Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Mai 2021 (volume 22, numéro 5)
titre article
Émilie Ollivier

Mythopoétique durassienne

Durassian mythopoetics
Simona Crippa, Marguerite Duras, Vincennes : Presses universitaires de Vincennes, coll. « libre cours », 2020, 197 p., EAN 9782379241017.

1La dimension mythique est un topos à la fois des œuvres de Marguerite Duras et des études qui y sont consacrées. Cependant, aucune analyse n’avait jusqu’ici systématisé le relevé méthodique et l’analyse de toutes les productions de l’écrivaine à l’aune de la reprise d’éléments mythiques, de la création de nouveaux mythes et de l’étude du mythe personnel, que celle menée dans cet ouvrage par Simona Crippa. Dans toutes les strates de la production artistique de Duras, et grâce au recours à différents niveaux de lecture, elle développe et interroge les différents aspects de cette thématique. Tout en rejetant une lecture strictement autobiographique de l’œuvre de l’écrivaine, S. Crippa révèle et étudie une relation d’interdépendance complexe entre sa vie privée, publique et ses productions diverses. À travers une construction quasi‑chronologique, elle met au jour une progression stylistique dans la pratique de création durassienne allant de pair avec l’établissement des différents aspects mythiques de son œuvre : le « mythe Duras », si l’on peut dire, se développe grâce à la construction d’une langue particulière et grâce à un recours progressif à de multiples supports de création, chacun d’entre eux – roman, théâtre, cinéma, etc. – constituant un biais de mise en avant de différents mythes ou de différentes composantes d’un même mythe. L’objectif affirmé de S. Crippa dans cet ouvrage est de « suivre l’évolution d’une œuvre qui se construit à partir d’une mythologie de l’enfance en s’ouvrant sur la première publication de l’auteure en 1943 » (p. 9).

2Elle y étudie à la fois le réinvestissement de mythes anciens, de thématiques relevant de la constitution de mythes littéraires et culturels établis, mais également la création de mythes nouveaux propres à l’œuvre durassienne. Enfin, et c’est pour cette raison que le matériau biographique est fréquemment convoqué, elle interroge également l’établissement de Marguerite Duras elle‑même en tant que figure publique mythique par le biais d’une « fictionnalisation de sa vie privée » (p. 10). Son travail sur l’écriture et la création d’un style renouvelé débordent des frontières de ses romans : une continuité est instaurée dans ses films, ses pièces, ses contributions journalistiques qu’elle réunira en ouvrages généraux, mais aussi dans sa vie en tant que figure publique. Cette étude d’un processus de création totale, d’une généralisation de l’effet mythique, rejoint la lecture et l’analyse de Joëlle Pagès‑Pindon d’un « réel vécu comme mythe1 » chez Duras que nous convoquerons ici pour illustrer la dynamique de recherche dans laquelle s’inscrit S. Crippa.

Quelques notes sur l’utilisation du terme « mythe »

3Selon Pierre Brunel, « Mythe est un signifiant des plus flottants2 » et c’est dans cette logique que S. Crippa semble envisager le terme dans son ouvrage : il n’est que très peu défini dans sa complexité, ce qui lui permet de recouvrir quantité de définitions. Sa première occurrence dans l’ouvrage permet d’évoquer un « effet Duras qui fait perdurer le mythe » (p. 8). Ce mythe peut être envisagé comme celui de l’écrivaine, vivant et créant sa vie à la manière d’un mythe. Or, immédiatement à la suite de cette évocation, dans l’introduction, il est question de la création d’une « nouvelle langue » (p. 8) dans l’œuvre de l’écrivaine, et de sa capacité à « redonner à la littérature sa dimension originelle » (p. 8) en faisant « retentir le mythe » (p. 9). Duras serait donc elle‑même un mythe, mais également une créatrice de mythes. Toute l’analyse s’articule ainsi entre reprise de mythes anciens, création de mythes inédits par la mise en œuvre d’une langue ou de structures propres aux mythes, et création d’un mythe personnel. Ces recours généraux et transversaux à la thématique mythique semblent indissociables : chaque mécanisme apparaît comme nécessaire à l’établissement des autres, fonctionnant dans une forme d’interdépendance, d’où la large acception du terme « mythe » dans l’ouvrage.

