suppose une distance, même si l’écrivain admet comme règles intangibles les lois mondaines qui régissent la courtoisie académique. La reconnaissance institutionnelle de Du Camp ne parviendrait-elle pas à masquer, à ses yeux, un « échec autoprogrammé » (Daniel Oster) ? On ne tranchera pas.

11Paul Bourget, qui occupera le fauteuil de Du Camp à l’Académie française, éclaire peut-être, dans son discours de réception, ce qui fait, selon ses dires, « l’unité secrète de l’œuvre et de la vie de cet écrivain. Il y rappelle une « anecdote contée dans les Souvenirs littéraires. Du Camp, ayant constaté que sa vue baissait, consulta un oculiste : « l’âge me touchait, je ne lui fis pas bon accueil, mais je me soumis, je commandais un binocle et une paire de bésicles. » Bourget commente alors l’expression « je me soumis » : « Ayant commencé par considérer la vie en véritable enfant du siècle, comme une simple matière à émotions, haïssable quand elle n’est pas conforme à nos désirs, il était arrivé à reconnaître que tout son prix est dans le travail, dans la soumission au sort, dans l’accomplissement d’une tâche bienfaisante ». Telle est, en effet, l’image que la stratégie mémorielle de Du Camp voudrait imposer. On songe alors au bel essai sur Nerval, Baudelaire, Flaubert, publié par Ross Chambers en 1987, sous le titre Mélancolie et opposition. Il y montrait que ces trois écrivains ne se « soumirent » jamais. La réflexivité mélancolique se métamorphosa chez eux en réflexivité littéraire. Du Camp inventa, dans ses Souvenirs, un récit de conversion dont la visite chez l’oculiste constitue l’épisode central, il s’y choisit homme d’ordre, parfaitement moral. Cette posture trouve un prolongement dans les écrits posthumes. Notons, toutefois, que les 66 portraits réunis dans Les Académiciens ne témoignent guère de la bonté dont Du Camp se réclamait dans son autobiographie. Leur acidité leur donne un relief, pour ne pas dire un style, qui autorise Thomas Loué à les rapprocher de la galerie caricaturale créée par Barbey d’Aurevilly dans ses Quarante médaillons de l’Académie. Cette comparaison pourrait être élargie, peut-être doit-elle être discutée. Les Quarante médaillons sont antiacadémiques. Barbey se demande ce que Victor Hugo est venu faire dans « cette galère ». En revanche, les portraits tracés par Du Camp font corps avec les valeurs qui caractérisent le fonctionnement de l’Académie. Les « immortels » sont satirisés parce qu’ils les incarnent mal. La comparaison entre les deux galeries de portraits est cependant légitime, car les « Médaillons » de Barbey et Les Académiciens de mon temps de Du Camp ont une identique couleur générique, ces deux recueils sont des portraits littéraires, genre dont Hélène Dufour a montré l’origine journalistique (Portraits en phrases, PUF, 1997). On mesure alors toute l’ambiguïté de la stratégie mémorielle de Du Camp : il défend l’Académie, il trace un portrait vinaigré de la plupart de ses confères, et cela dans le cadre d’un genre fort éloigné de l’éloquence académique. Ces conflits d’images et de formes font le prix d’une œuvre qui méritait d’être éditée non seulement parce qu’elle est un document capital sur la vie d’une institution, mais aussi parce qu’elle est révélatrice d’une logique d’auteur qui, au prix de contradictions et de tensions, acquiert un style.