Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Juin 2021 (volume 22, numéro 6)
titre article
Guillaume McNeil Arteau

Naturalisme & visualité

Naturalism and visualisation
Lucie Riou, Les arts visuels dans les romans, l’œuvre critique et la correspondance d’Émile Zola, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2020, 741 p., EAN 9782745353726.

1Dans l’introduction du dossier que Les Cahiers naturalistes consacraient à « Zola en images » en 1992, Jean-Pierre Leduc-Adine posait en ces termes la problématique de la visualité dans le système de représentation réaliste : « Une question à laquelle il conviendrait de répondre est celle-ci : pourquoi les textes réalistes et naturalistes donnent-ils à voir plus que d’autres ? Pourquoi y a-t-il saturation du visible? » En rappelant la formule de Claude Lantier, le peintre de L’Œuvre — « Ah ! tout voir ! tout peindre ! » —, le directeur du dossier précisait, très justement, que le projet naturaliste cherchait à « épuiser tout le visible1 ».

2Au cours de la décennie suivante, des études allaient investir ce champ de recherche et apporter des réponses aux questions soulevées par J.‑P. Leduc-Adine. Parmi elles, l’ouvrage de Philippe Hamon et celui de Philippe Ortel doivent être soulignés : le premier, pour la perspective globale appliquée à la montée du visuel dans le xixe siècle, qui met au point une « imagerie » faite de nouveaux objets et de nouvelles pratiques ; le second, pour la perspective plus particulière attachée à l’avènement de la photographie2. Dans les deux cas, il s’agissait d’étudier la mutation de l’iconosphère en identifiant les effets encourus sur le système de représentation de la littérature3.

3Bien qu’il ne fasse pas une place importante aux arts mécaniques, l’ouvrage que présente aujourd’hui Lucie Riou, issu de sa thèse, s’inscrit dans cette perspective critique d’un « Zola en images » en reprenant à nouveaux frais la doctrine antique de l’ut pictura poesis — la parenté entre la peinture et la poésie. À nouveaux frais, en effet, puisque la chercheuse entend aborder un Zola non pas simplement peintre, mais aussi sculpteur et architecte, c’est-à-dire un Zola artiste qui ambitionne en quelque sorte une pratique de l’art total. Ce faisant, L. Riou apporte une contribution qui faisait défaut jusqu’ici dans les études zoliennes depuis les perspectives de recherche proposées par J.-P. Leduc-Adine, il y a bientôt trois décennies.

Approche iconique de la création zolienne

4Suivant l’observation de Ph. Hamon qui identifiait un iconique généralisé dans le texte zolien4, L. Riou propose une approche de l’œuvre zolienne selon trois moments abordés dans leur relation à la visualité : son ébauche, sa composition et son exposition. S’ils prêtent à une lecture chronologique du texte naturaliste, soulignons d’emblée que ces moments se recoupent pour signaler l’omniprésence de la visualité dans le processus créatif zolien. Ajoutons aussi que le corpus investi par la chercheuse touche à l’ensemble de l’œuvre zolienne : les trois cycles romanesques, les écrits critiques et la correspondance. Aussi bien dire que Zola est abordé en totalité, contrairement à certaines études qui tendent parfois à se limiter au corpus canonique des Rougon-Macquart.

5En fait foi l’enjeu biographique, qui mêle ces trois moments du processus créatif zolien, par lequel l’auteure choisit d’ouvrir son étude : la prétendue rupture entre Cézanne et Zola après la publication de L’Œuvre (lettre de Cézanne du 4 avril 1886). Le retour sur cette fraternité esthétique permet à l’auteure de démystifier le récit d’un Zola brouillé avec Cézanne qu’une tradition diffamatoire tenace a imposé au xxe siècle, réactualisé récemment au cinéma. En s’appuyant sur une lettre de Cézanne datant de 1887, découverte en 2013, L. Riou s’emploie à corriger cette anecdote devenue légende en montrant que l’éloignement progressif entre les amis est plus probable qu’une véritable rupture provoquée par la publication du roman sur la peinture. Cette mise au point donne le ton à l’ouvrage qui veut démontrer, au-delà des faits biographiques, les multiples correspondances entre l’œuvre zolienne et les arts visuels.

6Dans la première partie intitulée « Ébauche », l’auteure identifie les principaux axes sur lesquels se déploie cette fraternité esthétique : le modèle pictural comme source d’inspiration, le métalangage artistique employé dans les dossiers préparatoires (peinture, sculpture, musique) et la méthode que développe Zola pour l’élaboration de ses romans (les esquisses, plans et dessins, ainsi que la sortie en « plein air »). Inspiration, métalangage et méthode révèlent donc « la conception zolienne de la plasticité de l’œuvre littéraire » (p. 207) et, plus largement, l’appréhension du réel par l’auteur « comme une succession de tableaux » (p. 245).