4Certaines définitions et circonscriptions établies par Patrick Hubner rejoignent les marques de création mythique chez Duras que met au jour S. Crippa, notamment au niveau du traitement du langage et du rapport au sens. Le mythe est nécessairement exprimé à travers un langage particulier, qu’il soit verbal ou lié à l’image, « le langage mythique n’est pas un langage ordinaire mais plutôt un méta‑langage au même titre que la poésie selon les fonctions établies par Roman Jakobson3 ». Qui plus est, le mythe en lui‑même finit par devenir langage en ce qu’il possède un pouvoir signifiant et « en tant que langage, le mythe est formé d’unités constitutives toutefois plus complexes que les petites unités phonétiques (“phonèmes”) du système linguistique4 ». L’une des caractéristiques du mythe serait d’être signifiant parce que lui‑même organisé par des éléments constitutifs précis et porteurs d’un sens, il en va de même pour les différentes facettes de la création durassienne.

5Enfin, le mythe, par son organisation même et parce qu’il convoque des thèmes fondateurs, à l’origine de questionnements structurels et sociaux – l’amour, la mort, la religion, etc. –, permet de produire un discours cohérent quant à l’organisation du monde et des relations. Comme l’indique Véronique Gely, « dans le vocabulaire contemporain courant, le spectre de significations du mot [mythe] est des plus larges5 », cependant, durant le xxe siècle, le mot s’est cristallisé dans sa définition et il serait directement relié « aux notions de “sacré” et d’“origine”6 ». Elle rejoint ainsi la définition régulièrement convoquée de Mircea Eliade, selon laquelle le mythe « raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des “commencements”. […] C'est cette irruption du sacré qui fonde réellement le Monde et qui le fait tel qu’il est aujourd'hui7. » Le mythe se situe ainsi, dans l’ouvrage de S. Crippa, au croisement de ces définitions et circonscriptions : il est une vaste structure constituée de récits, ancrés dans une tradition, de personnages et de mécanismes narratifs impliquant un questionnement quant au fonctionnement du monde. Il a pour but tour à tour de questionner et de justifier l’organisation des choses par l’utilisation d’un langage particulier ou la création d’un langage nouveau.

6Outre le langage et le pouvoir structurant du récit, la voix se retrouve particulièrement étudiée dans son lien à la création du mythe : la voix durassienne, tout comme celle de ses personnages, contribue à créer le langage particulier du mythe. Le mythe et son langage sont entièrement constitués de langue, à travers notamment le développement d’une esthétique du ouï‑dire et de la parole mouvante, évoquant le terme grec μῦθος [muthos], origine étymologique du terme mythe, ainsi que Fama (Φήμη [phémé] dans la mythologie grecque), la déesse romaine de la rumeur.

7Grâce aux multiples acceptions du terme mythe et à ses implications dans cet ouvrage, Duras occupe tout à tour la posture d’aède, celle de Fama ou encore celle de personnage à part entière d’un mythe. Ce sont tous ces mouvements qui participent à la création d’une « véritable mystique de l’acte d’écrire8 » en faisant de sa pratique une « expérience existentielle9 ».

