Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Marine Bastide De Sousa

La peau : du tissu organique au texte poétique

The skin: from organic tissue to poetic text
Frédéric Calas (dir.), Peau d'âne et peaux de bêtes, Clermont-Ferrand : Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand, coll. "Mythographies Et Sociétés", 2021, ISBN : 978-2845169791.

1Peau d’Âne est sans nul doute l’un des contes les plus connus. En vers dans la célèbre version de Charles Perrault parue en 1694, il a été illustré plus près de nous par le film éponyme de Jacques Demy (1970), où Catherine Deneuve immortalisa les traits de l’héroïne. On peut dès lors s’étonner de l’absence de ce conte dans les anthologies littéraires ou même les manuels scolaires : s’il est ancré dans la mémoire de chacun, il ne semble pas devoir susciter l’intérêt des doctes. Ce conte venu de l’âge classique ne serait donc pas un « classique » ? À ce premier étonnement, on doit encore ajouter un constat, formulé par nombre des contributeurs réunis par Frédéric Calas pour un volume intitulé Peau d’âne et peaux de bêtes. Variations et reconfigurations d’un motif dans les mythes, les fables et les contes : l’histoire de « Peau d’âne1 » ne constitue pas un objet unique, ni même original.

2Lorsqu’en 1694 paraît Peau d’Âne, Charles Perrault est le chef de file des Modernes et l’infatigable animateur de la Querelle des Anciens et des Modernes, dont le motif central est celui de l’inspiration/imitation2 : si les partisans des Anciens prônent l’imitation des œuvres antiques, pour ne pas dire classiques, les Modernes souhaitent une composition nouvelle et la mise en valeur de l’inspiration — pour éviter l’anachronisme d’original. Or, Charles Perrault reprend la fable, celle qu’on peut nommer de « la peau dépecée ». Il s’agit de lire derrière cette expression l’ensemble des « fables » qui mettent en scène une peau dépecée dont on se pare, qu’il s’agisse de la peau du vaincu, de la peau de celui à qui on veut ressembler, d’une peau salvatrice ou encore d’une punition, voire d’un châtiment divin. À la lecture des articles du volume dirigé par Frédéric Calas, le récit de « peau » dépasse entièrement le cadre même des réécritures de Peau d’Âne pour replacer le classique de Perrault dans une histoire non seulement bien plus datée, mais aussi universelle. En sommes, qu’il y a-t-il de moderne dans la démarche de Perrault lorsqu’il compose son conte ? Si cette question n’est pas posée par l’ouvrage collectif, du moins nous permettra-t-elle présentement de mener une réflexion esthétique sur la « peau dépecée » telle qu’elle y est théorisée.

3Partant du constat que « La peau d’animal dépecé assure de multiples fonctions tant narratives que symboliques […] » (7), l’ouvrage garde en vue la démarche « constante dans le traitement narratif de ce motif » (8) tout en prêtant une attention particulière non seulement aux variations circonstancielles mais aussi aux investissements esthétiques et politiques de ces réécritures. Ainsi, la posture immédiate des recherches est celle d’une étude génétique, cherchant à établir les liens entre les textes, partant à la recherche sinon d’un texte source, du moins d’un esprit commun motivant l’écriture.

4Frédéric Calas pense l’architecture du livre en ces termes :

« La première partie de l’ouvrage reprend la question du titre pour suivre dans la dimension transgénique l’étude du motif […] » (17),

« La deuxième partie centrée sur “Peau d’Âne” explore tout à la fois les réécritures et les reconfigurations intermédiaires » (18),

« La troisième partie élargit la perspective par la vaste diachronie qu’elle embrasse à partir du iie siècle après Jésus-Christ et l’empan géographique et linguistique, permettant d’explorer les écrits géorgiens ou japonais. » (19).

5L’étude centrale porte sur le conte type ATU 510B, selon la classification établie par Antti Aarne, Stith Thompson et Hans-Jörg Uther. Appartenant au conte merveilleux, dans la catégorie des contes à aides surnaturelles, le contre-type 510B3 a pour élément central un objet magique (cette robe d’or, d’argent et d’étoile, ou d’autres motifs). Sous le nom de L’Ourse de Basile, Toutes-Fourrures chez les Grimm, elle est dans nos rayons Peau d’Âne. Mais rien que la considération comme conte-type témoigne de la richesse de cette trame narrative merveilleuse qui ne peut se résumer à la seule œuvre de Perrault.