7Dans la deuxième partie intitulée « Composition », L. Riou présente d’abord des analyses étoffées pour montrer comment les arts visuels imprègnent l’univers diégétique zolien. Sont abordés successivement l’importance sémantique de l’espace, la fonction programmatique de l’œuvre d’art (caractère prémonitoire des œuvres représentées dans les romans) et le discours de l’art comme porte-parole idéologique de l’auteur. Dans un deuxième temps, la chercheuse approfondit l’étude de l’écriture picturale de Zola, qui se décline sur les modes du portrait, du paysage et des natures mortes. Les analyses comparatives proposées par L. Riou à propos de la peinture impressionniste et expressionniste sont particulièrement intéressantes, car elles réaffirment l’importance de la subjectivité (la subordination du réel au tempérament de l’écrivain) dans un projet littéraire traditionnellement réduit à son scientisme doctrinaire. Dans un troisième temps, L. Riou s’attache à démontrer l’existence d’un Zola démiurgique, au sens d’ordonnancement du réel, par l’union des disciplines artistiques. Ces pages, sur lesquelles nous reviendrons, présentent peut-être les réflexions les plus intéressantes de l’ouvrage, notamment par le rapprochement éclairant opéré entre l’auteur des Rougon-Macquart et Richard Wagner.

8La troisième partie de l’ouvrage intitulée « Exposition », la plus courte, aborde en premier lieu les procédés réflexifs au moyen desquels l’œuvre zolienne se donne elle-même à lire. L. Riou étudie les figures métatextuelles qui exhibent le processus de création et la conception de l’art de Zola. Les analyses du personnage de Claude Lantier, le peintre du roman L’Œuvre, sont au centre de cette section. Cette partie se conclut par l’étude de l’influence de Zola sur certains artistes, tels que Degas, Manet et Monet, et celle des portraits — peinture ou caricature — de l’écrivain.  

Généalogie de la méthode naturaliste

9L’ouvrage de L. Riou s’appuie sur un postulat herméneutique particulièrement présent dans les études zoliennes : celui du modèle théorique de l’écriture romanesque. Il faut remonter aux écrits de Zola, avec Le Roman expérimental (1880), pour trouver la première manifestation de cette perspective critique. On se rappelle que le théoricien du roman naturaliste affirme, dans les premières pages de ce texte, que le naturalisme n’est rien d’autre que l’application au roman de la méthode avancée par Claude Bernard dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865). Ce jeu de l’importation d’un modèle théorique dans le domaine du roman est à l’origine de certaines dérives interprétatives — celle notamment d’un Zola « fondamentalement » médecin — que l’ouvrage de L. Riou, avec plusieurs autres, contribue aujourd’hui à corriger.

10Pendant longtemps, les études zoliennes ont eu à se débattre contre le naturalisme théorique élaboré par Zola. On doit aux travaux d’Henri Mitterand d’avoir su « libérer Zola du “naturalisme” » — c’est le titre de l’introduction de l’un de ces derniers ouvrages que le lecteur peu familier de ces enjeux consultera avec profit5. La formule presque polémique de H. Mitterand montre bien l’ambiguïté avec laquelle tout chercheur travaillant sur le naturalisme doit composer : pour faire un véritable travail critique, celui-ci doit prendre le discours du naturalisme à distance, au risque d’aller à l’encontre, s’il le faut, des assertions du maître d’œuvre de la théorie naturaliste.

11Au cours des trois ou quatre dernières décennies, ce travail de « -théorisation » du naturalisme s’est effectué par deux voies qui allaient se rejoindre. La première consistait à identifier d’autres modèles que celui de la médecine expérimentale proposé par Zola. C’est ainsi que l’on a évoqué à juste titre le modèle général de la thermodynamique6, de la conception mécaniste cartésienne7 ou encore celui de l’idéologie médicale du siècle — l’étude des déterminations héréditaires et la démonstration de la fécondité inépuisable du dynamisme vital8. Outre ce substrat scientifique9, ce furent les figures du photographe10, du cinéaste11, de l’historien12 ou encore celle du journaliste13 qui ont éclairé autrement le travail du romancier naturaliste. Sinon, l’ethnologie ou la sociologie allaient fournir en aval des comparaisons méthodologiques précieuses14.

12C’est ainsi qu’on en est venu à considérer les multiples visages du romancier naturaliste : Zola savant, Zola photographe, Zola cinéaste, Zola historien, Zola journaliste, Zola sociologue, Zola ethnologue. Le Zola artiste visuel que présente aujourd’hui L. Riou, dont certains travaux avaient commencé à esquisser le portrait15, s’ajoute donc à une galerie de figures métatextuelles susceptibles de rectifier l’image unidimensionnelle du disciple de Claude Bernard.