Mythes littéraires & réinvestissements structurels

8La première strate d’appréhension de l’objet mythique dans l’œuvre durassienne consiste, dans l’ouvrage de S. Crippa, en un relevé et en une analyse des différents recours aux mythes traditionnels dans la constitution des différentes productions de l’écrivaine. Ces réexploitations transparaissent notamment dans les traits des personnages se rapprochant des traits de ceux du canon mythique et mythologique : dans les romans de Duras mettant en scène ses frères, ces derniers sont « à la fois Étéocle, Polynice ou Oreste » (p. 15), les figures maternelles sont des « Jocaste » (p. 19), Maud et Suzanne, héroïnes des premiers romans ont « la tentation de disparaître telle une Ophélie » (p. 21) enfin, le personnage complexe d’Anne‑Marie Stretter, héroïne traversant livres, pièces ou encore films de Duras, est « femme fatale comme Salomé et Médée, elle est Méduse au charme qui pétrifie » (p. 69). Les personnages peuvent systématiquement être analysés à travers des comparaisons à des personnages empruntés aux mythes antiques ou anciens. Plus de que simples associations ou de simples ressemblances de traits, S. Crippa perçoit également une similarité avec ces mythes en termes de structures et de constructions familiales : « La Vie tranquille reprend d’emblée la construction du mythe de la Déesse‑Mère à la fois nourricière, protectrice et guérisseuse mais également redoutable destructrice » (p. 23) et, dans ce même ouvrage, elle constate qu’au‑delà des liens à la mère, « être frère chez les Veyrattes est une malédiction, comme chez les Labdacides ou les Atrides » (p. 24).

9Or, si ces caractéristiques et relations constituent des points de départs convaincants, elles ne seraient suffisantes à justifier une analyse des personnages romanesques en tant que personnages mythiques à proprement parler. Au‑delà de ces éléments initiaux, Duras inscrit également ses personnages dans des intrigues fortement structurées, codifiées et ancrées dans des thématiques violentes, radicales, convoquant les questionnements fondateurs qui traversent les récits mythiques. Ces thématiques gouvernent à l’écriture des romans, films ou pièces de théâtre tout au long de la carrière de Duras : « l’interdit et le scandale, Antigone et Électre, passent donc par Les Impudents, pour converger dans le livre de l’inceste qui sera en 1981 Agatha » (p. 25). Progressivement, et grâce aux reprises successives des mêmes récits ou schémas de relations, « Duras réécrit le mythe de l’inceste, Électre et Oreste, Antigone et ses frères, mais tout particulièrement elle évoque la destinée gémellaire, un mythe fort répandu dans l’Antiquité grecque. » (p. 115). Apparaît alors, et nous y reviendrons, un élément qui constitue une des caractéristiques essentielles du récit mythique : la réécriture. Agatha, par exemple, tout en s’établissant comme une reprise narrative d’éléments, de thèmes, de relations déjà explorées à la fois par les mythes et par l’écriture durassienne, est également décliné sous la forme d’un livre, d’une pièce de théâtre, mais également d’un film qui fait entendre des voix multiples.

10Cependant les mises en scène de la dualité ou de l’interdit de l’amour ne constituent qu’une infime partie de l’organisation thématique des œuvres et de leur inscription dans un fonctionnement mythique. Son écriture pluridisciplinaire s’attache, à travers la convocation de ces thématiques parmi bien d’autres constitutives des récits mythiques, à « faire face à l’indicible » (p. 85) de la violence des dynamismes d’organisation du monde. En utilisant des supports divers, elle crée des images violentes, mêlant amour et mort, Éros et Thanatos, notamment par le biais d’un langage marqué par des termes clés et radicaux. L’expression « Hiroshima mon amour » par exemple, titre de l’un des scénarios rédigés par Duras, témoigne de cette dynamique. Selon l’analyse filmique de Joëlle Cauville et Josette Déléas, par le langage et l’enchaînement de ces termes, « Hiroshima, qui fut le théâtre de l’extrême horreur, est faite à présent à la taille de l’amour10 ». S. Crippa explique que cette transmutation au cours de laquelle « Duras met en scène une histoire d’amour qui surgit des décombres du monde » (p. 84) est rendue possible par la convocation du « socle de toute mythologie : amour, mort, mémoire et surtout interdit et scandale » (p. 84) ; cette expérience de guerre se retrouve elle‑même à nouveau réécrite dans d’autres œuvres de l’écrivaine : les trois versions d’Aurélia Steiner ainsi que le film du même nom.

