Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Janvier 2022 (volume 23, numéro 1)
titre article
Grégory Wallerick

Vicissitudes d’un recueil huguenot en période de guerres de Religion

Vicissitudes of a Huguenot collection during the Wars of Religion
Pascal Joudrier, Un "miroir" calviniste. Les Emblemes, ou Devises chrestiennes de Georgette de Montenay et Pierre Woeiriot, 1567‑1571, Genève, Droz, coll. « Cahiers d'Humanisme et Renaissance », 2020. EAN : 9782600060677.

1L’ouvrage proposé à la recension constitue en une reproduction et une mise en perspective de l’œuvre de Georgette de Montenay, dont les images ont été gravées par Pierre Woeiriot. La publication a lieu au tout début des guerres de Religion, dans la ville française qui constitue l’épicentre du dogme huguenot, Lyon. En annexe, une synthèse met en évidence les bouleversements que connaît Lyon à cette période et contribue ainsi à contextualiser efficacement la publication de Georgette de Montenay.

2L’auteur, Pascal Joudrier, est spécialisé dans la gravure de Woeiriot, sur laquelle il a déjà publié d’autres études, en particulier sur son intervention dans le décor de l’Hôtel de Ville de Neufchâteau. L’ouvrage se découpe en trois parties. La première vise à présenter l’œuvre, les Emblemes, ou Devises chrestiennes, dans son contexte et avec les protagonistes intervenant dans l’édition du recueil. La deuxième aborde l’analyse suivant une thématique plus littéraire : l’auteur nous livre une réflexion qui contribue à mettre en lumière le contenu des huitains et les liens entre les divers motifs. La troisième et dernière partie, qui occupe la majorité de l’ouvrage (p. 121‑455), vise à expliquer un à un les cent emblèmes proposés par Georgette de Montenay. Pour chacun d’eux, l’auteur présente une reproduction de la page, contenant la planche en taille‑douce et le poème associé en huitain, le texte du Nouveau‑Testament lié à la réalisation de la page, ainsi qu’une lecture s’appuyant sur plusieurs explications et interprétations. Parmi celles‑ci, des correspondances sont établis avec les écrits de Calvin, en particulier De Institutionne1. Des explications complémentaires concernent l’iconographie et la contextualisation historique de chaque planche, avec une mise en parallèle de la doctrine calviniste.

Une chronologie complexe : la publication en plusieurs étapes

3D’emblée, le flou autour de la genèse du recueil est explicité : le titre de l’ouvrage de P. Joudrier indique 1567/1571. Pourquoi plusieurs dates ? P. Joudrier les contextualise, tout en en ajoutant une autre, avec l’année 1561. Cette dernière correspond à la préparation première de l’ouvrage d’emblèmes par Georgette de Montenay (v. 1540‑1607). C’est aussi à partir de ce moment que commencent à circuler des feuilles volantes, annonçant la publication à venir. La diffusion de quelques emblèmes contribue à faire connaître l’auteure et son œuvre annoncée, mais elle est aussi concomitante avec un début de critiques (p. 38‑39). Il faut attendre 1567 pour que l’œuvre soit publiée dans une première édition, à Lyon, et diffusée en peu d’exemplaires. L’édition de 1571 semble trouver un écho un peu plus large, mais elle reste circonscrite.

4À chacune de ces dates correspond un contexte troublé dans les relations entre catholiques et huguenots au sein du royaume de France. L’année 1561 est marquée par une accélération des troubles interconfessionnels, à la veille de l’éclatement de la première des guerres de Religion. En 1567, c’est la ville de Lyon qui connaît des dissensions, les catholiques, qui viennent de reprendre la ville, chassent et poussent à l’abjuration les huguenots. Enfin, en 1571 se tient à La Rochelle un synode majeur, qui favorise probablement la diffusion de l’ouvrage imprimé. C’est d’ailleurs dans cette même ville, acquise à la Réforme, que les ouvrages non vendus, après la réalisation d’un nouveau frontispice, ont réapparu en 1620.

5L’auteur précise néanmoins toute la difficulté de compréhension voire d’interprétation sémiotique, avec le contexte de guerre civile de cette période, de l’ensemble composé des huitains et de l’iconographie, en raison d’un décalage dans la décennie : le premier huitain date du début de la décennie 1560, l’image de la fin.

L’intégration à un réseau protestant

6L’auteur s’attarde avant tout sur les quatre protagonistes qui interviennent, à différents moments, dans la préparation de l’œuvre en question.