13Cette multiplication des modèles théoriques dans la recherche zolienne s’est accompagnée du raffinement de notre connaissance des protocoles de rédaction du naturalisme. Cette seconde voie critique, qui s’est surtout intéressée à l’étude des dossiers préparatoires de Zola16, a conduit les études zoliennes à considérer la spécificité littéraire du roman naturaliste davantage dans l’élaboration d’une méthode de composition que dans ses prétentions scientistes17. Et c’est en ce sens que ces deux voies par lesquelles s’est opérée la « -théorisation » du naturalisme ont pu se rencontrer : ces multiples figures métatextuelles éclairent la généalogie de la méthode naturaliste, permettent de saisir l’évolution d’une écriture qui s’invente, dans ses principes aussi bien que dans son esthétique, au contact de multiples disciplines appartenant aussi bien au champ du savoir qu’à celui de l’art.

L’ambition de la totalité

14Ainsi posé, le naturalisme apparaît donc de plus en plus comme une méthode, celle de l’enquête littéraire et de la recherche documentaire18. Sous cet angle, avec Flaubert et quelques autres, Zola serait l’un des premiers écrivains qui auraient élaboré une forme littéraire qui se caractériserait d’abord par son protocole de rédaction, plutôt que par son esthétique ou son contenu thématique — ce qui ne prive pas le texte zolien, bien sûr, de ces éléments. À la lecture des nombreuses études qui proposent un modèle théorique différent, force est de conclure que Zola aurait élaboré cette méthode en s’inspirant — consciemment ou non, cela importe peu — d’un ensemble de pratiques cognitives et artistiques que le siècle mettait à sa disposition.

15L’ouvrage de L. Riou permet de mieux cerner l’une de ces pratiques en indiquant le rôle fondamental joué par les arts visuels dans l’élaboration de cette méthode de composition. Mais l’intérêt particulier que l’on peut attribuer à cette étude est de souligner le point de fuite vers lequel convergent toutes ces figures métatextuelles, à savoir l’ambition de la totalité. Rappelons les mots de Claude Lantier que J.-P. Leduc-Adine soulignait dès 1992 : « Ah ! tout voir ! tout peindre ! ». Par-delà le caractère visuel de ces injonctions, c’est l’objet de totalité sur lequel porte ce regard qui est significatif.

16Sur ce plan, le chapitre trois de la deuxième partie, intitulé « Zola, l’incarnation de l’artiste total », apporte des précisions éclairantes. On y rencontre un Zola « régisseur », procédant à l’ordonnancement de la matière chaotique afin de faire émerger un monde, comme en fait foi cet extrait éloquent des correspondances repéré par la chercheuse : « Je suis encombré de documents ; je ne sais pas comment je vais faire sortir un monde de ce chaos19. » C’est peut-être ce Zola démiurge qui permettra au lecteur d’entrevoir la véritable silhouette de cet écrivain aux multiples visages, c’est-à-dire ni peintre, ni journaliste, ni historien, ni photographe, ni aucune figure qui lui aura été prêtée autre que celle de l’artiste total, au sens wagnérien du terme (p. 580-587).

17Voir le monde et le mettre en ordre dans le cadre de la fiction : l’entreprise naturaliste pourrait se résumer à ces deux actions, comprises dans le modèle des arts visuels, comme dans plusieurs autres, mais présentées ici dans leur concrétude. Car tout bien considéré, il semble que ce sont ces mêmes actions — voir et mettre en ordre — que proposent les modèles historique, photographique, cinématographique, journalistique ou sociologique. En cela, on pourrait dire que Zola lui-même n’a jamais dit autre chose dans ses écrits théoriques, notamment dans un des articles qui composent Le Roman expérimental : « Le sens du réel, c’est de sentir la nature et de la rendre telle qu’elle est. Il semble d’abord que tout le monde a deux yeux pour voir et que rien ne doit être plus commun que le sens du réel. Pourtant, rien n’est plus rare20. » L’enjeu de la représentation réside, c’est bien entendu, dans le ressenti et le rendu de la nature.


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18Sans épuiser la problématique de la visualité dans l’œuvre zolienne, Les arts visuels dans les romans, l’œuvre critique et la correspondance d’Émile Zola de Lucie Riou permettra au lecteur peu familier de la critique zolienne d’approcher les enjeux liés à la représentation littéraire en régime naturaliste. Davantage, cet ouvrage lui permettra de percevoir un écrivain de la démesure, au sens de l’hybris grecque. Ce faisant, le lecteur pourra se départir de l’image bourgeoise du médecin expérimental qui, sans être inadéquate, dissimule trop souvent l’autre Zola. En cela seulement, ce serait déjà une lecture profitable.