11La mise en scène, par le langage et par la convocation de termes propres au discours mythique, de personnages radicaux aux pulsions violentes, déchirés par une souffrance fondatrice et pris dans des réseaux de relations complexes, permet de mettre en scène un discours sur les origines et le fondement du monde. Dès les premiers ouvrages de Duras, « la violence, le meurtre et l’inceste s’inscrivent dans [d]es pages qui convoquent […] la sauvagerie et le scandale des premiers récits humains » (p. 24). Ce faisant, par le biais du langage et l’utilisation de supports multiples, elle parvient à conduire « le spectateur vers un état primitif de l’écoute, vers l’essence du mythe. » (p. 117). En effet, comme l’indiquait déjà J. Pagès‑Pindon :

À travers ce que l’on peut nommer « la tragédie de la mère » ou « l’épopée des barrages », Marguerite Duras met en place une écriture du mythe ou plutôt, comme nous l’avons dit, du muthos au sens antique : un récit dont les structures proposent une réponse aux grandes interrogations de l’homme — la vie et la mort, le singulier et l’universel, le même et l’autre, le visible et l’invisible — sans avoir recours au discours rationnel, au logos, mais en tirant parti du pouvoir de séduction de la parole poétique11.

12C’est cette posture de mise en avant de questionnements structurels rejoignant les discours cosmogoniques qui se met progressivement en place dans l’œuvre de Duras. Cette dernière relève ainsi d’une mythopoétique complexe dont nous allons ici tenter d’esquisser une chronologie à l’aune des analyses de S. Crippa.

Les étapes d’une mythopoétique

13Plus qu’un réinvestissement de structures et de traits de caractères propres aux récits traversant les canons littéraires, Duras établit dans son œuvre une véritable mythopoétique, au sens étymologique du terme :

L’association entre le nom « muthos » et le verbe « poïein » (faire) remonte à Platon, dans un très célèbre passage de la République où Socrate utilise le participe composé muthopoïos, « faiseur de mythes » pour désigner les poètes. […] il attribue à ces inventions un énorme pouvoir, celui de modeler les âmes, de construire les enfants à qui ils sont racontés12.

14Il n’est pas uniquement question de reprise mais bien d’échos et de construction personnelle de mythes nouveaux dans son œuvre : Duras, par des mouvements quasi‑simultanés de réinvestissement, d’actualisation et de création, parvient à mettre en place des mythes en devenant productrice d’un discours sur l’organisation du monde. C’est l’alternance systématique entre le général et le particulier par le truchement d’une construction de personnages complexe et d’une langue renouvelée qui lui permet de livrer une mythopoétique personnelle et nouvelle.

15Cela passe dans un premier temps par les personnages et par leur inscription dans un temps, un espace et une langue. À titre d’exemple, la figure de la mère est thématique et constitutive de la plupart des mythes. Duras s’en empare pour faire de sa propre mère un mythe en lui donnant des traits mythiques et à partir d’un certain stade de son écriture, celle‑ci change de statut : « Le roman familial que Duras a pratiqué […], déjà empreint d’un soubassement biographique et de fantasmes, prend le large et s’ouvre à l’épopée qui joue davantage avec les frontières équivoques entre l’Histoire, l’histoire personnelle et la mythologie » (p. 26). La figure durassienne de la mère « possède toutes les caractéristiques d’une divinité mythologique à même d’en faire un incontestable personnage d’épopée » (p. 28). Duras faisant d’elle non plus simplement sa propre mère mais une puissance généralisée à force de réécriture, elle n’apparaît plus simplement comme une reprise de telle ou telle héroïne tragique, mais bien comme une nouvelle héroïne tragique. S’opère alors un glissement constant entre particulier et général qui s’applique à tous les personnages de l’œuvre de Duras : ils passent de personnage simple à personnage mythique chargé d’une signification plus vaste, mais se singularisent et passent de personnage mythique général à personnage mythique unique, nouveau et signifiant pour lui‑même. Ces modifications de statuts relèvent du mouvement perpétuel et sont rendus possibles par deux éléments constitutifs de l’écrit : les reprises internes et la création d’une langue nouvelle.