7À l’origine de l’ouvrage, Georgette de Montenay est une des premières femmes huguenotes à proposer un livre d’Emblemes pour illustrer la doctrine de Calvin. Elle s’appuie sur les Écritures pour rédiger ses textes, en particulier ce que Pascal Joudrier nomme la « petite Bible dans la grande », manuel pour le chrétien, spécifiquement huguenot, les Psaumes de David. L’usage du français pour comprendre la Bible facilite la compréhension de ses écrits et oriente l’audience de son recueil vers son propre milieu social, les élites urbaines (p. 60).

8Pierre Woeiriot est graveur sur bois et sur cuivre. Il crée l’iconographie des Emblemes soit en s’appuyant sur des croquis de Georgette de Montenay soit à partir de ses écrits en huitains. P. Jourdier soulève alors la question du statut des images dans la Réforme, les huguenots refusant le culte des images, contrairement aux catholiques. Néanmoins, Luther reconnaissait la pédagogie biblique par l’image. Calvin, de son côté, rejette l’image associée à une forme d’idolâtrie, mais à une époque où les écrivants‑lisants sont rares, il y reconnaît un intérêt dans le cadre de la prédication, donc emblématique, ou de la dévotion populaire, à condition que Dieu n’y est pas représenté. Ainsi, l’auteure qui use de l’image historique véhicule les valeurs et principes de Calvin, qui était d’ailleurs en contact avec la patronne de Georgette de Montenay, Jeanne d’Albret (p. 70‑72).

9Jean Marcorelle, imprimeur lyonnais, publie le recueil de Georgette de Montenay à partir de 1571, avant l’expiration du privilège de 1566, alors que les ouvrages attendaient depuis quatre ans d’être vendus, en raison des troubles à Lyon et de l’affirmation catholique dans la cité. Il a probablement permis à ces derniers d’être mis en vente à La Rochelle, lors du synode d’avril de la même année, dirigé par Jeanne d’Albret.

10Philippe de Castellas est l’éditeur qui adresse à son amie, Georgette de Montenay, une épître publiée au début de l’ouvrage. Il est actif dans l’implantation de la Réforme à Lyon, et c’est lui qui met Georgette de Montenay et Pierre Woeiriot en contact, au moment de l’obtention du privilège de 1566.

11Ces protagonistes évoluent dans une même sphère du protestantisme, dont le ciment est basé sur la confiance en la Cause, l’imprimeur et l’éditeur ayant trouvé refuge à Genève après la saison des Saint‑Barthélemy.

12Au‑delà de ces professionnels du monde livresque, les liens avec le pouvoir sont aussi visibles dans l’œuvre de Georgette de Montenay. L’épître de 1561 est dédiée à la « Très illustre et vertueuse princesse Jeanne d’Albret, Reine de Navarre » ainsi qu’à ses filles d’honneur (p. 33‑34). Le caractère genré de cette épître marque bien la spécificité de l’ouvrage, et c’est peut‑être aussi cette particularité qui rend d’autant plus délicate la publication : dans un monde où l’écriture, en particulier humaniste, est dominée par des hommes, éditer un ouvrage écrit par une femme, de surcroît sur le sujet des emblèmes chrétiens, constitue un acte engagé par les différents protagonistes. En agissant ainsi, l’éditeur et l’auteure se mettent tous deux dans une position délicate et risquent la censure, l’arrestation voire l’exécution. P. Joudrier, en dehors de l’œuvre de Montenay, nous fournit, dans le cadre des annexes, des indications claires et précises, pertinentes et utiles à la compréhension de la relation entretenue entre Jeanne d’Albret et Georgette de Montenay (p. 461 à 469). Jeanne d’Albret comme un temps son mari, Antoine de Bourbon, partageait les mêmes convictions religieuses que notre auteure. Ce dernier était moins convaincu par la Réforme et une partie des textes semble s’adresser directement à lui pour le mettre en garde. L’artiste est donc bien engagée pour une cause, à savoir la Cause (p. 15), c’est‑à‑dire la Réforme. L’auteure intègre parfois même directement sa patronne et amie dans sa propre réflexion lorsque les huitains ou les titres sont à la première personne. Les autres (à la deuxième personne) cherchent davantage à exhorter ou convaincre le lecteur dans ses convictions.

13Le graveur insiste aussi sur son engagement personnel lorsqu’il signe ses images par une croix de Lorraine visible. Non seulement elle apparaît dans l’image, mais elle est placée à des endroits stratégiques montrant la prise de parti de Pierre Woeiriot, qui devient alors acteur ou témoin de ce qu’il met en images. Il affirme ainsi publiquement et ouvertement son attachement au dogme calviniste, au risque d’être malmené (p. 66‑68).