La métamorphose : de l’épisode narratif à l’hypersigne

6« La peau dépecée » trouve, du moins dans la culture littéraire européanocentrée, une première expression dans les métamorphoses. C’est dans cette optique que Hélène Vial4 ouvre le bal des réflexions avec une étude de l’ouvrage d’Ovide. Rappelant les vertus du récit étiologique, Hélène Vial met en avant la nécessité du changement de peau, à travers l’étude du mythe de Lycaon, au livre I des Métamorphoses, ce dernier ayant dans son nom même, le loup qu’il deviendra par changement de peau. L’enjeu est simple : expliquer le monde en vertu du changement de peau, la peau étant la manifestation d’une cause morale. Ce monde expliqué est consacré entièrement aux Hommes, les dieux étant uniques et immuables par leur essence. Quant aux Hommes, il leur faut choisir entre humanité et animalité, choix ou fatalité que les Mythes mettent en avant à travers les agissements et les comportements sauvages.

7Dès lors, Les Métamorphoses d’Ovide prépare le terrain d’une réflexion plus que riche proposée par les articles au sujet de cette animalité. Autrement formulés que par le mythe de l’âge d’or ou par celui de l’Homme à l’État de Nature5, les récits étiologiques, les apologues, les contes ou toutes les autres manifestations artistiques étudiées présentement font du changement de peau la manifestation tactile d’une transmutation éthique. Qu’il s’agisse de la maxime de La Fontaine, « […] personne […] n’est satisfait de son état6», mis en avant par Pascale Pradal-Morand7 (43), ou des dessins de Tomi Ungerer8, deux supports à première vue diamétralement opposés, le masque qui recouvre entièrement le corps trahit des désirs et des vanités de l’Homme, ses vices ou encore ses manques. C’est dans ce sillage, que Pascale Pradal-Morand relève l’importance du verbe « croire » associé au terme « personnage » qui « renvoie[nt] à la fiction théâtrale », « marqueur de l’échec du travestissement » (48), soulignant la vanité des créatures bestiales, persona plus que trop humains.

8Toutefois, autrement qu’un unique discours moralisant, la fable du changement de peau travaille l’être humain et la métamorphose se veut epistémê. Avec La Fontaine, l’apologue pointe du doigt les « chimériques griseries », et fait barrage contre les « songes », ou les « fallacieux esprits » (54) ; ouvrage de désenchantement, les sorts que réservent Les Fables aux animaux tentant de changer de peau, sont certes cruels, mais rappellent avec brutalité qu’il ne faut pas croire en ses fantasmes. Allégorie de la propédeutique qui se développe au xviie siècle, autour de l’impératif de rationalité, opposé à celui de crédulité, le changement de peau trahit les déviances des mauvais esprits chimériques, dont Molière s’emparera tout autant. La peau contient en elle-même cette brutalité. Si, comme le rappelle Domnique Peyrache-Leborgne9, la peau n’est pas un invariant du conte-type, puisque de nombreux autres contes à travers l’Europe montre un autre objet magique10, elle est ce qui est toujours présent dans les réécritures contemporaines. L’ethnotexte utilise l’objet magique comme allégorie et rituel. Désormais, l’objet magique, assurément peau, est le médium pour aborder les violences sexuelles ainsi que l’enjeu des relations familiales, présents dans le conte de Perrault. Peau d’Âne, de Christine Angot11 est longuement étudié afin de mettre en avant l’emploi de filtre de cette peau et de ce mythe, permettant de mettre à couvert la violence de l’inceste et la nécessité par la même occasion de le mettre en mots.

9C’est pour cette raison, à savoir la permanence dans l’esprit des lecteurs — et de ces lecteurs professionnels que sont les auteurs — que « Peau d’Âne » occupe une place centrale dans la monographie. Cyrille François12 propose une étude détaillée sur les différentes éditions et états du texte de Perrault, entre texte en prose et texte en vers, variantes et seuils modifiant la réception de cette œuvre majeure de la réflexion. Néanmoins, cette étude témoigne surtout tout d’abord de l’emprunt et de la réécriture qu’opère Charles Perrault, mais aussi de la labilité du texte en lui-même, soulignant l’importance des signes, plus que celui des mots. L’étude proposée par Frédéric Calas sur « Peau d’Âne » et « Allerleirauh »13 met à son tour en valeur ses « signes ». Ces deux noms propres sont des « périphrases servant à désigner les jeunes héroïnes ». Véritable antanaclase, les deux noms cependant prennent ce tour figuré qu’au fil d’un récit qui en relève au-fur-et-à-mesure tout le sens fatal. L’une est désignée par l’animal dépecé, la seconde, autrement Toutes-fourrures, par l’ensemble des animaux du royaume qui se sont vus privés d’un morceau de peau pour former ce manteau. Les deux noms ont « un “sens” dans l’entreprise discursive et argumentative des deux contes éponymes, sens qui se construit discursivement et contextuellement contre le danger de l’inceste et du désir paternel, dont il faut absolument protéger les jeunes filles. » (87).