16Dans un premier temps, les textes et productions durassiennes s’articulent dans un « procédé d’intertextualité autoréférente incessant » (p. 60). Ces réécritures ne sont pas des réadaptations écrites d’une même histoire ou d’un même motif mais sont déclinées sur différents supports pour créer un canon, un univers étendu de grands ensembles rassemblés en cycles, à l’image des mythes antiques. « Appliquée à une œuvre littéraire, la dénomination de cycle renvoie à des textes regroupés pour leur appartenance à une thématique commune, ou en raison d’un personnage identique13 », indique Florence Chalonge. Or, ici, ce sont des thématiques violentes et fondatrices qui sont communes à des personnages ancrés dans un mode de fonctionnement mythique auxquelles nous avons affaire. Après J. Pagès‑Pindon qui voyait, dans le regroupement des textes durassiens en cycles, un lien avec « l’Iliade et l’Odyssée [qui] ont décliné un cycle de la guerre de Troie, avec ses héros et leurs aventures14 », S. Crippa constate notamment que le « cycle indien dispose d’une puissance propre à créer ses propres mythes, renvoyant ainsi aux grands cycles héroïques qui ont inspiré nombre d’œuvres littéraires : le cycle thébain, le cycle des Atrides, le cycle de Thésée » (p. 59).

17Outre les logiques structurelles mises en place dans son œuvre, Duras développe une mythopoétique par un rapport renouvelé au langage, la création d’une langue et l’expression grâce à elle de ses mythes propres. Le passage du particulier au général propre au traitement des personnages s’effectue alors également par le traitement du texte. S. Crippa explique, à propos de ses pièces de théâtre et de ses collaborations artistiques, que « si Duras supprime en 1968 les didascalies pour mettre l’accent sur un rythme donné par les blancs et les italiques, Régy, par une mise en scène minimaliste, sans décors ni costumes, amène le public à une expérience proche de l’abstraction » (p. 124). Régulièrement, « les personnages font place à des voix qui récitent » (p. 61) et se développe une « nouvelle pratique narrative durassienne » (p. 39) à la fois par le biais de la narration et par des paroles retranscrites qui recouvrent une réalité plus large.

18Ce sont ces paroles et ces voix qui constituent la dernière strate de la construction d’une langue durassienne après le recours à des reprises narratives et à un minimalisme formel. Ces dernières rejoignent l’établissement du mythe par une généralisation de l’oralité dans les textes. Dans ses textes, « comme dans tout discours mythique, l’oralité et l’écoute convoquées […] inscrivent dans un espace public la transmission d’une histoire, tel un rite dionysiaque accompagnant une cérémonie. » (p. 38). Les personnages et les voix narratives se confondent pour occuper tour à tour la position de chœur, marqueur des récits antiques, développant une « esthétique de la rumeur », caractéristique du μῦθος15. Chaque personnage devient porteur d’un discours et d’une langue particulière et l’oralité retranscrite permet d’instaurer un dialogisme fort au sein des œuvres : « L’écrivaine poursuit ainsi son projet de renouvellement de la forme romanesque ; le dialogue est l’une de ces voies nouvelles, qui s’imposent par les dires des personnages en marge » (p. 50). S. Crippa constate que « l’une des nouvelles voies de l’écriture de Duras [réside dans la] contraction de la matière narrative et [dans un] espace dialogique renforcé » (p. 45) permettant une adéquation entre le fond et la forme par l’expression radicale et rythmée de questionnements urgent et violents transversaux aux œuvres. Car dans ces questionnements et renouvellements formels, de même que dans la construction des personnages, des intrigues et de la structure de l’œuvre entière, il s’agit bien de produire un discours sur le monde :

L’effet incantatoire et scandaleux de la parole durassienne, la pratique et les procédés de son écriture, les thèmes et les motifs récurrents de l’œuvre seront étudiés comme autant de manifestations d’un geste qui, par les réseaux profonds de toutes ces relations, a trait à la mythopoétique, c’est‑à‑dire à la fabrication du mythe. (p. 10).