Des clés de lecture des emblèmes

14La majeure partie de l’ouvrage est consacrée aux planches des Emblemes. Chacune est reproduite en image de qualité. S’il respecte l’organisation proposée par Georgette de Montenay, Pascal Joudrier établit une classification des différents emblèmes réalisés. Il définit ainsi quatre prédications (p. 106‑114), composées d’une vingtaine de planches, alors que le premier et les derniers Emblemes seraient à part, davantage adressés à Jeanne d’Albret. Des liens (p. 114‑116) sont aussi établis entre les prédications par des récurrences thématiques (Adam, l’orgueil, l’hypocrisie, le loup, les épines, etc.) et iconographiques (le monde, le cœur, la Main de Dieu, le Tétragramme…).

15L’auteur nous montre le fonctionnement de la construction de ces pages (p. 28‑29). Découpée en deux espaces distincts, la partie supérieure est occupée par la vignette de Woeiriot, alors que celle inférieure contient le texte, en huitain de décasyllabes, écrit de la main même de Georgette de Montenay, comme le montre fidèlement le portrait‑aiguillon de l’auteure. Cette organisation reprend celle des Devises héroïques de Claude Paradin, illustré par Bernard Salomon, publié à Lyon en 1557. Le lien entre les deux ouvrages, dont les graveurs respectifs sont amis, dans cette même cité éditoriale de Lyon, est flagrant.

16La réalisation de cet ouvrage d’Emblemes s’appuie non seulement sur une image, centrale, mais aussi sur un titre, le motto, et sur un court texte, en huitain. La relation entre ces trois données est fondamentale : chaque page s’appuie sur cette organisation tripartite (motto, gravure, huitain). Dans la réalisation, ce sont les huitains qui devancent le reste : ils étaient déjà écrits en 1561, lorsqu’ils avaient été remis à Jean Marcorelle. Les prenant comme base, le graveur réalise l’iconographie au sein de laquelle s’inscrit le motto, en latin, sous la forme d’un mot (Derelinque, Patere), d’un groupe de mots (Difficilis Excitus, Ex Natura) ou d’une phrase (Et usque ad nubes veritas tua, Abundabit iniquitas refrigescet charitas). Le travail complet amène alors le lecteur à la compréhension de la parole divine. Néanmoins, ni Georgette de Montenay ni Pierre Woeiriot ne se met en avant, mais ils sont relayés au rang de témoins de leur foi. Chaque page contribue alors à améliorer la compréhension spirituelle par des emblèmes visant à servir de supports méditatifs dans une dimension personnelle, voire militante. Cette dernière se comprend au sein de coreligionnaires qui partagent ainsi un langage iconographique commun.

17P. Joudrier insiste sur une singularité au sein de ces emblèmes : le lien avec le couple royal de Navarre est régulier, pour ne pas dire systématique. Pour comprendre réellement ces emblèmes, il faut donc connaître l’histoire du couple royal dans le contexte des années 1560‑1561. Il est heureux que l’auteur nous ait retracé les grandes lignes, en près de dix pages, de la vie de Jeanne d’Albret et d’Antoine de Bourbon en annexe.

18Il nous faut aussi maîtriser les subtilités du calvinisme. C’est pourquoi l’auteur rappelle, pour chaque emblème, ces éléments avec précisions et nombre de détails. La force de cet ensemble est de focaliser les aspirations d’une jeune femme convertie, ses espoirs de voir se concrétiser sur la scène politique et religieuse des changements en lien avec les convictions d’une femme douée et cultivée, qui évolue au sein d’une cour raffinée et huguenote.

19Par une analyse rigoureuse et complète de l’auteur, chacun de ces cent Emblemes se comprend et le rapport avec l’histoire des huguenots ainsi que leurs convictions s’établit efficacement. Il est toutefois impossible d’en établir une recension complète, sans les reprendre individuellement et il est délicat de choisir, parmi ces Emblemes, ceux qui seraient exemplaires pour en comprendre l’analyse réalisée par Pascal Joudrier. Associés au numéro de l’emblème se trouve le motto, sa traduction et l’image de la page (comprenant l’iconographie de Woeiriot et le huitain de G. de Montenay). S’ensuivent les références aux Écritures, de l’Ancien et/ou du Nouveau Testament, avant que ne soient établis les liens avec les écrits de Calvin. Enfin, pour chaque emblème il y a des renvois au sein du recueil, des réflexions sur la construction iconographique ainsi que des références à la doctrine de Calvin. Lorsque le contexte historique contribue à mieux le comprendre, l’auteur nous livre des repères précis.

20L’ouvrage est de grande qualité intellectuelle et fait appel à des connaissances solides sur le milieu réformé de l’édition, notamment à Lyon. L’analyse des planches, rigoureuse et complète, empêche la lecture cursive et linéaire car elle encourage à voyager entre les pages, l’auteur évitant les répétitions inutiles.