10La métamorphose, partant d’Ovide, induit une lecture de ces « peaux dépecées » sous l’angle moral, voire moralisateur, apologétique, offrant une valeur déontique à la trame narrative et à l’aventure de l’objet-peau. Se transmet donc, par l’activité d’imitation et de reprise, moins une histoire, qui se modifie depuis l’Antiquité, qu’un principe de lecture, des hypersignes, une sémiotique induisant un sens allégorique au seul objet tactile et textuel. Dès lors, la création propre de Charles Perrault se lit, non plus dans la reprise imitative, que dans cette valeur déontique, que sa création poétique travaille.

Le paradoxe de l’hypersigne : fascination & répulsion

11L’hypersigne qu’est cette peau laisse place ainsi à un puits de significations qu’explorent les articles. Métaphore, comme l’écrit Dominique Peyrache-Leborgne, la peau devient le socle d’« un sujet aussi inaudible qu’ineffable ». La peau, plus particulièrement dans le cas de la réécriture de Peau d’Âne, est un « substrat métaphorique et symbolique » où « s’exprim[e], ou s’aliment[e], ou [se met] en œuvre la dynamique du montré-caché » (13).

12Dans cet hypersigne, toutefois, réside un paradoxe. Lorsque La Fontaine s’extasie en écrivant : « Si Peau d’Âne m’était conté, j’y prendrai un plaisir extrême 14», il qualifie le paradoxe même de la production littéraire autour de cette peau protectrice : celui d’un plaisir pris à la lecture d’une trame narrative exhaussant l’hybris paternelle et la cruauté. Autre formulation du Sublime selon Edmund Burke15, l’objet esthétique est le centre d’une attention poétique, créant une adhésion, reposant sur un legs littéraire partagé, et une répulsion, se fondant sur la lecture commune du symbole. Le conte de Perrault est connu de tous lecteurs. Or, si l’histoire est connue, son point central aussi. Lorsque Christine Angot reprend ce conte, elle reprend le non-dit, que tout un chacun connait. Le récit réaliste, d’aura autobiographique qui raconte l’horreur de l’inceste, danse avec le conte merveilleux, une rencontre à la fois énigmatique en termes de tonalité et de genre, et plus que signifiante. Dans les blancs du texte, en écho avec le titre, le lecteur comprend la métaphore. Christiane Connan-Pintado16 fait le même constat d’un investissement inconscient de la métaphore de la peau de l’âne dans l’œuvre de l’artiste plastique Katia Bourdarel. La peau de l’âne y est centrale, sans pour autant que ce choix soit évident ou même conscient. L’enquête relève au contraire un réflexe de l’imagination pour évoquer une marque. Autrement que la manière d’évoquer un contexte familial particulièrement violent, le conte avec cette artiste, est un vocable. Rappelant alors la force même de la réécriture résidant dans la lecture faite par l’auteur, ce « texte de lecteur » devient tout autre par l’acte de réécriture. Ce « texte de lecteur », devenu roman, œuvre plastique ou même plan au cinéma comporte les marques des images et la peau se charge d’une autre signification. Christina Connan-Pintado ajoute à ce phénomène celui de l’intertextualité : chaque réécriture convoque une image — la peau — mais en ajoute d’autres en fonction de sa propre culture ou influence :

On se souvient peut-être du geste brutal de Jean Marais pour jeter la peau sur le lit de la princesse dans le film de Jacques Demy, et, par un effet d’interlecture, cet objet nous rappelle, de surcroit, la sanglante tête de cheval glissée à titre d’avertissement dans le lit d’un ennemi du Parrain dans le film éponyme de Francis Ford Coppola. (120)