19Ainsi, au‑delà de l’écriture, dans ses productions théâtrales ou cinématographiques, les autres supports ne sont que de nouveaux biais d’expression des questionnements structurels. Un film peut constituer un « grand réceptacle de symboles » (p. 81) et elle crée un cinéma qui « explorera les limites du voir, comme l’écriture durassienne interrogeait déjà, jusqu’à l’épuisement, les frontières de la parole. » (p. 82). Chaque support se met au service d’une mythopoétique en construction : l’œuvre durassienne n’est ainsi pas constituée de simples reprises, mais bien de réinvestissements de thématiques, de traits propres à des personnages, de structures familiales ou sociales qui permettent de penser le monde à travers un support nouveau en utilisant les outils propres à ce support.

« J’ai vécu le réel comme un mythe16 »

20Les lecteur.ice.s de Duras ont bien affaire à un discours mythique en construction à force de reprises et de réécritures. Progressivement, l’écrivaine n’est plus simplement une entité à l’origine de l’écrit mais s’inscrit elle‑même dans son propre mythe littéraire complexe façonné par ses écrits, ses productions et ses paroles auxquelles elle donne un statut particulier en compilant par exemple des articles de presse en ouvrages structurés ou en utilisant, dans l’espace public, une langue qui n’habitait initialement que ses écrits. La trajectoire durassienne du mythe recouvre donc une progressive mythification de l’acte d’écrire jusqu’à la théorisation de sa pratique dans son ultime ouvrage, Écrire, mais elle recouvre également une mythification du Moi à l’origine de l’écrit.

21Les rapports de Duras au mythe et à sa propre production sont souvent réduits à une simple analyse de sa posture comme écrivaine devenant un personnage de fiction et, a fortiori, un personnage mythique. Cela ne constitue cependant que la première étape du traitement mythique du matériau biographique de l’œuvre durassienne : « commencer à élever ses souvenirs au rang de mythe, c’est ce qu’entreprend Marguerite Donnadieu lorsqu’elle publie, sous le nom de Marguerite Duras, son premier roman en 1943 : Les Impudents. » (p. 18). Or, ces mythes liés au souvenir et à l’expression du Moi sont rapidement traités de manière plus complexe dans l’œuvre et un mouvement de recul permet d’analyser l’utilisation du Moi et du matériau biographique non comme une mythification intime mais déjà comme une mythification de l’écrit et donc du Moi écrivant. Ainsi, « Un Barrage contre le Pacifique n’est bien sûr pas le récit de l’enfance de Marguerite Duras mais se présente comme l’enfance de son écriture. » (p. 32). C’est donc déjà une genèse de l’écrit qui se met en place et qui ne s’achèvera qu’avec son ultime ouvrage anthume. En achevant sa carrière littéraire par Écrire, elle établit de manière inédite, théorique et condensée – alors qu’elle avait jusqu’ici ponctué ses ouvrages et ses entretiens de ces considérations esthétiques – ses propres règles de construction d’une littérature et ainsi, d’un mythe. Se structure et se révèle, grâce à ce dernier ouvrage, une écriture qui n’a cessé de rédiger ses « principes fondateurs » (p. 183). Ce « livre se présente comme une réflexion sur la création » (p. 181) littéraire et artistique. Il rejoint alors les autres ouvrages de l’écrivaine qui proposaient des réflexions sur la création du monde et des discours ayant valeur de genèses et ces derniers prennent ainsi une toute nouvelle dimension. En créant ce lien entre récits de création et genèse de la création poétique, elle permet le développement d’un « sentiment de l’illimité de l’écriture » (p. 187) par mise en abyme : après avoir produit un discours sur l’origine du monde et des êtres, elle s’attache à produire un discours sur l’origine du discours produit, circonscrivant ainsi, dans un mouvement circulaire, ses propres réflexions à propos du langage et de la création d’une langue nouvelle qui parviennent à une toute nouvelle valeur d’autorité et donnant, dans un même mouvement, une toute nouvelle dimension à ses écrits antérieurs.

22Ces réflexions à propos de l’écrit sont tout de même étroitement liées à l’écrivaine elle‑même, même si cette dernière semble toujours se dérober à la saisie des lecteur.ice.s. S. Crippa explique ainsi que :

la vie est sans cesse modelée par la fiction pour Duras et son récit est toujours au plus près du muthos. Sa parole poétique fragmentaire, qui se construit entre réel et fiction à travers occultations et dévoilements, glissements et assimilations, relève dès lors d’une mythographie, non pas de l’auteure, mais de l’écrit. (p. 151)

23La place qu’occupe l’écrivaine dans ses œuvres n’est pas tout à fait celle d’un personnage mythique qui serait partie prenante d’un mythe cosmogonique en construction. Sa mythopoétique personnelle n’est pas une mythopoétique d’un intime inséré dans un discours concernant l’organisation du monde. C’est toujours l’écrit qui est central et ce qui y est mythifié, c’est la position de l’écrivaine et de son Moi par rapport à lui. Le Moi écrivant à l’origine de l’écrit est mythifié parce qu’affirmé comme tel : le Moi, s’il est inscrit dans l’écrit en tant que personnage est toujours traité avec une forme de décalage par rapport aux autres protagonistes puisqu’il est également le Moi qui produit le texte et qu’il s’écrit ainsi. S. Crippa souligne à ce sujet que « Dans son analyse de L’Homme assis dans le couloir pour la Pléiade, Bernard Alazet fait remarquer que cette troisième personne, qui intervient souvent dans le texte par des déclarations comme “je vois” ou “j’entends”, et une marque distinctive du récits [sic] durassien des années 1980 » (p. 156). De là, nous avons affaire à une position d’écrivaine fictionnalisée et mythifiée au sein de l’œuvre plutôt qu’à une fictionnalisation du Moi de Duras, et se construisent des « œuvres qui semblent dire l’intime, mais qui sont en réalité l’accumulation de miroirs successifs à travers lesquels l’écriture n’a de cesse de s’épancher » (p. 156). C’est bien la position d’écrivaine observant, créant et transcrivant le mythe, qui est mythifiée et construite progressivement.

24Ainsi, l’écrivaine expliquant avoir vécu sa vie comme un mythe ne s’inscrit pas dans un rapport mythique à l’intime mais plutôt dans la création d’un mythe de l’écrivaine auquel elle se serait attachée à correspondre. Se dessine plutôt un mythe de la figure écrivante qu’un mythe du Moi écrit. Cette figure mythique prend source dès les premiers ouvrages, où ce qui est mis en scène à travers un prisme biographique c’est la naissance de l’écriture et de la vocation d’écrivaine – et notamment dans le Cycle Pacifique composé d’ouvrages mettant largement en scène une vie dans les colonies indochinoises inspirée de celle qu’a pu vivre Duras tout en opérant des analyses ponctuelles de la naissance de la vocation d’écrivaine dans ces lieux.


*

25Dans une forme de circularité ou dans une logique de construction généralisée, ce sont ainsi toutes les strates de la création durassienne qui se trouvent inscrites dans une dimension mythique que Simona Crippa explore en détails et par le biais d’illustrations multiples. Tous les supports, toutes les productions durassiennes sont explorées à travers ce prisme et toutes les strates de ses discours, quels qu’en soient le statut, se trouvent marqués par une dimension mythique, qu’elle soit thématique, ou structurelle, jusqu’à établir une mythologie de la figure écrivante à l’origine de cette œuvre protéiforme et constamment inscrite dans un mouvement de (re)création.