13La peau de l’animal fait ainsi la synthèse entre le désir (hybris ou vanité) et l’image (la figuration résultant de celle-ci). Natacha Rimasson-Fertin17 étudie « Hans-mon-hérisson » et « l’ânon ». Ces deux contes des frères Grimm exploitent le thème de la naissance monstrueuse. Dans les deux cas, les enfants naissent difformes. Les parents, désireux d’avoir des enfants, font des vœux, promettant d’aimer leur enfant quel/quoi qu’ils soient. Leur parole performe et les enfants naissent, l’un hérisson, l’autre âne. La difformité, notamment de la peau, marquée chez l’un par les piquants, chez l’autre par le cuir, relève d’un échec de la reproduction sexuelle et d’une expression « intempestive » (229). Contre toute nature, et surtout associé à l’excès, ces deux contes mettent en avant la vanité des Hommes et leur désir sans aucune borne rationnelle, mais aussi leur manque de constance. Manque de patience et d’écoute, seul le monstre peut en résulter. Mais plus encore : l’étude du discours dans les deux textes relève la portée du jugement. Si les deux monstres sont pointés du doigt et humiliés pour leur physique, ce n’est que dans le discours direct des parents. Le narrateur quant à lui, ne stigmatise rien, et semble au contraire être d’une « grande sympathie […] pour le protagoniste animal qui n’a rien fait pour justifier sa condition bestiale18».

14Le panorama offert par cet ouvrage collectif permet donc de saisir le large choix de symboles, d’interprétation et de discours que peut recéler la peau dépecée et à dépecer. Seule la lecture du créateur de contenu artistique dirige le choix. Posture d’herméneute, non plus du monde, comme c’est le cas dans le récit étiologique, mais de l’Homme, l’auteur-lecteur recompose le sens de la peau. La puissance sublime de l’objet magique permet à chacun de la réinvestir dans son propre discours. Là, réside le classique19.

De la lecture intime au discours politique

15Si le récit de peau semble passer, au fil des siècles, d’un écrit étiologique à une allégorie personnelle, il n’en garde pas moins, au cœur même de ses potentialités, des pouvoirs universels. Frédéric Calas introduit, au côté de la notion de réécriture centrale de l’ouvrage, la notion d’ironie, faisant de la peau un véritable outil :

[…] la réécriture est toujours une façon de dire autrement, de surprendre le lecteur par la reprise d'un motif très connu en cherchant à le séduire, à l'intriguer et, à le faire réfléchir sur des configurations inédites une trame qu'il croyait immuable et stable. (12).

16La première puissance ironique de la peau est d’être juste une peau, un objet poétique et réflexif des plus intimes. Bien avant les libertins du xviiie siècle qui conduisent à la regarder de plus près et à la toucher, les récits de peau de l’âge antique témoignent de cette audace du poème à s’y intéresser de plus près. Sans considérer bien longuement et particulièrement la peau des Dieux, Ovide dans Les Métamorphoses préfèrent le scandale de la mutation de la peau humaine, à la fois objet de dérangement (moral) et de sublime poétique. Le texte, selon Hélène Vial, devient « troublant, provocateur et fondateur » faisant de la peau un « interface cruciale, narrativement poétiquement, symboliquement parlant » (25), conduisant à faire finalement d’Ovide un naturaliste poétique : Les Métamorphoses est « un grand poème de la peau » (25).

17La seconde puissance de cette peau poétique est d’être à l’origine d’une multitude de contes et fables, telle qu’elle puisse faire naitre tout et son contraire. Si le projet des frères Grimm était de puiser à la fois dans le passé, mais aussi dans les différentes régions d’Allemagne les contes afin d‘offrir une œuvre à la hauteur de la nation de Goethe, d’autres écrivains s’en servent à des fins particulières, critiquant les mœurs de leur propre patrie :

La dimension politique ou sociale est omniprésente dans les versions européennes, en raison du rang princier de l’héroïne. Lorsque Perrault se moque du Roi son père, tenant son or de l’ordure excrétée par un âne surnaturel, ou que, chez Afanassiev, le père incestueux n’est autre que le pope, cette dimension est traitée sur le mode satirique. (269)

18Catherine Tauveron développe dans son étude, le cas de Tomi Ungerer et celui de Alexis Lacaye/Nadja. L’auteur américain reprend la peau dépecée et endossée, mais cette fois-ci sous la forme du canular. Renouant avec la ruse de La Fontaine, l’utilisation de la peau se fait désormais grivoise, La Grosse bête de Monsieur Racine évoquant la sexualité débordante sur une tonalité comique. La Fontaine devient Rabelais, et la bête à deux dos se transforme en deux enfants montés l’un sur l’autre, endossant une fausse peau, imitant un monstre au nez phallique démesuré. Alexis Lacaye (texte) et Nadja (illustration), quant à eux, mettent en scène dans La Bergère qui voulait manger ses moutons, une grosse femme ; le loup, de ce conte, ne voudra pas lui dévorer ses bêtes, mais, masqué sous la peau de laine, dévorera avec grand appétit la paysanne aux mensurations généreuses. Dans les deux cas, les lecteurs rompus aux devis grivois français rient. Mais, pour approfondir l’exemple de Tomi Ungerer, son œuvre, destinée aux enfants, paraît aux Etats-Unis en 1971, et avec pour objectif clair de « choquer » et de « faire sauter la dynamite des tabous » (148).

19Autre investissement politique, ceux fait en RDA. Corona Schmiele20 décrit ainsi les reprise de la peau en Allemagne sous l’étiquette Allerleirauh . Elle évoque en particulier les photographies des créatrices de mode qui performent au nom de ce conte. Lors des défilés, les tenues en lambeaux sont faites à partir « des vêtements destinés à être vendus » (137). Cette association était la marque d’opposition à la fois au régime de la RDA, en recyclant des vêtements essentiellement destinés à la scène, et à la RFA, en ciblant le modèle capitaliste. Le mouvement s’éteint avec la chute du mur. Le vêtement rapiécé de ce groupe de femmes activistes était à la fois une marque du regroupement d’individualités sous le même emblème et le signe vestimentaire d’un déchirement allemand. Corona Schmiele, dans la même optique, évoque l’œuvre de Hans Magnus Enzensberger, qui publie en 1961, un recueil de contes allemands sous l’emblème d’Allerleirauh, c’est-à-dire la juxtaposition d’un potpourri (Aller) d’histoires provenant de toutes l’Allemagne, et d’une subversion (rauh), les histoires l’étant volontairement.

20Toutefois la dimension politique peut prendre une teinte sociale, moins révolutionnaire. Hermeline Pernoud21 suit ensuite l’héritage de Peau d’âne et de Cendrillon au xixe siècle, deux contes, où la peau est un « état d’apprentissage » (159), l’héroïne passant de « souillon » à « bonne à marier » selon un idéal social. A ce point de l’ouvrage collectif, on remarque que deux figures se dessinent autour de cette « peau » comme initiation. D’un côté, un emploi masculin de la peau, faisant de la transformation la nécessité pour atteindre le mariage et l’idéal féminin ; de l’autre la bestialité de la peau, et la nécessité pour le sujet Homme de se corriger. De ce côté, Chloé Kossaifi22, évoque le mythe de Dorcon, et la nécessité, grâce à la métamorphose, de corriger sa bestialité : « Dorcon se glisse dans la peau d’un loup pour prendre de force l’objet de son désir. » (198). Le récit de Longus ne fait pas que donner à Dorcon l’occasion de violer Chloé grâce à la peau : elle lui ôte toute forme d’humanité, de la position latérale de l’homme et à l’emploi de la parole. Le sème de la chasse apparait alors dans cette seconde catégorie et est replacé en contexte historique par Ronny Frédéric-Schultz23, qui évoque les récits médiévaux. Dans les Bestiaires mais aussi les ouvrages savants, l’animal qu’on chasse est toujours un animal noble, et lui prendre sa peau, c’est « accentue[r] sa position singulière dans le monde. » (215). Dans la Chanson de Roland, l’atteinte du corps du roi, la blessure de la peau, est une « attaque envers la souveraineté » (222). S’intéressant aux contes de la peau au Japon, Anne-Marie Montluçon24, quant à elle, remarque la mise en avant de l’intérêt social, au-delà de l’individu. Dans ces contes, durant lesquels une princesse est confrontée à la perte d’identité ou à la déchéance via le médium visible de la peau dégradante, l’objectif est le mariage.

21La dimension universelle fait de la peau un classique, toujours actualisable. Se faisant, Charles Perrault, pour reprendre la question liminaire, n’était en effet en aucun cas original ; mais le contenu même fut d’une actualité telle, qu’aujourd’hui toujours, non seulement son œuvre a valeur épistémologique, mais aussi de modèle à ingérer pour parler du monde contemporain.

Bouclier d’Achille

22La permanence des enjeux de la peau à travers contes, roman, œuvres plastiques, Bande Dessinée, à travers l’Europe et l’Orient, et à travers les âges, témoignent de la puissance de réécritures de cette même peau. Julia Kristeva et son concept d’intertextualité ainsi que Gérard Genette et celle de transtextualité, sont convoqués dès l’introduction, comme deux piliers de l’approche esthétique de ce phénomène planétaire et universel. Ces réécritures ou ces emprunts que nous imputons à l’importance de Charles Perrault en France, mais plus encore la présence avant le xviie siècle, et partout, jusqu’au Japon à une ère sans raison valable de présence de la peau de l’âne européenne, font induire une forme préexistante de littérature et d’art, une forme essentielle.

23Dans un jeu étymologique faisant du tissu un texte25 dont chaque fil, selon les reprises est tissés différemment, la peau de l’âne devient, non plus l’objet magique du conte-type, mais l’écriture, l’œuvre elle-même, qui devient « peau de l'autre, peau d'âne, peau du double, support du poein, libérateur et protecteur à la fois » (13). Le même jeu de mot se fait en allemand avec Allerleirauh, qui d’un Dichtung26 nominal devient un Dichtung universel, dépassant même la forme du Lied, pourtant forme poétique représentant par excellence le monde germanique.

24Mais l’universalité de cette peau rappelle aussi le bouclier d’Achille. Né de la prose d’Homère, dans une inspiration orientale, ce bouclier renfermerait, par la magie de l’art métallurgique, l’ensemble des connaissances : les astres, les citées humaines, la danse, etc. Ce simple objet par le pouvoir d’Héphaïstos parvient à montrer la puissance divine, la fureur et l’art le plus sublime — et la voix de l’hérault Homère le transforme en vers. Or, c’est ce qui se passe avec la peau : de simple objet magique, elle devient le centre même du pouvoir de régénération de la littérature et de sa capacité de représentation. L’œuvre de Gustave Doré, à titre d’exemple, évoquée par Hermeline Pernoud, témoigne de ce bouclier d’Achille en peau. Lorsqu’en 1862, il illustre Cendrillon et Peau d’Âne, il enfreint la règle même du conte — dont le contexte historique est incertain, pour le replacer dans ce fabuleux Grand Siècle, et ses représentations de Versailles, château aux hautes fenêtres. La magie de l’inspiration opère dans un mélange de ce que les siècles précédents ont pu offrir d’images.

25De la même manière, Emmanuel Moog27 compare La Bible et l’épisode de Jacob, à Peau d’Âne. Un tel rapprochement a de quoi étonner. Pour autant, la magie du rapprochement d’images, se faisant une nouvelle fois par la peau et les « impostures et usurpations “dermiques” » (177), proposent une lecture des plus stimulantes de l’œuvre de Perrault.

26Si la diversité des réflexions rassemblées ne permet pas d’asseoir une thèse unique, l’ouvrage supervisé par Frédéric Calas parvient cependant à dessiner les contours d’un phénomène qui échappe encore à l’entendement. Si Charles Perrault et son Peau d’Âne sont, désormais, un classique, ce n’est pas tant par la force d’écrire et le génie de l’auteur. Il semblerait plutôt que le conte possède en lui un tissu des plus propices à l’expression poétique. Sa présence sous des plumes japonaises, bien avant les premiers échanges commerciaux avec l’Europe, sous la plume d’auteurs d’Europe centrale, alors même que les animaux dépecés ne semblent pas habiter la région, sous la plume d’Ovide ou encore sous forme d’images circulant à travers romans médiévaux, contes illustrés grivois et tableaux artistiques — jusque sur les scènes de Haute-couture, témoigne d’un schéma mythique bien plus important. Au côté des mythes comme celui d’Œdipe, de Cassandre ou encore celui de la Pomme de la discorde, le mythe de la peau dépecée permet non seulement d’exploiter un domaine poétique très riche en images, mais aussi de formuler par la trame narrative qu’elle suppose, idées, traumatisme, avis politique, dogmes moraux, qui doivent pouvoir circuler le plus possible. Si la peau dépecée est un matériau pour l’auteur.trice ou l’artiste, elle constitue une archive pour l’historien des idées modernes, qui peut investir à travers elle la valeur épistémologique du conte et en dégager des informations précieuses sur la représentation du monde et de la société que ce tissu organique endosse allégoriquement.